Paradis noirs, Pierre Jourde

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J’aurais pu commencer bien plus tôt à lire Pierre Jourde, auteur reconnu mais demeuré en marge des spotlights parisiens, partageant avec son ami et ex-éditeur Eric Naulleau un regard acéré sur la littérature contemporaine, blogueur émérite, styliste reconnu, et amateur de boxe, de bouquins à estomac et d’une certaine idée de la République. Il y a cependant des livres et des auteurs qui se méritent, parce qu’ils exigent du lecteur un peu de kilométrage. C’est le cas de Paradis Noirs, publié en 2009.

Un écrivain y relate à la première personne des souvenirs et obsessions d’adolescent, de jeune homme, de quadra puis d’homme mûr. Beaucoup tournent autour de son ami d’enfance François, camarade de collège charismatique et tourmenté, inexplicablement mué en mercenaire fasciste, puis réputé mort en Afrique, avant de revenir – lui ou son fantôme – hanter le relateur et lui livrer sa vérité.

Ce texte sans chapitres, où des vers de Beaudelaire présentés en exergue reviennent comme un mantra, est d’une construction infiniment complexe. Il mêle un récit d’apprentissage cruel au sein d’une austère institution catholique de Clermont-Ferrand dans les années 60, l’histoire de la construction psychologique d’un môme élevé dans le cocon obscur et intemporel de la maison de sa grand-mère paysanne, et l’introspection d’un écrivain qui vieillit et s’interroge sur les forces profondes présidant au destin de cet ami qui l’obnubile, mais aussi sur sa propre posture – et parfois sa vacuité – d’écrivain.

Les paradis noirs qu’explore Pierre Jourde, le lycée Saint Barthélémy, les demeures de basalte de la ville et des hameaux d’Auvergne, les paysages de la chaîne des Puys, sont tous bruts et magnifiques, oppressants et protecteurs, concrets et fantasmatiques, dépouillés et fourmillant de détails. Les blessures et les remords qui façonnent les caractères, la candeur monstrueuse de l’enfance et les recoins les moins avouables de la mémoire, de la famille et de l’amitié se livrent lentement, à une cadence hypnotique. Il n’y a pas de complaisance ou de cynisme dans la démarche de l’auteur, seulement la volonté de toucher l’essence d’un monde rustique et des esprits qui s’y sont fabriqués.

Par la grâce d’une langue soutenue mais jamais ampoulée, à la fois riche et sèche, on découvre un entrelacs foisonnant d’époques vivantes, de sensations hyper réalistes et de sentiments paradoxaux. Peu de romans laissent une telle impression de maîtrise… ou celle d’avoir loupé autant de signes et de niveaux de lecture possibles. Certains s’y perdront ou n’accrocheront guère : il faut goûter l’introspection et les rythmes lents. A lire entre deux Fast & Furious. J’y retournerai.

Extrait :

« A mesure que les jours entraient dans l’hiver, il me parlait de plus en plus de son enfance parmi les aïeules. En fait, je crois que ces souvenirs lointains ont constitué la plus grande part de nos conversations. D’une certaine manière, il n’avait jamais tout à fait réussi à sortir de ce temps. C’est parce qu’il avait vécu, tout enfant, dans la familiarité des choses anciennes, parce qu’il avait côtoyé quotidiennement des êtres disparus, auxquels les histoires ressassées, les portraits, les tombeaux, les vêtements et les souvenirs gardés intacts donnaient une force de présence supérieure à certains vivants, qu’il pouvait aussi facilement entendre, ou croire entendre, la rumeur des époques révolues.

François disait qu’il avait vécu le paradis. Un paradis noir. L’aïeule portait du noir. En ce temps-là, on était veuve très tôt. Toute une part de la vie se passait en veuvage. Les villes, les campagnes étaient peuplées de dames en robe noire. Ou plutôt en blouse. L’aïeule portait des blouses boutonnées sur le devant, grises, ou noires, parfois violettes, avec de petites fleurs. Aux pieds, pour le jardin, des sabots. Pour la maison, et même quand elle sortait acheter son litre de rouge consigné, une boîte de sardines, un saucisson, un bâtard, elle arborait d’éternelles charentaises.

La maison aussi était noire : noirs les murs de basalte, épais d’un mètre, qui laissaient à la porte la lumière intimidée. Lorsqu’il rentrait de l’école, tout petit, il se lovait avec bonheur, avec soulagement dans cette pénombre. L’hiver, dès le début de l’après-midi, on commençait à y voir moins clair. L’aïeule allait s’installer près de la fenêtre, au coin du rideau, avec un tricot, ou la bassine en émail qui lui servait à écosser les pois. C’est là qu’elle l’attendait, surveillant la ruelle qui venait du lavoir, guettant le moment où il apparaîtrait, son cartable à la main. C’est là qu’il verrait son visage aux arêtes adoucies par le vitrage gris. Il savait qu’on l’attendait, que le chemin de son retour faisait l’objet d’une attention aimante qui ne se relâchait pas. Et par elle, il se sentait, disait-il, relié au temps, aux heures, à la lumière, à tout ce qui venait se prendre dans le tricotage inexorable de l’aïeule. »

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