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Sauf à tenir une rare espèce de pédophile négationniste, un auteur français qu’on voulut lyncher par deux fois pour ses écrits, aux sens propre et figuré du terme, mérite que l’on s’y intéresse de près. Le premier cas se présenta lorsque Pierre Jourde publia La littérature sans estomac, hilarant pamphlet brocardant quantité d’auteurs contemporains à succès, et des journalistes littéraires désormais pleinement intégrés au dispositif de promotion de l’industrie du livre. C’est parmi ces derniers qu’on eut la rancune la plus tenace, au point de toujours boycotter l’auteur dix-sept ans après les faits.
Un pays où l’on arrive qu’en s’égarant
Le second mouvement d’une foule haineuse à son endroit aurait pu avoir des conséquences plus tragiques que quelques ronds dans l’eau du Landerneau germanopratin : Pierre Jourde et sa famille furent agressés, poursuivis et caillassés jusque dans leur voiture par une poignée d’habitants du village d’origine de son père. Le motif de cette vindicte s’intitule Pays perdu. Huit ans plus tard, l’auteur relata l’incident dans La première pierre, l’occasion pour lui de s’interroger sur la somme d’incompréhensions y ayant abouti. Quiconque se met à dos intellectuels parisiens et paysans cantalous avec une égale facilité présente en apparence un profil de sale bonhomme chimiquement pur. À moins que Jourde ne soit de l’étoffe raréfiée dont on fait les hommes intègres, plus sûrement coupables de maladresses que de compromissions. Autant se forger son propre avis sur la question.
L’affaire est très vite gratifiante : dès l’ouverture de Pays perdu, alors que l’auteur narre son trajet en voiture vers le fief familial, aux côtés de son frère, on est saisi par la beauté de la langue, au rythme des incessants changements d’altitude et de direction, de routes qui s’étrécissent en chemins incertains. Le pays dont il est question est d’abord perdu à flanc de volcan, juste en-deçà de là où nait la steppe. « On n’y arrive qu’en s’égarant ». Précise à l’extrême mais dépourvue d’affectation, la phrase de Pierre Jourde évoque, par sa compacité et son évidence authentique, les maisons aux murs épais et couvertes de lauzes où se jouera l’essentiel des drames à venir.
« Dernier virage avant d’arriver. Plus haut, un troupeau qui sort d’un pré bouche la route. Mon frère arrête la voiture. Nous descendons un instant, prendre le dernier soleil. On est presque au plus haut du pays. Sur les dômes éloignés, la lumière qui s’attarde a l’air d’étaler des peaux de bêtes. En dessous, comme au fond d’un bassin d’eau verte, les vieux monstres allongés côte à côte étendent leurs crêtes interminables. Leurs durs cuirs crevassés, parasités de roches et d’arbres secs, émergent de gorges si abruptes qu’on n’en peut voir le fond. De maigres villages colonisent leurs échines. Microscopiques conglomérats de coquilles, ils semblent infiniment lointains. On perçoit pourtant, parfois, l’aboiement du chien et le bruit du tracteur, spectres de bruits humains accrochés à leurs vents. Puis de nouveau le silence infusé de rumeurs, où baignent les montagnes, éveillant en nous un même grondement, bruit fossile obstiné, sans articulation, sans parole. »
Une sublime rudesse, honorée sans euphémismes
Perdu, le pays l’est aussi pour l’écrivain, alors que le lien intime et merveilleux qui unissait l’enfant qu’il fut à cette terre change de nature, comme pour la modernité triomphante du siècle qui s’ouvre. Parmi les traditions séculaires de l’endroit, tout disparu est réputé avoir planqué quelque magot dans son logis. C’est l’une des raisons qui motivent la présence des frères Jourde, puisque leur cousin est mort il y a peu. Mais c’est un autre deuil, découvert une fois sur place, qui occupera les esprits pendant le week-end : la fille de leurs voisins, malade depuis toujours, vient de décéder. Il s’agira d’aller visiter la défunte et ses parents, puis d’assister à ses obsèques. L’occasion de détailler les visages, les allures et les vies des habitants des environs qui viennent tour à tour présenter leurs condoléances. Pays perdu est, d’après son auteur, une élégie à la petite Lucie, dont le caveau jouxtera celui de son propre père. Le souvenir de ce dernier, et d’une révélation ancienne sur son hérédité, reviennent alors hanter l’auteur. Il éprouve l’urgence d’écrire enfin sur ce drame fondateur, mais aussi sur la sublime rudesse de ce coin oublié qui a tant façonné son rapport au réel.
Pierre Jourde n’use pas d’euphémismes ou d’omissions utiles pour honorer cette rudesse-là : le vin en bouteille consignée qui aide à tout encaisser, les accidents sinistres sur la route ou aux champs, l’isolement croissant, encore accentué par la mécanisation, l’absence complète d’intimité au sein du village, l’hygiène approximative et la merde qui s’insinue partout. La rémanence de son regard d’enfant fait de ces êtres aux trognes de cavaliers d’Asie Centrale des figures formidables et archaïques tapies dans l’obscurité de foyers semblables à des cavernes. Comme les bâtisses mangées de lichen des hameaux abandonnés, les indigènes lui donnent les impressions conjointes et troublantes de témoigner de temps immémoriaux, et de se fondre peu à peu dans la nature sauvage qui les entoure. Il en rit tout en rappelant leurs drames innombrables, il livre ce qu’a d’essentiel et d’insurpassable leur réalité sans rien en atténuer, il exalte la saleté enveloppante qu’il a lui-même pénétrée jusqu’au cou, et ne perd aucune occasion de rappeler qu’il se sent appartenir depuis toujours à cette étrange société.
« C’est un des lieux du monde qui m’est le plus familier, c’est un de ceux, aussi, que je préfère.
Les dalles qui mènent à cette entrée sont généralement bien conchiées. L’étable est disposée tout en longueur, mais pas dans le prolongement de l’entrée. Elle s’enfonce vers la droite. Elle est aussi dépourvue de fenêtre. Qui entre lorsque les lieux sont vides d’animaux n’y voit d’abord que du noir. L’odeur assaille d’autant plus violemment, fumet acide et rongeant, qui empoigne, qui révolte, qui bouleverse l’âme. Juste à droite de l’entrée stagne le marigot de merde et d’urine dans lequel, tout enfant, je suis tombé, vêtu d’un impeccable tablier blanc. Les stalles des vaches sont disposées de part et d’autre, dans la longueur. Les bouses tombent dans une rase qu’on nettoie régulièrement. Y tombent aussi, lors des naissances de bêtes, les eaux et les poches placentaires, amas roses veinés de rouge que les chiens dévorent.
Il nous est arrivé d’aider à l’accouchement d’une bête, d’attacher à une corde les deux pieds du veau qui ne veut pas sortir, de tirer tout en pataugeant dans le purin ; surgit d’un coup, dans un jaillissement de déjections, une masse brune, glaireuse, repliée comme une larve d’insecte géant. »
Bien plus qu’un Délivrance au parfum d’aligot
En écrivant les ultimes pages de Pays perdu, dans lesquelles il porte en terre le cercueil de la petite Lucie, puis sacrifie à la coutume locale de la recherche des pièces d’or dans la pénombre de la maison du cousin défunt, Pierre Jourde imaginait sans doute son hommage au village de Lussaud, comme son serment d’appartenance à sa communauté, dénués d’équivoque. On sait qu’il en fut pour ses frais : le récit de l’accueil du livre par certains des habitants est l’objet de La première pierre, écrit huit ans après la polémique. Le choix du point de vue de son narrateur éclaire les intentions de Pierre Jourde : s’il se parle à lui-même à la deuxième personne, c’est pour expliquer à l’homme incrédule et traumatisé qui subit les faits l’enchaînement fâcheux de causes et d’effets qui en fut l’origine. Lui qui dit ironiser souvent sur le supposé pouvoir de la littérature rit jaune quand il convient qu’il aura tout de même fallu une certaine puissance à son art pour transformer des amis de cinquante ans en adversaires résolus à le blesser lui et sa famille – jusqu’à faire saigner son fils de un an et traiter ses deux enfants métis de « bougnoules ».
Du moins l’écriture aura-t-elle permis à l’auteur de recomposer et disséquer posément la triste séquence pour la comprendre mieux. Dans un style plus factuel et dépouillé qu’à l’accoutumée, il relate l’affrontement, puis le dépôt de plainte et le procès qui s’ensuivit. Grâce au témoignage décisif de villageois demeurés neutres, et bien que Jourde eût sévèrement abîmé l’un des assaillants, ces derniers furent condamnés. Mais ni la justice, qui lui donna raison, ni le storytelling simpliste de journalistes trop heureux d’opposer nature et culture, à la manière d’un Délivrance au parfum d’aligot, ne lui permit de se figurer avec exactitude le « pourquoi ? » de l’incident. Pour expliquer des méprises aussi fondamentales, il lui fallut creuser la psyché des « dieux de la mythologie », soudain si susceptibles, dépeints dans Pays perdu, mais aussi mettre à nu ses propres motivations, non dénuées de confusion, d’ambiguïté ou d’inconscience pure.
L’histoire d’un texte qui échappe à son créateur
Sur l’excellent blog – hélas en instance de fermeture – qu’il tient sur le site de l’Obs, comme dans quantité d’interviews, Pierre Jourde rappelle à l’envi que l’écriture doit procéder d’un projet et d’intentions affirmés et travaillés, lui qui moque volontiers les « autofictifs » incapables de mieux qu’un morne voyage autour de leur nombril. Il semble alors que la portée de Pays perdu ait dépassé son entendement, tant la matière abordée y est intime et passionnelle. C’est de son propre rapport à Lussaud, objet d’une véritable obsession datée de sa naissance, qu’il était question tout au long des 167 pages.
Sans doute ce motif aurait-il mérité une exposition plus claire, et permis au lecteur de comprendre combien la vision portée par le récit était fantasmée par essence, loin de la condescendance civilisatrice des carnets d’un explorateur d’antan. Mais il est aussi certain que cette réalité lui échappait en partie au moment d’écrire. De sorte que ses hyperboles, exagérations et mentions de secrets « connus de tous, mais dits par personne » purent être ressentis par certains des intéressés comme autant de trahisons gratuites et pleines de fiel, même si l’auteur tenta de s’en expliquer auprès d’eux par lettre avant de revenir au village et déclencher ainsi le fait divers que l’on sait. Le paradoxe navrant mis en lumière avec lucidité dans La première pierre est que Pierre Jourde s’aliéna définitivement l’amitié de ceux dont Pays perdu signifiait avant toute chose qu’il se réclamait des leurs.
« Mais toi-même tu sens qu’il y a autre chose encore, que tu parviens difficilement à formuler, que tu aurais du mal à faire comprendre. Comment dire cela ? D’une certaine manière, tout ce que tu as écrit, tu le revendiquais. Le livre prend tout, tu l’as dit, tout ce qu’il énonce est pour lui. Or, du même coup, il le devient. Ce n’était pas un livre satirique. C’était un livre qui revendiquait, comme lui appartenant en propre, à lui aussi, au-delà de tout jugement, la splendeur des horizons, l’horreur des blessures, la dureté des travaux, la mesquinerie des rivalités, l’héroïsme des vies ; la neige sur le volcan et les dents solitaires, la merde des vaches, les saouleries, l’ironie au coin d’un oeil bleu. Qui les revendiquait, bêtement sans doute, non pas comme des motifs de honte, mais comme des motifs de fierté. »
Lire, plutôt que lapider
À savoir si bien se faire honnir pour ce qu’il écrit – et ce malgré lui, comme il l’affirme – Pierre Jourde incarne une sorte de François Pignon de la littérature française, condamné au malentendu et au procès d’intention. Reste qu’il en est aujourd’hui l’un des plus grands stylistes, ainsi que l’un des rares écrivains qui mette autant d’exigence à penser son art. Que les premières pierres qu’on fut si prompt à lui jeter soient ou non méritées, il n’y a que de mauvais prétextes pour ne pas lire le magnifique Pays perdu, comme La première pierre, sa passionnante et douloureuse continuation.