Passe-Partout s’est payé Mister Boo

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Bien raconter la boxe, c’est dire une bonne histoire, surtout quand il s’agit de la vendre. Comme souvent, ce coup-ci, il a fallu un petit effort, forcer un peu sur les jalapeños du storytelling obligé. Rappeler l’héritage des grandes bagarres entre Mexicains, la promesse d’une guerre totale entre criquets fâchés comme pas possible, le tout à deux cents coups par round. Suggérer qu’on puisse vivre un second Zarate vs Zamora, un quatrième Morales vs Barrera ou un Vazquez vs Marquez numéro cinq, tant qu’on y était. Pensez donc : deux cogneurs invaincus ou presque, connus pour foutre en l’air huit ou neuf gars sur dix. Et puis un certain Mauricio Lara avait beaucoup fait pour la promotion : inconnu à peine une semaine plus tôt, il avait sévèrement embouti le champion anglais qu’il était censé remettre en forme – tu t’appelles Josh Warrington, tu as beau raconter ton enfance difficile à Leeds plage, tu donneras toujours aux mômes de Ciudad Juarez l’impression d’avoir fait l’École Alsacienne.

Chronique d’un désossage annoncé ?

Avec Berchelt vs Valdez, on tenait une histoire. Peu importait si la mariée avait besoin d’un petit replâtrage du museau avant la messe, parce qu’au fond, on savait l’affaire plus ou moins réglée d’avance. Dans le coin bleu, le challenger Oscar Valdez, aimable bouille de gamin à trente ans passés, à peine monté des poids plumes où un Scott Quigg en état d’usage lui avait cassé la mâchoire et des seconds couteaux oubliables nommés Genesis Servania ou Adam Lopez s’étaient montrés obligeants au point de lui faire visiter le tapis. Un crochet gauche anesthésiant, certes, doublé d’une tendance plus ou moins opportune à l’envoyer en rafales de bagarreur de pub dès la première contrariété, soit un régal pour contreurs costauds et durs au mal. Au moment de prendre Miguel Berchelt, de quoi faire clignoter un ou deux voyants sur l’écran de contrôle.

Berchelt, c’était El Alacrán, ce qui signifie « le scorpion ». Il les avait couchés dans tous les styles imaginables, il tenait une ceinture en super-plumes depuis 2017, il avait un avantage de taille et d’allonge façon doberman contre fox-terrier, et sa gueule de sicario aurait fait réfléchir Tony Montana avant de préempter la dernière place assise du bus. On avait épluché les pronos de tous les experts en ligne ou en kiosque, du carton mouillé à l’acier trempé, on avait questionné les pros du business d’aujourd’hui, boxeurs, coachs, managers, fripouilles en tous genres, on avait tendu le micro aux vieilles gloires mexicaines auxquelles on demanderait l’adoubement du vainqueur, tous disaient à peu de choses près : « Ce petit Valdez était un chic type ». Même un vendeur de Boeings 737 Max – ceux qui tombent tout le temps – aurait peiné à présenter comme un futur combat de légende un désossage en règle aussi annoncé, mais pas la télé américaine.

Piñata de circonstance

Et bien désossage en règle il y a eu. Tant pis pour les livres d’Histoire, pas au niveau d’une troisième manche entre Carlos Palomino et Armando Muñiz ou Ruben Olivares et Rafael Herrera : ce fut un passage à tabac trop déséquilibré pour ça. Précisons toutefois que c’est Passe-Partout qui s’est payé Mister Boo, et ça, c’était du quatre contre un. On ne s’est pas ennuyé une seconde, dans la bulle du MGM Grand, et pour leur peine les deux boxeurs auraient mérité mieux qu’une salle vide et des hourras enregistrés, le gentil gamin Valdez comme sa piñata de circonstance Berchelt. Au fond, tout était dit d’avance dans les inévitables clips promotionnels servis en boucle sur ESPN. Les boxeurs racontent beaucoup de conneries, souvent de très bonne foi, mais ici le challenger avait déjà vu le film – enfin, le challenger et son entraîneur Eddie Reynoso, le mentor du golden rouquemoute Canelo Alvarez et donc du nouveau patron des poids super-plumes.

Retour rapide : « Je voulais être un boxeur divertissant. Eddie Reynoso m’a montré qu’on pouvait être divertissant en boxant différemment. » Tant de boxeurs Mexicains ont pris du rab de beignes parce que c’était dans leur culture, pour faire pleurer les filles et chanter les mariachis. Reynoso, lui, fait en sorte que le mec d’en face mange pour deux. La méthode gagne en efficacité ce qu’elle perd en romantisme doloriste et sanguinolant : samedi soir dernier, Miguel Berchelt a enchaîné amuse-bouche, entrée, poisson, viande, assortiment de fromages de nos régions et farandole des desserts. Le gueuleton a commencé très tôt, et sans qu’on y fasse bien attention : dans les premiers rounds, mains bien hautes, buste penché en avant et regard de possédé, Valdez donnait un jab à ressort, lourd et précis, loin de la papatte qui tâtonne pour savoir où est le museau adverse. Un coup d’attaque à part entière, assez vif pour ne pas se découvrir, qui use son homme et coûte de l’énergie au donneur. Placide, Berchelt les encaissait en avançant, mais un pif qui saigne aussi tôt dans un combat est rarement très bon signe.

Le poivrot du village monté sur des rollers

Gêné par la garde, le jab tranchant et les déplacements latéraux intelligents de Valdez, Berchelt restait coincé en première. De toute évidence, sa tactique consistait à attendre que le challenger se découvre et accepte un joyeux pugilat de saloon. Ce qui n’arriva pas, même quand celui-ci récolta en pleine mâchoire la droite du champion au 3eme round. L’effet Reynoso, déjà : on était loin du Valdez un peu crétin, version macho de poche à mêche courte, qui serait tombé tête la première dans le piège si grossièrement tendu. Il reprit vite la pose du chasseur de scorpions, à l’affût d’une ouverture qui se présenta dès la reprise suivante. Son punitif crochet gauche jaillit ; Berchelt, pourtant prévenu, le prit en pleine tempe. Demandez donc à Anthony Joshua l’effet d’un tel coup de merlin : non seulement un knockdown est inévitable, mais une fois relevé, le pâté continue à danser dans sa boîte. Ou, sans métaphore charcutière : le cerveau fait la toupie, privant le sujet de son équilibre et de sa coordination. Remis sur ses cannes flageolantes, Berchelt avait des allures de poivrot du village monté sur des rollers.

Il lui restait une moitié de round à survivre et aucun spectateur objectif et sensé n’aurait reproché à l’arbitre Russell Mora d’arrêter là la démonstration. Seulement voilà, on s’expliquait entre Mexicains et le public d’ESPN attendait Braveheart en sombreros. La dérouillée, la vraie, commença à ce moment-là, et un Valdez généreux mais trop pressé d’en finir commit peut-être sa seule erreur du combat. Même si Berchelt en encaissa peu, les mandales servies furent copieuses et il impressionna déjà par une résistence titubante digne d’Homer Simpson. Au 5eme round, il survécut. Aux 6eme et 7eme, il reprit même son pressing, certes désordonné, jambes raides, sans idées dans les enchaînements ni beaucoup de jus dans les gants. Les rares fois où le champion tenta de pétrir avec sérieux les côtes flottantes de Valdez, celui-ci s’accrocha. En prendre un ou deux dans les gencives, pourquoi pas, mais son corps, pas touche, c’était Fort Knox : sans lui, plus d’énergie ni de garde haute. Inexplicablement, Berchelt ne creusa pas dans cette voie, et laissa le temps à l’adversaire de recharger ses accus. La vérité éclata au 8eme round : si le champion avait pu faire illusion, c’est que Valdez prenait sa pause.

Plié comme une chaise de jardin

La guerre qui reprit fut un trompe l’oeil : Valdez trouva des angles de choix – amis fétichistes, le déplacement de son pied arrière rappellerait presque celui de Lomachenko -, donna les coups les plus nets et se paya le luxe de changer de garde pour toucher en uppercut droit de gaucher au 9eme, préambule à un second voyage au tapis de Berchelt sur une série d’une terrible beauté. Sans doute perturbé par l’hallali à venir, Mora aura aussi gratifié un El Alacrán à la dérive d’un compte debout pas forcément prévu par les règles de la WBC… Les oreilles attentives et hispanophones purent noter que le coin de Berchelt discuta au break suivant de l’opportunité d’un abandon. Toute fierté de champion prise par ailleurs, fût-il mis en pièces par un petit outsider devant tout un peuple de fanatiques rivé à son écran, il aurait mieux valu. Au cours de trois dernières minutes crépusculaires, automate grippé ouvert aux torgnoles, El Alacrán réussit un coup sur vingt-sept donnés ; Valdez cadra comme au tir à pipes, jusqu’à ce large crochet gauche assèné juste avant la cloche à un Berchelt en plein déséquilibre avant. Le compter 10 était inutile : il gisait face contre terre, plié comme une chaise de jardin.

La victoire d’Oscar Valdez est belle et cruelle à la fois. Elle a la beauté rare des performances touchant la perfection, mais reste cruelle parce que le combat lui-même, s’il délivra la violence promise, fut trop à sens unique pour qu’on tienne ici une vraie légende mexicaine. Comme vitrine de la méthode Reynoso, son succès est éclatant, à croire qu’Eddie ferait de votre serviteur un poids mi-lourds crédible en catégorie « troisième âge » (disclaimer : non, il n’y arriverait pas). Et s’agissant du titre de KO de l’année, les autres lance-missiles patentés du circuit professionnel sont prévenus : dès février, le voilà presque hors d’atteinte. Faites donc mieux que ça, les gars, et bon courage. Devant les photographes, juste après qu’on a montré le brancard de Berchelt porté jusqu’à l’ambulance, Valdez eut beau jeu de se poser un doigt sur la bouche. Il a fermé des gueules, et des prestigieuses. Le discours motivationnel propret qu’il tint dans la foulée au micro de DAZN, plus classieux que celui d’Adrien Broner ce soir-là sur Showtime, rappelle bien que le bonhomme vit en Californie. Bob Arum dit réfléchir à lui opposer Shakur Stevenson, et le prodige Américain serait bien avisé de faire ses devoirs scrupuleusement avant d’affronter la version 2.0 d’Oscar Valdez.

Un panier de crables tueurs

Effondré sur le ring comme une pile de parpaings, Miguel Berchelt est tombé de bien plus que sa hauteur : on imagine à peine la blessure narcissique dont il lui faudra se remettre, sans même évoquer les conséquences physiologiques d’une trempe de classe mondiale – les Américains les appellent parfois « career-ending beatings » . Passés la frayeur intense du moment et le soulagement du lendemain, l’observateur peut bien se gratter la tête. À 29 ans, le Yucatèque n’a rien d’un vieillard, mais gagnerait à se ménager dans les mois qui viennent et réfléchir posément à son avenir dans l’élite mondiale. Contre Valdez, Berchelt a affiché des limites techniques et une naïveté tactique criantes ; il semble par ailleurs peiner à faire le poids, ce qui aurait joué dans sa déroute. Peut-il vraiment rêver d’une ceinture de champion dans le panier de crabes tueurs que sont devenus les poids légers, catégorie la plus concurrentielle du monde en 2021 ? On l’imagine attendre, ceinture ou pas, le moment où Valdez sera mûr pour une revanche entre durs de durs mexicains. Même périmés tous les deux, et même si l’acte I aura tout eu d’une exécution, on trouvera toujours comment en faire une bonne histoire.

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