Au 10 rue Nicolas Appert

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Au 10 rue Nicolas Appert se dresse l’immeuble le plus hideux d’une voie fort laide, face à un jumeau l’égalant presque en disgrâce. Sur une centaine de mètres hétéroclites, dont un rare tronçon piétonnier, se jouxtent du béton-bois contemporain, des rappels de la reconstruction havraise, du grand standing défraîchi façon 70s, et la tranche d’un bâtiment couverte d’une fresque vaguement surréaliste en hommage à des auteurs de théâtre diversement fameux, de Sophocle à Michel Rio.

Mais le pire est bien au numéro 10. Des coulures sombres naissent au coin de fenêtres métalliques, au-dessus d’étranges panneaux de verre opaque marron, et maculent le blanc sale et craquelé de la façade. À l’intérieur, on devine des néons massifs et blafards. À hauteur d’homme furent sans doute recouverts quelques tags ; un trop grand souci du raccord de peinture eût été superflu. Plus haut, à deux mètres cinquante du sol environ, la plaque commémorative est hors de portée des moins imaginatifs des tarés haineux. L’entrée voisine porte la mention « Hôtel d’entreprises », et le logo de la Mairie de la Paris. Au rez-de-chaussée, une entreprise de design a choisi de couvrir sa devanture d’une réplique géante des deux mains les plus célèbres de la chapelle Sixtine. On peut douter que l’effet produit convainque des clients potentiels. Tagués au coin de la rue Gaby Sylvia, les portraits des disparus ont plus d’allure.

Exterminer son prochain début janvier condamne les futurs pèlerins à un hommage annuel sous un temps incertain, voire franchement dégueulasse. À cet égard, le ciel couleur pigeon et la bruine froide font bien le job. Les gerbes officielles égayent la façade morne, ainsi que de rares bouquets privés, la une du dernier Charlie spécial obscurantisme, et un dessin de Wolinski. Quelques passants se succèdent devant ce tableau, tandis qu’un jeune chevelu filme un titi guitariste alternant chansons et réflexions semi-profondes sur la liberté d’expression. Il porte un blouson de motocycliste et des Docs montantes à lacets fluos. Sa présence est dispensable. La mienne aussi, après tout, bien que moins sonore.

Une camionnette se gare devant l’immeuble, sur la place de livraison. C’est qu’on est un jour ouvré. Au moins le chauffeur fait-il l’effort de décaler le plus possible son véhicule par rapport à l’endroit précis de la commémoration, avant de décharger quantité de packs de ces petites bouteilles d’eau qu’on dispose sur les tables en U des salles de réunions. Il y a toujours des réunions, au 10 rue Nicolas Appert.

À l’année prochaine.

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