Ali : une vie, Jonathan Eig

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Le premier des critères permettant d’évaluer l’intérêt d’une biographie est son sujet lui-même, qu’il en vaille ou non la peine. À ce titre, Ali : une vie, de Jonathan Eig, est fondé sur une prise de risque modérée. On parle ici de LA figure sportive écrasante du vingtième siècle, et probablement du plus grand poids lourd de l’Histoire de la boxe, que ses héritages pugilistique, politique et sociétal rendent à nul doute « plus grand que la vie », selon l’hyperbole américaine d’usage. Va pour le sujet, donc.

Le Plus Grand des paradoxes sur pied

Invoquer le souvenir d’un homme à ce point connu, à la fois adulé et honni, présente un deuxième écueil : celui d’une thèse simplette et binaire, versant soit dans le brûlot, soit dans l’hagiographie. Il faut rendre justice à l’auteur d’avoir magnifiquement mis en lumière les innombrables paradoxes de Mohammed Ali, né à Louisville, Kentucky au temps de la ségrégation raciale, et mort durant le mandat d’un président afro-américain.

Celui qui refusa, au lendemain de son titre de champion du monde, le « nom d’esclave » de Cassius Clay fut tout autant rebelle et patriote, aussi provocateur que pitre, ennemi public clivant puis icône consensuelle, avide – de gloire, d’argent et de sexe – et généreux, à la fois malin et idiot – tels les grands communicants de l’âge de Twitter -, flamboyant puis humble, tour-à-tour saint et très méchant – comme son rival Joe Frazier put en témoigner -, religieux et coureur de jupons, intégriste puis tolérant, immensément courageux devant ses adversaires, juges et détracteurs mais pusillanime face à ses épouses, aussi raciste que le stipulait Nation of Islam vis-à vis des « diables aux yeux bleus », mais plus dur envers les boxeurs noirs et respectueux de ses partenaires blancs, virevoltant comme un poids welter puis fondant ses succès tardifs sur une irréelle capacité à encaisser sans bouger, dyslexique noircissant des montagnes de notes sur la religion, volubile à l’excès avant de devenir taiseux – le syndrome de Parkinson n’en fut que l’une des explications -, en pointe dans l’Affirmative Action sans avoir grandi dans la même misère que l’essentiel de ses confrères boxeurs…

Une bio poids lourd

Que le lecteur se débrouille avec ça, tout au long des 620 pages de cette somme définitive. Si l’admiration et la tendresse personnelles de Jonathan Eig percent dans le très bel épilogue, il aura eu le mérite indéniable d’instruire le dossier à charge et à décharge. Tout en travaillant à vérifier ou invalider quantité de mythes dans le mythe : non, nul ne peut confirmer qu’Ali aurait jeté de rage sa médaille d’or des JO de 1960 dans une rivière, ou affirmé qu’ « aucun viet-cong ne l’avait jamais traité de nègre »…

Rendre compte de toute la complexité du personnage était certes le principal défi posé au biographe. Il est relevé, sans discussion possible. Restait à convaincre les spécialistes déjà bien documentés sur le sujet, auxquels votre serviteur, qui n’a jamais fait mystère de son goût pour l’escrime de poings, se pique d’appartenir, en apportant du neuf et du croustillant sur une vie à ce point rebattue. Et, là encore, le bazar tient la route : les 600 entretiens auprès de 200 témoins, les archives inédites du FBI et de la justice, ou les heures d’auscultations de sa carrière sur Youtube lui confèrent une vraie profondeur, comme le traitement statistique approfondi de ses 61 combats professionnels… Et celui de ses interviews, où le déclin progressif des mots prononcés à la seconde, bien avant la retraite sportive du champion, effraie littéralement.

Révélations politiques et cul omniprésent, de Deer Lake à Kissinger

Citons en vrac, parmi les autres pépites : le choix dramatique qu’Ali dut faire entre Malcolm X et Elijah Muhammad, le lupanar sous marijuana que fut son camp d’entraînement de Deer Lake, le fiasco de son absurde tournée diplomatique en Afrique commandée par Jimmy Carter, le succès relatif de ses négociations pour la libération d’otages au Liban et en Iraq, le détail des rebondissements ayant conduit à son ultime relaxe par la Cour Suprême dans l’affaire de son refus d’incorporation, les mécanismes d’emprise psychologique expérimentés sur lui par l’ignoble Don King avant qu’il ne les perfectionne auprès de Mike Tyson, son dérangeant masochisme à l’entraînement sur le tard, la candeur délirante du corps médical des 70s – à l’exception notable de son médecin personnel Ferdie Pacheco, et les bons mots méconnus du Greatest, dont je retiendrai deux perles :
(Alors qu’on s’enquiert de son possible trauma crânien subi sur le ring) « Vous avez déjà vu quelqu’un s’inquiéter à ce point pour un noir ? »
(Évoquant ses futurs rôles au cinéma, où il refuserait les scènes de sexe) « Kissinger n’en ferait pas, et je suis plus grand que Kissinger ! »

Vainqueur par KO en technique, mais décision partagée en artistique

L’écriture elle-même aurait pu achever de faire d’Ali : une vie un immense bouquin. Las, le style journalistique de Jonathan Eig, toujours précis, manque parfois de l’emphase et du lyrisme attendus. Il n’est pas Norman Mailer, et sa description des plus grands combats d’Ali peine à restituer leur vraie dimension dantesque – j’y mettrai deux bémols : son louable souci d’exactitude lorsqu’il évoque les aspects techniques des échanges, et l’excellent rendu crépusculaire des ultimes sorties de l’ex-Cassius Clay contre Holmes et Berbick. La version française est certes desservie par la qualité approximative d’une traduction que l’on devine expédiée : lourdeurs, erreurs de syntaxe et faiblesse du champ lexical pugilistique ne rendent sûrement pas justice au texte d’origine. C’est dommage.

Ces péchés-là demeurent véniels : une telle bio s’avère incontournable pour les fans de noble art et de livres épais, et elle sera infiniment plus offrable à tout béotien de l’Histoire du sport qu’une brochure sur la vie et l’oeuvre de Stéphane Guivarc’h.

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