La littérature sans estomac, Pierre Jourde

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C’est écrit en petits caractères, page 78 du manuel de bienséance du blogueur littéraire : avoir chroniqué les derniers Houellebecq et Nothomb – mieux, les avoir appréciés – autorise à piocher une carte « élitisme ». Sur le présent site, ce premier papier de l’année sera donc consacré à une rareté, publiée chez un éditeur disparu – feu L’esprit des péninsules, fondé par Éric Naulleau – et désormais trouvable au prix d’une hideuse compromission, puisque c’est via la place de marché d’Amazon qu’on entre en contact avec les derniers libraires l’ayant toujours en stock (en l’occurrence, une maison finistérienne que je salue).

Cette distinction entre littérature exigeante et littérature de grande consommation, reproduisant des schémas éprouvés, ne constitue pas un jugement de valeur (on trouve de grandes oeuvres dans la littérature populaire). Il s’agit de définir un horizon d’attente : dans le cas de la littérature exigeante, la maison où le texte est publié, le journal qui en rend compte s’adressent à un lectorat averti, celui des amateurs cultivés, pour qui il existe une valeur littéraire, pour qui elle reste importante, et qui en attendent quelque invention, quelque « effort au style », et la confirmation de leur croyance en un enjeu de la littérature, autre que la pure distraction.

Deux phénomènes complémentaires expliquent la confidentialité dans laquelle demeure reclus La littérature sans estomac, de Pierre Jourde. Il s’agit d’abord d’un bouquin de 328 pages aussi exigeantes que gratifiantes, comme souvent chez l’auteur (cf. Paradis noirs, Pays perdu et La première pierre), mais surtout d’un brûlot qui vaut à celui-ci la franche hostilité des oligarques germanopratins depuis sa sortie en 2002. Le livre est un hommage et une actualisation du pamphlet La littérature à l’estomac, de Julien Gracq, qui fustigeait en 1950 les travers du monde enchanté des belles lettres. Pour l’essentiel, les deux ouvrages furent des charges majuscules contre stylistes, fabricants et distributeurs d’un prêt-à-digérer littéraire toujours plus convenu. Croire cependant que La littérature sans estomac serait réductible à un amoncèlement arbitraire de vannes d’humoriste subventionné reviendrait à bien mal connaître Pierre Jourde. Avec une rigueur infinie, le bougre applique une méthode, et c’est bien ce qui le rend dangereux pour ses cibles.

Le dense avant-propos de 38 pages constitue peut-être la part la plus nécessaire de La littérature sans estomac, puisque Jourde y explique patiemment sa démarche : circonscrire l’analyse à une littérature promue comme haut de gamme, montrer combien sonnent creux ses plus grands succès contemporains, une fois dépouillés de leurs fanfreluches et fausses transgressions, et par quels tours de passe-passe ils triomphent malgré tout, puis faire émerger par contraste les mérites d’écrivains méconnus valant la peine d’être lus. Ces derniers satisfont tous la tentative de définition par l’auteur d’une littérature réellement ambitieuse :

(…) comment par les mots, par la parole littéraire, atteindre le réel, ou du moins un fragment de réel ? Pour Proust, la plus grande intensité de réel – le réel retrouvé – se tient au bout de l’extrême littérature. Car, pour ce qui est du réel, la plupart du temps, dans la vie, nous n’y sommes pas. Nous vivons de rêves. Écrire consiste à rêver avec une intensité telle que nous parvenions à arracher au monde un morceau.

La littérature, ce sont des mots qui ne se satisfont pas de n’être que des mots. Ou, plus exactement, un usage des mots tel qu’il manifeste l’insatisfaction du langage. La littérature ne vit que lorsqu’elle se nie, lorsqu’elle sort d’elle-même. Tous les grands écrivains ont écrit non pas pour, ou en vue de, mais contre la littérature. Contre l’idée même de littérature. Alors ils commencent à en faire.

Avant d’être l’objet d’une ironie implacable – c’est bien d’un pamphlet qu’il s’agit – chaque auteur brocardé sera passé au crible du professeur d’université qu’est Pierre Jourde : il cite, explicite, compare, met en perspective, et souvent, démasque. Ses cibles préférées sont la posture, le tape-à-l’oeil, le cliché et le déjà-lu, prévisibles rejetons d’une paresse dans laquelle se complaisent toujours plus d’auteurs, éditeurs et critiques. En résulte une littérature qui se regarde beaucoup faire, mais ne se questionne pas. Au-delà de leur production, Jourde s’autorise d’ailleurs à égratigner la personnalité et les attitudes de ceux qu’il nomme, attendu qu’ils hésitent rarement à faire de leur ego – plutôt que d’une réflexion sur l’acte d’écrire – la matière première, voire l’argument de vente principal de leurs livres.

Il arrive que la grossiereté de la manoeuvre éditoriale, combinée à la nullité du produit, soulève des protestations. Le fait est de plus en plus rare. Et lorsqu’il y a débat (plus souvent à la télévision ou à la radio, rarement dans les périodiques dont la vocation devrait précisément consister à nourir le débat), celui-ci s’articule généralement sur un malentendu. La vie intellectuelle française est ainsi faite qu’on ne peut discuter d’un texte littéraire qu’à coups d’arguments d’ordre politique ou moral généralement approximatifs, et qui n’ont en définitive rien à voir avec la qualité intrinsèque du texte, réduit au statut de prétexte.

Puisqu’il s’attaque à un système organisé plutôt qu’aux auteurs eux-mêmes, Pierre Jourde ouvre son  bestiaire par ce qu’il estime en être la clé de voûte : le tandem complice constitué à l’époque par Philippe Sollers, faiseur de soleil et d’intempéries de la maison Gallimard, et Josyane Savigneau, grande timonière du Monde des livres. Eux qui se croient toujours subversifs et révolutionnaires se sont mués en arbitres des nouvelles élégances des lettres françaises, auxquels il appartient de distinguer à jamais les élus des bannis. Selon Jourde – et d’autres – ces deux personnages devenus institutions, non dénués de culture ou de talent, sont désormais des caricatures d’eux-mêmes, roi et reine fainéants régnant sur un monde où la flagornerie tient lieu de sésame pour le succès. Copinage, roublardise et jugements à l’emporte-pièce, décortiqués par l’auteur, constituent désormais l’essentiel de leur ligne éditoriale. On peut imaginer, à l’aune de leurs déclarations successives sur le bonhomme, le rôle effectif qu’ils jouèrent dans la protection et la promotion d’un Gabriel Matzneff. Et Pierre Jourde de conclure, lucide :

Contrairement à ce que feint de croire Philippe Sollers, nous sommes libres, dans la France du XXIeme siècle, de faire beaucoup de choses. Mais l’une des plus risquées est de critiquer Philippe Sollers. Je sais que, comme tout auteur qui s’attaque à l’organe officiel du Combattant Majeur, je risque, au mieux, les foudres de Josyane Savigneau ou d’un affidé quelconque, et plus vraisemblablement le silence total. Il en va de la littérature d’aujourd’hui comme du parti communiste soviétique dans les années trente. On ne critique pas le petit père des peuples, ou bien on disparaîtra progressivement des photos officielles, on n’aura jamais existé.

Dans la foulée, La littérature sans estomac propose une typologie polychrome de l’écriture contemporaine : selon son style, elle peut être rouge, blanche ou écrue. Bien souvent, le dénominateur commun à ces trois couleurs est un mélange d’égotisme, de fausse modestie et d’authentique vacuité. La littérature rouge, celle de Christine Angot, Frédéric Beigbeder, Marie Darieussecq ou Olivier Rolin, en fait des tonnes. On trouve autant, en creusant sous ses strates de chantilly, fruits confits et crème pâtissière, qu’en décortiquant le biscuit de soldat minimaliste qu’évoque l’écriture blanche, celle d’une soi-disant épure, dont les champions vu de 2002 s’appelaient Jean-Philippe Toussaint, Emmanuelle Bernheim ou Christian Bobin. Autant, c’est à dire peu, au goût de Pierre Jourde. Dernière catégorie, l’écriture écrue donne au banal des allures d’authentique ou d’essentiel, dont l’analyse permettrait d’accéder à une vérité supérieure. C’est le domaine de Pierre Autin-Grenier, Éric Holder ou Philippe Delerm, dont « l’absence d’invention et d’ambition (…) ressemble à une démission ».

Les extraits qui suivent pourraient laisser penser que La littérature sans estomac se résumerait à un jeu de massacre sans autre objet que le ricanament ; soyez pourtant assurés qu’ils sont chacun l’aboutissement d’un démontage méticuleux du mécanisme d’écriture de l’auteur concerné – du moins ce qu’il était en 2002.

Sur Christine Angot : « Dans le désert culturel actuel, au coeur de leur solitude, les gens ont soif d’idées neuves, généreuses, ils veulent que l’on aborde de vraies questions. À lire L’inceste ou Quitter la ville, nous nous enrichissons. Nous apprenons en effet que Christine Angot est belle, qu’elle vend plein de livres, qu’elle va dans des émissions à la télévision, et même qu’elle a cloué le bec à Jean-Marie Laclavetine (chacun de se réjouir, bien fait), que Raphaël Sorin est un gros cochon, qu’elle a envie de quitter Montpellier, qu’elle souffre, que son psychanalyste et son acuponcteur rendent des diagnostics intéressants (« pouls très très profond, comme toujours en excès de ying et en excès de yang ») qu’elle connaît bien « la signification des signes du Michelin, la différence étoiles, couverts », que son sexe est « bien étroit et bien frais », que « Nothomb on s’en fout » « même si elle vend six fois plus », que ses amis et relations se nomment Jean-Marc, Laeticia, Laurent, Emmanuelle, Frédéric, Hélène, Damien, Christiane, Jean-Paul, Fanette, Karine, Anne, Claude, Catherine, Jocelyne, etc., que tous les jaloux qui discutent son oeuvre, elle ne les aime plus, que tout ce qu’on dit de mal sur elle, c’est même pas vrai. On ne peut qu’abonder. »

Sur Frédéric Beigbeder : « L’esthétique de Frédéric Beigbeder, sa morale (lesquelles ne diffèrent pas : tout choix esthétique est un choix moral) est une esthétique de jeu télévisé. Tout son travail consiste à donner des signes d’intelligence, qui paraissent en permanence dénier sa bêtise. Mais ils ne font que l’affirmer et lui donner un alibi. Aussi son oeuvre pourrait-elle être considérée comme l’épopée moderne du narcissisme de la bassesse. En manifestant son mépris de ses personnages, de son public, des êtres en général, l’animateur Beigbeder se vautre voluptueusement dans l’adoration méprisante de sa propre personne. Telle est la forme de son génie, et son titre à notre admiration. »

Sur Olivier Rolin : « Olivier Rolin est à la littérature ce que Richard Clayderman est à la musique : du romantisme, ils ont surtout compris la chemise à jabot. » « En parlant de l' »étrange fureur » de l’écrivain, de son côté « dérangé », « pas rangeable », (…) Olivier Rolin ignore superbement que le pas rangeable en question, de nos jours, exerce généralement le métier de professeur, reçoit un traitement de l’État, rembourse le crédit de sa maison, inculque les beautés de la grammaire à des adolescents et puis leur décerne le baccalauréat, touche des droits d’auteur, prononce de temps en temps de belles conférences où, devant un parterre admiratif de notables et de dames mûres, il se drape dans la fureur et la barbarie. L’auditoire, bien entendu, loin  de huer le dérangé, l’applaudira. Suivra un vin d’honneur. »

Sur Christian Bobin: « Chez le ravi, tout est beau, noble, pur, gentil. Méfions-nous toutefois des gens qui paraissent si dépourvus de méchanceté. Les simples ne font pas les simples, les vertueux ne font pas les purs. Gardons-nous des messieurs qui nous parlent des petits ânes d’un air pâmé.  Certains individus en apparence inoffensifs s’avèrent plus dangereux que de franches ordures : ils parviendraient à vous faire haïr la bonté, la douceur, la sérénité, cependant si désirables, comme ces dames patronnesses au sourire figé sur une charité machinale. Christian Bobin est à la littérature ce que sont les paires d’individus en bleu marine qui sonnent à votre porte en vous demandant si vous voulez connaître la vérité. On sait qu’on ne se laissera pas embobiner. »

Sur Philippe Delerm : « (…) il est gentil, Delerm, inoffensif, il dit des choses si fines, mais il n’est pas sûr qu’on puisse faire de la bonne littérature en accouplant les titres de Libération et les trouvailles d’un créatif de chez Publicis. Il n’y a pas à faire peser d’interdit sur le calembour en littérature, mais il en va du calembour comme des flatulences : une seule, discrète, en fin de conversation, cela manque de goût, c’est un peu honteux. Enormément et sur tous les tons, c’est de l’art. »

Pierre Jourde réserve dans ce panorama une place particulière à certains personnages inclassables, tel Michel Houellebecq, auquel il reconnaît un projet littéraire (« Dans cet éclairage de désespoir, de vide, de mort de toute valeur, pas même noir mais grisâtre, la réalité se découpe de manière saisissante ») tout en ne pouvant dissimuler son malaise (« On est en droit de refuser ce nihilisme et cette manière d’universaliser la bassesse »). Il n’a certes pas d’avis tranché sur chaque auteur français, ce qui rassure. Quant à la partie finale de La littérature sans estomac, elle est aussi la plus exigeante : dévolue à ceux qu’il appelle les « écrivains », elle explique comment, comme dit plus haut, ceux-ci élaborent « un usage des mots tel qu’il manifeste l’insatisfaction du langage » en s’appliquant à concevoir des formes nouvelles.

L’auteur de polars cinéphile Gérard Guéguan, publiant à 25 ans d’écart un dyptique consacré à un groupe terroriste des années 70 – Les irréguliers et Les irrégulières – rend compte de l’impossibilité de dire le réel, aussi profondes que soit les investigations sur des faits. Dialoguées sans queue ni tête apparentes, les opérettes de Valère Novarina rendent à la parole son authenticité de flux vivant issu du corps humain, au-delà de signifiants forcément trompeurs. Le critique Jean-Pierre Richard expose la singularité des textes qu’il commente, et la reformule, pour en révéler la substance une fois neutralisé le ton personnel de l’auteur. Quant à Éric Chevillard, auteur de Ronce-Rose, on sent la franche admiration de Jourde pour son absence d’ego, son humour salvateur et son talent pour l’expérimentation langagière :

Ce qu’on fait en écrivant prolonge aussi la trituration enfantine des choses, cette jouissance de les voir se construire, se briser, passer l’une dans l’autre. Il y a eu dans notre histoire cette primitive découverte : l’être n’est pas plus stable que les monstres en pâte à modeler. La littérature poursuit dans le monde fixe des adultes le cours des métamorphoses, des transformations et des bricolages. Le sens de la ductilité universelle, l’usage des mots comme fioles et cornues à travailler la pâte du monde, pour élaborer de minuscules merveilles qui se dissipent à l’instant, c’est tout cela qui séduit dans les récits poétiques d’Éric Chevillard. On y entre comme dans le laboratoire d’un savant de dessin animé, plein de formes et de couleurs étranges, sans prévoir ce qui sortira de ces circonvolutions. On ne s’émerveille pas sans se transformer soi-même. La merveille surgie de l’obscurité déploie en un clin d’oeil d’autres manières d’être, de voir, de faire, et tout cela tient parfois en quatre mots, que la voix un peu exigeante, un peu tenue prolonge, soutient, fait résonner dans tout l’espace d’un récit, et qu’elle accorde à d’autres merveilles.

Parce qu’il choisit de faire briller des auteurs difficiles d’accès et bien moins connus que ceux qu’il désosse avec entrain, on pourrait facilement accuser Pierre Jourde d’être plus royaliste que Leroy (Jérôme de son prénom, auteur touche-à-tout pas spécialement réputé pour son goût de la facilité ou de l’ordre établi (et pas son homonyme fameux, ex-footballeur de l’OM et du PSG (Seigneur, à partir de trois digressions gigognes, le point Jaenada est réputé atteint))). Toujours écrit avec panache, La littérature sans estomac m’a souvent réjoui, parfois dérouté, quelques fois agacé… Jusqu’à me rappeler qu’il s’agissait d’un pamphlet revendiqué, donc nécessairement excessif aux fins de sa démonstration. Pierre Jourde appelle avant tout son lecteur à la vigilance : tuer des arbres en nombre pour imprimer des textes dénués d’une veritable ambition littéraire était une responsabilité trop importante en 2002, et le devient d’autant plus en 2020.

Il nous fournit donc, au travers de nombreux cas d’étude, de quoi muscler notre appereil critique et mieux débusquer la facilité. Parmi ceux qui seraient intéressés, les plus optimistes espéreront une réédition dont les chances sont bien minces, vu l’agacement que suscita cette véritable grenade dégoupillée, dont bien des protagonistes sont plus ancrés que jamais dans le landerneau de notre littérature goncourisable. Les autres – et c’est j’espère la dernière fois que je les y enjoins – peuvent toujours tenter leur chance sur Amazon… En se disant qu’ils feront peut-être le bonheur d’une librairie du Finistère.

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