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Les trois lecteurs réguliers du présent blog l’auront remarqué, une semblable compilation fut publiée l’été dernier. Des papiers moins copieux que d’habitude – et partant, peut-être plus lisibles – dont l’un parlait déjà d’Hervé Le Corre. Il s’agit cette fois de trois sorties étonnamment récentes sur les cinq, en tout cas selon les standards de la maison, de deux auteurs américains pour deux français – l’intrus est écossais -, un choix plus courant ici, de deux romans noirs pour trois titres de littérature dite générale ou « blanche », si l’appellation a un sens, de trois romanciers à l’humour parfois corrosif et deux moins portés sur la déconne, et d’une autrice pour quatre auteurs, certes, mais pas n’importe laquelle, vu que le roman en question lui valut le dernier prix Renaudot.
Accessoirement, il n’est question que de bonne came, cinq livres lus vite et bien, donc tous avec plaisir, chroniqués ci-après dans l’ordre chronologique de leur dévoration :
- Histoire du fils, Marie-Hélène Lafon
- Un bon million !, Nathanael West
- La foire aux serpents, Harry Crews
- Traverser la nuit, Hervé Le Corre
- Le champion nu, Barry Graham
Histoire du fils, Marie-Hélène Lafon, Buchet-Chastel

Il n’y a pas d’enfants sans père, mais des vérités inaccessibles et des géniteurs qui ne s’assumeront jamais. Dans les années 20, André est né de Gabrielle, infirmière à l’indépendance farouche taisant le nom de l’amant qu’elle a rejoint à Paris. Le petit grandit dans le Lot, choyé par sa tante et toute une tribu aimante à laquelle manquait un fils. S’il semble prédisposé au bonheur, André demeurera-t-il un homme heureux une fois confronté à ses origines ?
En 12 dates et 170 pages à peine, les circonvolutions chronologiques de Marie-Hélène Lafon nous livrent l’expérience intime des nombreux protagonistes de cet étrange drame, inspiré de faits réels. L’enjeu de cette Histoire du Fils ne consiste pas en une résolution « romanesque » du mystère initial qui s’appuierait sur pléthore de rebondissements convergeant vers la grande explication finale : de son propre aveu, l’autrice se méfie de tels procédés.
Car celle qui envisage son art comme un artisanat, et chacune de ses œuvres de fiction comme les extraits d’une unique « coulée textuelle » ancrée dans son terroir d’origine, ne s’emploie qu’à restituer sans effets de manche l’essence des êtres et des choses. Elle travaille à l’extrême sa langue toujours vive, un flux à la fois concis et inarrêtable, sans volonté de rien démontrer précisément ni d’éclairer jusqu’à la moindre zone d’ombre. Il appartiendra au lecteur d’extraire – s’il s’agit bien d’une nécessité – un sens profond de ce récit épuré et d’en remplir les nombreux blancs.
Reste l’admiration objective que susciteront les mots si travaillés de Marie-Hélène Lafon, évidents jusque dans leur précision savante, épousant toujours l’état de conscience du personnage dont ils évoquent le point de vue, adulte ou enfant, ancien ou moderne, désabusé ou épanoui. La sensualité triomphante des premiers épisodes se couvre peu à peu de la patine douce-amère du souvenir. Rarement l’écoulement des décennies et des saisons aura été rendu si tangible en si peu de caractères imprimés.
Un bon million !, Nathanael West, L’Arbre Vengeur

Inconsolable après la crise cardiaque de F. Scott Fitzgerald, Nathanael West se tua en voiture le lendemain de la mort de son ami. Si l’anecdote ne laisse pas augurer qu’il laissa l’œuvre d’un boute-en-train, tout amateur éclairé d’humour noir foncé se gondolera pourtant en découvrant Un bon million !, sorte de relecture de Candide dans les États-Unis de la Grande Dépression. Lemuel Pitkin quitte à 17 ans révolus une mère pauvre mais digne dont il a gagé l’unique vache laitière. Sur les conseils de son honorable banquier de voisin, l’ancien Président Shagpoke Whipple, il va chercher fortune à New York.
Tel le héros de Voltaire, Lemuel ne doute aucunement de sa réussite. Son meilleur des mondes, c’est l’Amérique capitaliste de 1934, quand bien même elle se remet péniblement de la première crise financière de son Histoire. Et il faudra que sa foi demeure inextinguible : bien malgré lui et dès le train pour la grande ville, Lemuel devient le jouet d’une effroyable galerie d’escrocs en tous genres, et les catastrophes qui en résultent le laissent à chaque fois un peu plus estropié.
Dents, œil, main, jambe, scalp… Consumérisme frénétique, insatiable appât du gain, violence latente et amoralité triomphante le dévorent morceau par morceau. La police brutale à l’extrême et une pure justice de classe ne sont pas les dernières à débiter le malheureux en tranches fines.
Sa Cunégonde à lui, Betty, a grandi dans son village ; il la retrouve, transformée, dans un bordel haut-de-gamme de Mott Street. Recroisé en prison puis dans les bas-fonds newyorkais, Shagpoke Whipple s’est mué en un leader populiste obsédé par l’alliance de l’Internationale des Banquiers juifs et celle des Communistes. Pour financer son Parti National Révolutionnaire, il entraîne Betty et Lemuel chercher de l’or en Californie. L’épopée a-t-elle la moindre chance de bien finir ? Absolument pas, mais le grand mérite de l’auteur, en dépit de la noirceur consommée de son récit, consiste à en faire un monument de drôlerie burlesque et absurde, loin des canons des sensitivity readers.
La foire aux serpents, Harry Crews, Folio policier

Ce n’est pas que Joe Lon Mackey soit vieux, c’est que pour lui le temps s’est arrêté depuis longtemps et que le bougre s’en aperçoit à peine. Il faut dire que le garçon n’a jamais été un rapide : s’il fut la star de l’équipe de football du lycée de Mystic (Géorgie), son quasi illettrisme lui a proscrit de poursuivre sa carrière à la fac.
Deux ans plus tard, Joe Lon crèche dans une caravane flanqué d’une gentille fille et de deux chiards qu’il déteste également ; il vivote de la gnôle qu’il vend aux Noirs du comté de Lebeau mais constitue à nul doute son propre meilleur client. S’annonce l’édition 1975 de la foire aux serpents de Mystic, qui draine une foule hautement inflammable alléchée par le hideux artisanat local, les combats de pitbulls, la grande chasse aux reptiles et l’élection de Miss Crotale – ancienne lauréate du concours, l’ex-petite amie de Joe Lon et majorette émérite Berenice devrait d’ailleurs être de la fête.
Parce qu’il était un enfant revendiqué de cette Amérique-là, Harry Crews n’avait pas son pareil pour décrire sans – trop – les juger les mœurs moyenâgeuses des indigènes du Sud profond. Publié récemment chez Finitude, le formidable Péquenots est un florilège de ses enquêtes journalistiques, tandis que La foire aux serpents est reconnu comme le pic de sa carrière d’auteur de fiction.
Extrême jusqu’au baroque dans sa cruauté à l’égard de tout ce qui marche, vole ou rampe, le roman réussit à combiner profonde sincérité, horreur frontale et humour aussi dévastateur que désespéré.
« Tiens, sors-moi la bite, demanda Joe Lon. Faut que je pisse. »
Sans regarder, mais sans non plus tâtonner maladroitement, elle ouvrit sa braguette de la main gauche. Elle la tint pendant qu’il se vidait la vessie, arrosant d’un jet d’écume le sol coloré par le clair de lune.
« J’ai l’impression qu’elle va jamais finir, cette année à la con », dit-il.
Quiconque goûte ce passage se délectera du mélange tonnant d’ennui, whisky et fatalisme dans lequel est confite cette Foire aux serpents. Les autres peuvent s’abstenir.
Traverser la nuit, Hervé Le Corre, Rivages Noir

Nulle indulgence à attendre de la part d’Hervé Le Corre pour une Bordeaux déjà si bourgeoise et semblant vouée à se gentrifier jusqu’à la fin des temps. Là où se porte le regard de l’écrivain, dans ses interstices et sa périphérie, drogue et tapin se portent à merveille, tandis que la violence submerge les dépositaires de l’ordre public, entre horreur domestique, règlements de comptes sanglants et effrayants meurtres en série.
Le commandant Jourdan incarne un archétype de flic fatigué arrivé au bout de ses convictions, sur la nature profonde de son boulot comme sur un mariage éteint à force de repli en lui-même. Un colosse attardé se suicide en plein commissariat, un Nième salopard tue sa femme et ses gosses, une prostituée meurt poignardée dans son gourbi. Rien que ça.
De quoi partir en torche une bonne fois pour toutes ou rassembler ses forces pour une ultime cause qui en vaille la peine. Ce pourrait être Louise, mère célibataire qui vit de ses ménages après des années de défonce, et cherche à échapper au harcèlement du dernier trou de balle qui partagea sa vie. Ailleurs, Christian est lui aussi hanté par un passé dantesque et une présence maléfique. Mais pour y échapper, il tue.
Comme de juste, dans ce pur roman noir, intrigue et investigation comptent moins que l’étude de caractères sur fond de commentaire social à grands coups de serpe – macronisme et gilets jaunes en tête. De ce point de vue, c’est une réussite : les trois protagonistes gagnent jusqu’au bout en épaisseur et en intérêt. La maîtresse plume d’Hervé Le Corre s’accommodait bien des pas de côté occasionnels des Effarés ou de Tango Parano, ici sacrifiés à un désarroi contemporain toujours plus brutal et profond. Mais elle reste un régal de précision sans mauvaise graisse, dans un récit au rythme et à l’équilibre adroitement ajustés.
Et puis les essuie-glaces font « stompf, stompf ».
Le champion nu, Barry Graham, Tusitala

Écosse, début des années 90. Ricky, boxeur de Glasgow, va disputer un championnat du monde. Son ami Billy, pigiste sportif, a boxé lui aussi. Il le rejoint à Edimbourg, où le combat suscite moins de passion, pour l’aider à s’entraîner et écrire un livre sur sa préparation. Sur le ring, Billy était élusif. Pendant quatre semaines auprès de Ricky, il tente aussi d’échapper à Helen, sa petite amie restée à Glasgow, et à celle qui la remplacera peut-être.
Plus qu’un roman – réussi – sur la boxe dans la veine du Ce que cela coûte de W.C. Heinz, Le champion nu est une plongée dans les failles et les pètes au casque d’une génération de jeunes écossais plus ou moins pressés de faire des choix d’adultes. Pour résolu qu’il soit, Ricky a peur de toucher son rêve de gamin. Helen essaye de vivre avec sa schizophrénie et ses démons. Sur les démons, Billy en connaît un rayon. Son rapport à l’écriture et ses souvenirs gigognes font l’objet d’un traitement captivant.
Billy Piers, c’est l’auteur, Barry Graham, boxeur-journaliste-écrivain devenu moine bouddhiste dans l’Arizona et accompagnateur de condamnés à mort, rentré en Écosse après l’élection de Donald Trump. Un drôle de zèbre doué pour les dialogues et l’humour canaille à base d’autodérision et d’understatement, quand bien même la mémoire et la violence latente de la société britannique font peu de cadeaux à ses personnages.
« Il m’a fallu quelques mois pour comprendre que je lui plaisais. Et encore, je ne l’ai compris que lorsqu’elle me l’a dit. Je serais incapable de repérer le moindre sous-entendu même s’il se matérialisait soudain pour m’enculer à sec. »
Des scientifiques devraient chercher à comprendre comment les auteurs britanniques insufflent une telle chaleur, à base de bière, camaraderie et gnons dans la gueule, à leurs romans sur l’âge des possibles. Celui-là rejoint Eureka Street dans mon estime, et c’est un sacré compliment. Côté français, on pense aussi à Lève ton gauche !, et l’hommage n’est pas moindre.
Voilà pour ce pot-(pas)pourri hivernal. De quoi attendre le prochain confinement avec sérénité.
Dans la Foire aux serpents, on apprend aussi ce qu’est le vrai amour 😁
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Euh… Oui, on peut le dire comme ça 🙂
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« Il m’a fallu quelques mois pour comprendre que je lui plaisais. Et encore, je ne l’ai compris que lorsqu’elle me l’a dit. Je serais incapable de repérer le moindre sous-entendu même s’il se matérialisait soudain pour m’enculer à sec. »
ah enfin un bouquin ou l’on parle de moi !
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