God save the Gipsy King

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Deux champions s’affrontent, et restent invaincus. Cette incongruité n’étonnera pas les amateurs de boxe, habitués à des scénarios toujours plus alambiqués. La nuit dernière, à Los Angeles, le champion WBC des poids lourds Deontay Wilder a fait match nul avec l’Anglais Tyson Fury, détenteur du titre linéal de la catégorie. La dispersion des pointages des trois juges (115-111 Wilder, 114-112 Fury, 113-113) évoque un combat difficile à scorer, et qui n’échappe pas aux controverses d’usage. Pour l’essentiel, les fans récusent un arbitrage à la maison qui aurait indûment favorisé le champion américain, à l’image du nul étrange accordé voici 19 ans à Evander Holyfield contre le britannique Lennox Lewis. Ce dernier, pourtant peu suspect de sympathie excessive envers son compatriote, ne décolérait pas après l’annonce du résultat d’hier.

Un peu de recul s’impose ici : à l’image du premier combat entre Saul Alvarez et Gennady Golovkin, ce résultat n’est pas un scandale si l’on part du principe que les débats furent plutôt serrés. Wilder remporta sans discussion les deux rounds où il envoya le « Gipsy King » au tapis, avec les deux points de bonus à l’avenant. Pour obtenir un nul, il lui fallait donc compter sur le gain de 3 autres reprises ; dans les rounds 1 à 8, si Fury imposa sa distance comme son rythme, et montra une meilleure technique défensive, il fut souvent inférieur à Wilder aux plans de l’agressivité et des coups portés. Autant dire que 3 d’entre eux sont attribuables de bonne foi à l’américain, et que l’on reste ainsi loin d’un vol à main armée pur et simple. L’honneur mille fois bafoué de la boxe anglaise y survivra.

Wilder Fury

Comme y a survécu, de fait, le palmarès vierge de défaites du « Bronze Bomber » Deontay Wilder. Le natif de l’Alabama s’est montré, 12 rounds durant, aussi prévisible dans la démonstration de ses points forts qu’en étalant ses limites au plus haut niveau. Il ne sait pas mieux qu’avant couper la route d’un adversaire fuyant, varie très peu ses approches en jab et 1-2, omet trop souvent le travail au corps – la cible était pourtant de belle taille -, ignore à peu près tout du corps-à-corps, et part souvent en déséquilibre en balançant sa droite mahousse. Oui, mais. Le bougre a toujours un jab efficace, quand il prend le temps de travailler dans le calme, et il est parfaitement préparé physiquement. Ce qui lui permet de conserver jusqu’au bout des 36 minutes sa phénoménale puissance d’arrêt. Cette épée de Damoclès-là est un danger insurmontable pour 99% des poids lourds mondiaux, qui avancent résignés, un round après l’autre, vers une fin inéluctable, dès qu’un malheureux bout de leur crâne se trouvera exposé… à l’exception notable de ceux qui savent ressusciter. Et c’est à une double résurrection qu’eut droit le public médusé du Staples Center.

Car si à 30 ans Tyson Fury, successeur des Joe Louis, Muhammad Ali et autres Mike Tyson parmi les champions linéals de la catégorie reine de la boxe, n’est pas un vieux boxeur, il compte déjà plusieurs vies. Les souvenirs du grand échalas mancunien à la silhouette d’écluseur de Guiness qui débuta à la fin des années 2000 semblent déjà lointains : en ces temps d’hégémonie lénifiante des frangins Klitschko sur les plus de 200 livres, Fury était surtout connu pour ses deux mètres zéro six, son énorme bouche, et le prestige douteux que lui apporta le fameux uppercut en pleine poire qu’il s’auto-administra face à son compatriote Lee Swaby. Alors que la presse britannique avait les yeux de Chimène pour le champion olympique de 2012 Anthony Joshua, elle méprisait encore celui qu’elle considérait comme un bouffon surdimensionné lorsqu’il défia l’ogre vieillissant Wlad Klitschko dans son antre de Düsseldorf, lui accordant peu de chances de l’emporter.

La suite appartient à l’Histoire du noble art : à l’issue d’un combat chiant comme une pluie froide sur une triste friche industrielle, Fury emporta une décision amplement méritée face au fantôme de l’Ukrainien. Toujours mal-aimé par l’establishment londonien et objet d’une cabale aux relents de racisme anti-gitan, dire que l’improbable champion éprouva certaines difficultés à assumer son nouveau statut est un understatement. Multipliant les coups d’éclat embarrassants, il s’abîma à vitesse V dans la cocaïne, le whisky et les buffets chinois à volonté consommés entiers. Puis il annonça sa retraite professionnelle à 28 ans, tandis que se multipliaient les rumeurs alarmantes sur ses pulsions suicidaires. L’annonce de son retour sur les rings, alors que le bestiau avait atteint les 180 kg, suscita au mieux un certain scepticisme. Tout juste se réjouit-on de le voir recouvrer une silhouette moins effrayante pour son combat de reprise en forme de farce contre l’obscur Sefer Seferi, puis une décision besogneuse emportée contre le limité Francesco Pianeta en août dernier.

Tyson Fury ne serait pas le « Gypsy King » s’il n’avait pas, sur la période, clamé et proclamé qu’il comptait fermement botter le derrière des régents de la catégorie, Anthony Joshua en tête. De là à défier aussi vite l’épouvantail Deontay Wilder, sans guère de garanties sur son réel état physique, psychologique et technique, il y avait bien plus qu’un océan à franchir. Nombreux furent ceux qui accueillirent l’annonce du combat comme un quitte-ou-double prématuré de la part de l’Anglais. Fury remporta certes une fois de plus la bataille psychologique du trash-talking de pré-combat, mais il impressionna surtout en montrant qu’il avait retrouvé un poids très proche de celui de ses meilleurs années. Pas loin de 60 kg perdus en un an : au-delà de la volonté remarquable dont Fury avait fait montre, rien n’indiquait qu’il conserverait assez de jus pour les derniers rounds face un adversaire du calibre de Wilder, encore auréolé de sa victoire de mars dernier sur le redouté Cubain Luis Ortiz, dont la cote à l’argus vaut celle de plusieurs Pianetas.

L’entame du combat rappela à la planète boxe pourquoi le « Gypsy King » offre un spectacle unique sur un ring. D’abord, il y a le style. Toujours plantureux pour un boxeur de niveau mondial, le chauve et laiteux britannique évoque une sorte de Moby Dick velu, engoncé dans un short vert remonté jusqu’au nombril, et posé sur de maigres jambes d’échassier. Le contraste visuel avec Wilder, tatoué de la tête aux pieds, lisse, musculeux et affûté comme une lame, ne pouvait être plus saisissant. Et puis il y a l’attitude : il faut imaginer ce Moby Dick sous crack, tout en grimaces et mimiques cartoonesques, les épaules enchaînant spasmodiquement les feintes, quand il ne pousse pas la provocation jusqu’à joindre les gants derrière son dos. Le show est permanent.

On le sait depuis son succès sur Klitschko : il serait mal avisé de réduire le bonhomme à un simple phénomène de foire. C’est aussi, pour peu que sa condition le lui permette, un putain de bon boxeur. D’entrée, les déplacements latéraux agiles et variés de Fury instilèrent la confusion chez son adversaire du soir. Car ce frigo sur pilotis se meut toujours avec l’aisance d’un poids mi-lourd, tandis que son intelligence du ring l’aide à anticiper toute approche stéréotypée, et que sa tête esquive fort bien. Autant dire que Wilder devait s’armer de patience pour espérer presser le bouton off de l’anglais de l’une de ses pralines brevetées, et miser pour ce faire sur un ralentissement progressif du mastar. En dépit d’une précision et d’une palette d’angles et de coups supérieures à celles de l’américain, ce qui empêcha Fury de faire le grand chelem jusqu’au 8eme round est une activité parfois très faible. Pour gagner une reprise, il faut donner des coups, et l’on peut reprocher au « Gipsy King » d’avoir pris quelques pauses de trop.

Sans doute cette économie relevait-t-elle d’un calcul, de la part d’un homme bien plus malin que ne le laisse supposer l’ordinaire de ses tweets : ne pas gaspiller son énergie en prévision des championship rounds, et s’ouvrir le moins possible aux contres adverses. C’est aussi les raisons pour lesquelles Fury met rarement tout son poids dans ses frappes. Cette tactique sembla fonctionner durant les deux tiers du combat, mais on l’a dit plus haut : Wilder est un superbe athlète, qui conserve son punch au fil des rounds, et n’a pas eu à perdre un tiers de son poids en un an. Lorsqu’il décida de presser plus franchement, l’effet fut quasi immédiat : dos aux cordes, Fury vendangea une esquive en fin d’enchaînement, et fut cueilli sur le côté du crâne par un coup de nerf de boeuf caractéristique du « Bronze Bomber » avant de tomber une première fois. Si Wilder n’a pas tous les dons pugilistiques, son efficacité une fois sentie l’odeur du sang ne fait pas débat. Il restait donc à Fury une minute trente d’enfer à tenir avant le break. Le voir visiter le tapis n’était pas une grosse surprise : ce qu’avait pu lui faire le lourd-léger naturel Steve Cunningham était largement à la portée du croquemitaine des poids lourds. Sa facilité à gérer la fin du round, voire mettre Wilder sur le reculoir, étonna bien plus.

Loin de se contenter de laisser passer l’orage, Fury prit carrément l’initiative des échanges dans la dixième reprise, qu’il remporta en éprouvant son adversaire. Et si un bon sens élémentaire aurait exigé qu’il fît preuve de prudence au cours du dernier round, c’était mal connaître le bonhomme. Arithmétiquement parlant, sa bravoure lui coûta le combat ; il n’est pas sûr néanmoins qu’elle ôte beaucoup à la légende du « Gipsy King ». Car poussé par des fans anglais chauffés à blanc, il continua à défier crânement un Wilder en quête du KO qui lui épargnerait une défaite aux points. Lorsqu’un semi-remorque vous fonce dessus, il est généralement conseillé de s’écarter. Le refus d’une telle précaution valut à Fury une droite à la tempe sur une nouvelle esquive loupée, puis, alors qu’il entamait son inévitable seconde chute du combat, un violent crochet gauche encaissé sans la moindre anticipation.

Ceux qui avaient suivi les 39 succès de Deontay Wilder avant la limite en 40 combats le surent dans l’instant : dans le monde décrit par Archimède, Lavoisier et Isaac Newton, il est rigoureusement impossible de se relever de deux de ses frappes puissantes reçues coup sur coup. Dommage pour Tyson Fury, fauché à deux minutes de son rêve fou de récupérer un titre mondial des lourds, 12 mois après une déchéance physique et mentale sans guère de précédents. Allongé sur le dos, les yeux révulsés, on s’étonna presque de le voir compté avant que l’arbitre appelle le SAMU. Wilder triomphait, libérant son reste d’influx nerveux dans une convaincante pantomime de l’égorgeur satisfait. On était certes en plein film d’horreur : en quatre secondes à peine, le visage du cadavre se ranima, et le roi des gitans entreprit posément de se redresser sur ses cannes. Moi qui ai vu un type en parachute atterrir dans les cordes en pleine revanche entre Riddick Bowe et Evander Holyfield, je n’ai jamais assisté à un événement plus absurde sur un ring de boxe. Wilder non plus, d’ailleurs, comme son regard incrédule l’attesta sur-le-champ.

Complètement désemparé par la nouvelle résurrection de Tyson Fury, le champion WBC subit même la toute fin du combat. Il attendit la décision l’air résigné, tandis que son rival laissait éclater sa joie. Un bonheur que l’annonce du verdict des juges ne ternit même pas : au contraire, Fury étreignit longuement son adversaire, remercia Jésus-Christ, bénit le pays hôte de la réunion, et entama a capella la chanson d’American pie à l’issue de la conférence de presse. Assumons le poncif : ce match nul est avant tout une magnifique victoire sur lui-même. Il entérine son retour au sein de l’élite mondiale, a sans doute convaincu pas mal de détracteurs, et ouvre une excitante série de confrontations à trois avec Wilder et Joshua, dans ce qui pourrait devenir la plus grande ère des poids lourds depuis les années 90. Sportivement parlant, le retour de ce personnage atypique fait un bien fou à la boxe, dont la catégorie reine redevient enfin le moteur. Le charisme du bonhomme, à qui l’on peut faire confiance pour susciter du buzz, sera un bonus appréciable.

Rendons donc justice à Tyson Fury, désormais loin d’avoir été un accident de l’Histoire des poids lourds, et bien plus attachant qu’une diva ordinaire des réseaux sociaux : l’homme veut désormais être le porte-drapeau des personnes affligées de troubles mentaux, et vient d’annoncer le versement d’environ dix millions d’euros de son cachet à des associations de lutte contre la pauvreté. Après le règne sans partage de l’athlète parfait Floyd Mayweather, marqué par un narcissisme et un étalage de pognon érigés en spectacle permanent, l’un des nouveaux rois de la boxe présente un profil autrement moins cynique et convenu. God save the Gipsy King.

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