Lève ton gauche ! et Comptés debout, Frédéric Roux

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Deux pépites d’un même auteur, qui causent de Noble Art et dont les couvertures reproduisent un dyptique – signé Didier Paquignon – d’une violence achevée, comme si les bouquins se mettaient sur la tronche : autant dire que L’Arbre vengeur a le sens de la mise en scène. C’est visuel, c’est du brutal, mais pas seulement. Entre Lève ton gauche !, roman manifestement inspiré de l’expérience pugilistique de Frédéric Roux, et Comptés debout, compilation des meilleures anecdotes recueillies par l’intéressé sur les plus grands champions de tous les temps, ça castagne aussi pour savoir qui dit la vérité. Car la boxe est une inépuisable pourvoyeuse d’histoires, qu’elles adviennent hors du ring ou entre les cordes, et ses plus grands spécialistes s’appliquent rarement à isoler les faits du mythe.

Peu importe, au fond, si ce qu’on rapporte de Willie Pep, Jack Johnson ou Muhammad Ali est bien arrivé ou pas : on y croit parce qu’ils sont différents. Parce que le commun des mortels ne comprendra jamais vraiment celui qui met les gants pour boxer ses semblables, souvent pour pas un rond. Il est extraordinaire, au sens premier du terme ; ainsi, il fascinera toujours, et l’on croira sans peine à son étrangeté. Lequel des deux livres en dit donc le plus sur ces gars-là, de l’oeuvre de fiction ancrée dans le réel, ou du recueil de citations plus ou moins bidonnées ?

« Au cours de son combat contre Larry Holmes, l’arbitre demande à Tex Cobb s’il sait où il est.

 – Je suis à Reno où je me prends une sacrée branlée, il lui répond.

Comme le massacre continue, Mills Lane lui demande : « Vous me voyez ? »

 – Ouais, vous êtes blanc… Mon problème, c’est le Noir !

Un peu plus tard, il se tourne vers l’arbitre : « Vous êtes blanc, non ? Vous pourriez quand même m’aider un peu. »

D’à peine cent pages, Comptés debout s’avale comme un bonbon. Les historiettes y sont relatées sans ordre particulier, mais avec un art consommé de la chute, en cinq lignes comme en cinquante. Les boxeurs y apparaissent tour-à-tour roublards et bien naifs, malins et pas mal crétins,  méchants et pleins d’empathie, trouillards et franchement inconscients… De ces dizaines de saynètes racontées mille fois en rigolant fort et picolant sec, Frédéric Roux élimine toute la mauvaise graisse : il garde des épures, narrées dans un style à la fois sobre et empreint d’oralité : on s’y croit.

Les connaisseurs s’amuseront plus facilement, de fait, de ces situations vécues par les stars d’antan – souvent américaines -, boxeurs, coachs, managers ou journalistes, que les novices complets. Y transparaissent de grands classiques : le solide appétit sexuel des boxeurs, leur rapport fasciné – et pas toujours avisé – à l’argent, la réalité intemporelle des combats arrangés, ou la fierté et l’irrévérence inextinguibles de ces mâles alpha entre tous. Pour se constituer une étagère de bibliothèque « spéciale boxe », Comptés debout relève plus du plaisant que de l’indispensable… Il en va autrement de Lève ton gauche !.

Maxie Rosenbloom a rencontré Jimmy Slattery trois fois à Buffalo, et vite compris qu’il ne gagnerait jamais dans la ville natale de « Slats », alors il a misé 5000 dollars sur Slattery. Quatre premiers rounds… rien ! Dans un corps à corps, Maxie chuchote à l’oreille de Jimmy : « Fais quelque chose Slats, j’ai parié sur toi. » Et « Slats » lui répond : « Merde ! moi, j’ai parié sur toi… »

Réédité pour la sortie de Comptés debout, et complété pour l’occasion de savoureuses pré- et postface de l’auteur, ce roman daté de 1984 s’attache à l’obscure bande de pugilistes amateurs d’un club landais, dans la France pompido-giscardienne. Celle qui compte toujours en anciens francs, roule en R8, court sur de la cendrée, préfère le catch local à l’américain et allume sa Gauloise au mégot de la précédente. Ici, pas de récit épique d’une ascension et d’une chute si chères aux écrivains mordus de boxe, juste l’existence brute de ceux qui n’en vivent pas, mais s’y racrochent au quotidien. Probable alter ego de Frédéric Roux, François émerge de cette clique ; du premier au dernier combat, son parcours structure Lève ton gauche !. Intellectuel en plein rejet de son héritage bourgeois, il embrasse la boxe pour ne choisir rien d’autre, lui qui vit de petits boulots et de la mansuétude de son épouse.

Au club, on ne se fait pas de cadeaux. Les marlous forment une étrange confraternité, unie comme aucune autre, empilant les kilomètres en guimbarde de gala en gala au cul du loup. Sans la boxe, ils n’auraient pas grand-chose à se raconter, et il y a gros à parier qu’ils ne resteront pas copains après. Si l’aréopage finit par accepter François, c’est parce qu’il a la vista, et le gauche qui va avec.  L’entraîneur Edmond, gueule cassée et capiteux parfum d’anis, n’est pas long à le capter. Rachid non plus, lui le meilleur d’entre eux, celui qui boxe pour dompter ses hontes. Les autres suivront : Durandal, qui aime surtout fermer des bouches en les pétant, Kikouyou, expert en bagnoles toujours dans les bons coups, José, tignasse de plagiste et énergie de priapique, ou Serge, aussi bon qu’on puisse l’être sur un ring avec 4 dixièmes à un oeil.

Venu de là d’où il venait, il aurait pu, c’est vrai, stationner aux rêves vulgaires, un poste d’agrégé à Romorantin et ces week-ends sous-exposés de magazines en pulls irlandais, celui où il n’y avait pas eu assez de joints pour tout le monde… quelle horreur ! et quand le congélateur était tombé en panne ! Potage et l’hi-fi, adultère consenti, la vraie vie tremblotait aux façades des tuners. Seulement voilà, il n’avait pas pu, il avait reculé ou tourné le dos, il ne savait pas très bien, il ne voulait plus depuis longtemps la changer, c’était pas sa vie c’est tout.

(…) Il n’avait trouvé que cela pour se distinguer définitivement, un jour aller où il n’aurait pas dû, passer une visite médicale, prendre une licence à l’en-tête de la Fédération française de boxe, 62, rue Nollet, Paris (17e), et se tenir à cette plaisanterie. Juste aller au plus étrange, se battre avec quelqu’un. Si l’on y avait été regarder de plus près, on se serait rendu compte que, dans le fond, ça se tenait mais il ne tenait pas à ce que quelqu’un y aille voir. Tout allait bien, pourtant, sa femme était jolie, ils atteignaient l’orgasme, leurs enfants n’étaient pas dysléxiques, moyennant quoi il aurait pu rester en tête-à-tête avec un bistouri une heure entière sans se suicider. De quoi rendre jaloux ! Il avait tout secoué malgré tout. Pour voir, et avec cette impression de connaître la fin qui ne le quittait jamais.

Sur 254 pages scindées en 12 chapitres, qui feraient chacun une nouvelle bien troussée, de l’incipit « François s’était endormi Champion du Monde et il s’était réveillé avec la colique » à la conclusion « François dormait », Lève ton gauche suit l’errance de ces mecs un peu branques, dont le vrai point commun consiste à rester coincés dans le présent. Même sans règles ni gants, la violence n’est jamais très loin, à croire qu’ils ont un radar pour toujours se trouver pile là où ça explose. On leur glisse un billet pour faire le service d’ordre aux meetings d’un candidat aux dents longues, l’un d’eux assiste à la plus grotesque bagarre domestique du monde, ils atterrissent de nuit dans toutes sortes de rades inflammables, un camarade les charge d’une expédition punitive en plein match de foot… sans rien dire d’une mariée modérément joyeuse de voir l’heureux élu rappliquer la gueule en chou-fleur à la cérémonie.

C’est qu’il a toujours le sang chaud, juste à point pour la fête ou la castagne, le populo des petites villes que parcourent les protagonistes et que Frédéric Roux décrit si adroitement, même si le consumérisme en détricote les liens et que la fin des Trente glorieuses renverra bientôt chacun à ses propres galères. La boxe de clocher lui allait bien au teint, une réalité qu’on saisit mal vu d’aujourd’hui. En creux, ce portrait de France moyenne, future ex-ouvrière, fonctionne aussi bien que celui des chamailleurs du ring. Et puis il y a l’évocation du plus beau des sports lui-même, l’acèse, la psyché et la technique, offertes telles qu’elles sont, sans enfiler les clichés ni trop emmerder le monde. Là encore, du très propre.

 – On a pas toujours envie, des fois on a pas envie, on est fatigué.

 – C’est pas ça, j’étais pas fatigué.

 – Bois ton café, il va être froid.

– Il m’en a filé plein la gueule, ce con !

 – Pas qu’un peu…

Il ont éclaté de rire en même temps. Serge avait pris des croissants. Il avait pris des croissants pour que François en prenne. Il savait que tout ça c’étaient des conneries, qu’il fallait continuer sans se poser de question, juste continuer. Le doute, c’était pour les autres, ceux qui n’étaient pas fous. Il savait bien que lorsque l’on se demande pourquoi, on ne peut pas gagner, on perd. Qu’il faut arrêter, faire autre chose, qu’on est plus fait pour ça. Il ne disait rien à François, il ne voulait pas lui en parler maintenant, juste le bercer, que François ait une chance d’oublier, un combat facile ou deux, on verrait après.

Trois tables plus loin, près de la sortie, un type était assis devant un Viandox, des ficelles lui sortaient des poches, la table à côté, une bande de jeunes… La nuit faisait la queue au portillon mécanique. Ils commandaient des sandwiches à la mayonnaise, des tartes aux fruits de toutes les couleurs. Ils avaient l’air fatigués, le néon leur faisait des mines de fantômes. Ils riaient trop fort en faisant semblant de piquer des bouteilles d’Orangina. Tout le buffet était comme cela, du malheur dans tous les coins et eux ils étaient au milieu avec le leur, devant leurs cafés et leurs croissants et qui ne disaient plus rien. Le vieux se curait les ongles avec un Opinel, un couple s’embrassait… là ou dans un Lavomatique, qu’importe !

Mais on en revient toujours à la langue, quand il faut expliquer la vraie grandeur d’un livre. Comptés debout est un recueil, façonné sur le principe de l’économie de mots, c’est à la fois son projet, sa qualité et son défaut. Lève ton  gauche !, lui, acte comme tout premier roman la naissance d’un style. Et quel style. Ça vit, ça colle au propos, ça accélère ou ralentit quand il le faut, ça pioche sans lourdeur dans plein de registres à la fois, ça ne force jamais l’originalité. Et ça fait rire, implacablement, parce qu’en littérature intention, justesse et maîtrise marchent à tous les coups. Après vingt pages, c’est joué, le lecteur sait qu’il y a de la mâche. On entame ensuite chaque phrase convaincu qu’il s’y passera peut-être un truc spécial, le genre de victoire de primo romancier qui vaut sa ceinture de champion.

Alors, lequel des deux parle le plus vrai sur la boxe anglaise ? On m’entend venir avec mes chaussures d’entraînement lestées, les pieds bien plats, pesant sur mes appuis : il faut les lire, l’un et l’autre, aussi indissociables que l’éditeur nous les présente. Tout en gardant à l’esprit qu’avec Lève ton gauche ! , on tient peut-être le plus grand des romans de boxe écrits en langue française, ce qui – en dépit de la confidentialité du sujet vu de chez nous – vous pose un poids lourd, un vrai.

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