À nos morts virtuels

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C’est la deuxième fois – et dans doute pas la seconde – que j’apprends le décès d’un ami virtuel, que je n’aurai donc jamais croisé dans la vraie vie — « IRL » pour « in real life », comme disent les Anglo-saxons. Quiconque s’implique un minimum dans des discussions en ligne sait à quel point une connaissance d’internet peut disparaître d’un claquement de doigts, qu’elle se soit juste lassée, décide qu’elle y passe trop de temps, ou finisse bannie par un modérateur pour toute sorte d’entorse au règlement. Nul faire-part, dans la plupart des cas, même si certains font preuve d’une amusante théâtralité en annonçant qu’ils s’en vont.

Virtuelle ou non, une communauté est une communauté

Des disparitions sont temporaires, d’autres définitives. On tourne la page, et basta. Parfois un nom ressurgit au hasard d’un échange. Son absence est relevée, parfois regrettée. Rien de tragique dans un tel manque, puisque rien n’indique, de manière irréfutable, un destin funeste. Quoi qu’ait causé l’éloignement, ce pire-là n’est jamais certain. Évidemment, que certains ont dû poinçonner leur ticket, en plus de vingt ans. C’est statistique. Mais l’ignorance, une fois de plus, s’avère utile car protectrice.

Les amitiés que l’on noue sur les forums de discussion rappellent la camaraderie des piliers de bistrot. On y vient mû par un centre d’intérêt partagé — dans un bar, la bibine. Et, tout en continuant à s’adonner scrupuleusement au motif premier de sa présence sur place — ici, causer d’un hobby, là, écluser des gorgeons — le visiteur régulier intègre peu à peu une authentique communauté. Il se représente les êtres immatériels qu’il côtoie à travers leur grammaire, leur style, leur rhétorique, leur débit, leur humour, leur aura et leurs opinions qu’il partage, respecte, ou moque. Tout forum thématique digne de ce nom comporte un espace dédié aux sujets annexes, voire une messagerie privée. Leur utilisation régulière distingue les copains des utilisateurs occasionnels.

Un connard à ses heures, en souffrance chronique

S. était un copain, inscrit depuis 7 ou 8 ans sur un forum d’amateurs de boxe en langue anglaise que je fréquente depuis 2001. Je le savais originaire de l’Eastern Yorkshire, divorcé jeune, volubile, très fin connaisseur de l’Histoire du noble art, connecté en permanence, souvent drôle et pertinent, et s’exprimant comme un charretier. C’était un fan absolu de Sergio « Maravilla » Martinez, un poids moyen argentin fameux pour sa boxe garde basse, sa létale main forte de gaucher, et son physique avantageux. Ce dernier point lui valait force échanges avec les autres habitués du forum à base de plaisanteries homoérotiques. Notons à sa décharge que les ambiances de corps de garde ne sont pas rares dans les assemblées masculines à 99,9%, et que cette adulation d’un sportif argentin, de la part d’un Anglais, témoignait tout de même d’un minimum d’ouverture d’esprit.

Le goût du bonhomme pour le débat et la polémique était réputé. Il pouvait s’engrainer franchement avec n’importe qui pour des vétilles, quitte à se réconcilier quelques jours plus tard. Cette attitude de plus en plus fréquente lui valut de franches inimitiés. J’eus la particularité de ne jamais être la cible de ses emportements. Avec le temps, S. ne faisait plus mystère des origines de son tempérament erratique de « complete dickhead » : il buvait trop, et prodiguait facilement des conseils à quiconque se sentait glisser sur cette pente-là. Pour qui échangeait avec lui en privé, la réalité était plus sombre. Il était frappé d’une pathologie chronique, peut-être psychiatrique, avec laquelle la bouteille semblait l’aider à composer. Dans un univers où les détails partagés sur la vie privée des uns et des autres n’engagent que ceux qui les croient, j’étais sûr d’une chose : ce type-là souffrait vraiment.

Stupéfaction : il jouait au bridge

Notre ultime conversation particulière date de fin 2017. Malgré ma faible expérience revendiquée en la matière, il me demandait conseil pour draguer sur Tinder. La discussion avait dérivé sur le récit épique de son dernier coup d’un soir avec une Roumaine. S. posta pour la dernière fois sur le forum en juin dernier. Son mutisme soudain surprit. Et c’est l’un de ses amis « IRL » rencontré en ligne, un Américain du Wisconsin, qui nous informa de son décès. Il joignit à son message un lien vers la notice nécrologique publiée par une association d’amateurs de bridge. Doux Jésus.

Car S., dont j’appris alors qu’il s’appelait « Chris », était un joueur de bridge de niveau national, dont on rappelait là le rare talent précoce. Il avait 32 ans, alors que l’étendue de sa culture pugilistique lui en valait pour moi au moins 10 de plus, et épatait ses proches par son savoir dans bien d’autres sports. Je découvris à Chris une gueule d’expert comptable, une mère malade, un frère aîné, un job dans la finance, beaucoup de voyages autour du monde et de brillants antécédents en cricket et en hockey sur gazon. Un copain n’est jamais à 100% ce que l’on en connait, et Dieu merci ; j’avoue cependant m’être planté de beaucoup à son sujet. La notice ne précise rien d’autre qu’une « mort subite à son domicile ». Un fil de discussion sur sa disparition est ouvert sur le forum. Chaque vétéran y va de son hommage, et de son anecdote. Certains s’expriment pour la première fois depuis longtemps.

Méfiez-vous des liens virtuels

Que faire de cette tristesse-là ? Elle est diffuse, sèche, éthérée, bien moins brutale que le deuil d’un ami qu’on aurait vu, entendu et serré quand ça pouvait faire du bien, avec qui l’on aurait perdu des nuits dans des rades improbables et partagé sans s’en apercevoir un ou deux moments importants dans une vie. L’absence complète de mémoire du corps ôte toute dimension viscérale à cette sorte de non-chagrin. Une peine lancinante est pourtant bien présente. D’autant plus désagréable qu’on ne sait guère quoi en faire, et qu’on se trouve un peu ridicule, en tant qu’adulte, à ressasser la disparition d’un mec — littéralement — jamais apparu.

Il aurait pu s’évaporer sans laisser la moindre trace, ce con, je m’en serais tamponné comme de n’importe lequel de mes camarades de 5eme jamais retrouvés sur Copains d’avant. Vu d’aujourd’hui, l’annonce de leur mort à eux ne me ferait pas grand chose. Beaucoup de gens partent trop jeunes, c’est bien malheureux, à part ça, beau temps pour la saison, et vous, vous pensez quoi des gilets jaunes ? Alors que depuis 2011 ou 2012, combien de copains tangibles ont plus fait partie de mon quotidien d’adulte qu’un branleur caractériel de l’Eastern Yorkshire jamais croisé de ma vie ? Quelques-uns, certes. Dont certains rencontrés en ligne, d’ailleurs. Mais pas beaucoup. Et lui vient juste de décéder.

L’aimable inconséquence des liens purement virtuels est un putain de leurre, une Nième occasion pour le cerveau humain d’ajouter des deuils à son arc. Il y a de bonnes chances que l’apéro de demain soit, lui aussi, dédié à mon gars Chris. Saleté d’empathie. Bonne nuit et faites bien gaffe, amis virtuels ou autres.

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