Un endroit où aller, Robert Penn Warren

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Question pour ceux qui suivent : un roman sur la vie d’un universitaire américain, enseignant la littérature, irrémédiablement seul de ses premiers pas au crépuscule de sa vie, insatisfait par essence et porté sur le sexe et divers questionnements intimes sur l’existence, un roman chroniqué sur ce blog, qui plus est, est forcément de… Perdu, son auteur n’est pas Philip Roth, mais Robert Penn Warren, dont je vous accorde volontiers qu’il fait l’objet d’une autre de mes fixations de lecteur entre-deux-âges.

Le fils d’un bon-à-rien et d’un modèle d’obstination résignée

Si l’on substitue la pesanteur de l’appartenance au Sud profond à celle de la judaité et que l’on ajoute un bon trait de lyrisme et d’intérêt pour la nature, plusieurs oeuvres éminemment rothiennes ressemblent fort à Un endroit où aller, dernier roman de Robert Penn Warren, écrit à l’âge de soixante-douze ans. Il s’agit des mémoires narrées à la première personne de Jed Tewksbury, dont le titre indique opportunément qu’il fut toute sa vie un déraciné.

L’accident fondateur de cette errance survient peu après les 9 ans de ce fils de « whitetrash » de Dugton, Alabama. Il est raconté dès l’extraordinaire incipit d’Un endroit où aller : ivre, le bon-à-rien de père de Jed meurt biroute à la main après avoir chu de sa carriole en urinant sur la croupe d’un mulet. Sa mère, modèle d’obstination résignée, s’ingénie alors à faire de Jed un homme instruit – et sobre -, qui puisse quitter dès que possible la région maudite de sa naissance, et devenir quelqu’un.

« Sur ma vie, j’aurais été bien incapable de dire ce qui me poussait, semaine après semaine, à continuer de me pencher sur ce livre (de latin), de copier ce que j’avais l’intention d’apprendre dans l’intervalle. J’en ressentais aveuglément le besoin, voilà tout. J’avais faim, et je mangeais.

Aujourd’hui, cependant, avec le recul du temps, je crois que je comprends mieux. Ce n’était pas de la faim, c’était de la magie. C’était aussi profond, aussi primitif et subtil que cela. La réalité du comté de Claxford, pour moi, comme je l’ai dit, avait été gommée. Mais, en trouvant un nouveau nom pour une chose, on lui rendait la réalité. Par la magie du nom. Et, en trouvant des noms pour toutes les choses du monde, on pouvait créer un monde réel et différent. Le mot absurde sur la page était comme une petite ouverture dans une grande muraille. En regardant par le trou, on voyait un monde où tout était différent et brillant. Ce monde, je m’en rendais compte, frappé d’une étrange stupeur, n’était pas loin. Il était de l’autre côté du mur. »

Dugton – Chicago – Sienne – Chicago – Nashville

Adolescent rempli de colère et assoiffé d’ailleurs, Jed remplit la première partie du contrat, non sans avoir rencontré en Rozelle Hardcastle, reine de beauté de son lycée aussi douée que lui pour les langues vivantes et mortes, l’amour impossible de sa vie. Suit un cursus en faculté à Chicago, sous l’autorité d’un éminent professeur allemand, la guerre vécue comme officier de liaison auprès d’un groupe de partisans italiens, et un sage mariage avec la fille estimable et saine d’un pasteur luthérien du Dakota du Sud.

Son veuvage précoce est d’autant plus traumatisant qu’il inspire à Jed son premier succès académique, un article sur Dante, qui précède une fuite vers Nashville, quintessence culturelle de son Sud natal, où il intègre une communauté de bourgeois bohème dont le pilier n’est autre que sa chère Rozelle ; leurs amours adultères, précédant d’autres dérobades et migrations, sont le coeur d’Un endroit où aller.

« Je ne veux pas ici parler simplement d’attirance sexuelle. Je ne veux pas parler de l’automatisme rigide d’une habitude sexuelle bien établie. Je ne peux faire allusion à ce que l’on appelle « tomber amoureux ». Vous connaissez ces choses comme la plupart des gens. Ces choses existent dans le contexte de la vie et du monde tel que nous le connaissons. Ce dont je veux parler n’a aucun contexte, ça existe en soi ; c’est en soi un univers que cet élan qui se satisfait de lui-même.

Vous êtes-vous jamais trop éloigné de la rive quand la houle est trop forte après une tempête, et que la grande vague déferlante arrive sur vous avec fracas, vous dominant des tonnes de sa masse de marbre gris-vert, glacée et cependant en fusion, qui glisse vers vous car c’est bien de cela qu’elle a l’air avec sa frange emplumée d’écume qui fouette le bleu étincelant du ciel ? La masse se dresse et vacille sur le ciel juste au-dessus de vous. Vous savez que, si elle vous atteint dans sa chute, elle vous brisera les reins.

Mais plongez dessous. Percez-la. Entrez dans ses profondeurs. Insinuez-vous au plus intime de ses ténèbres frémissantes. C’est votre seul espoir. Alors vous entendez le fracas de la masse mortelle qui s’effondre derrière vous. Non, pas un bruit exactement ; une sorte d’exaspération des nerfs suivie par un silence, et dans ce silence vous entendez, littéralement maintenant, le grincement creux, sussurrant, des galets écrasés au-dessous de vous dans la profonde aspiration de l’eau.

Ce dont je parle ressemble à cela. Si vous y êtes passé, vous comprendrez. Sinon, vous avez sans doute eu de la chance. Vous auriez très bien pu ne pas vous en tirer pour vous retrouver respirant péniblement, bercé faiblement, lentement, pendant un moment, par le lent ressac du creux suivant. Tandis que vous êtes étendu là, après l’effort que vous avez fait pour retenir votre respiration dans les profondeurs de la vague, le soleil, oscillant très haut au-dessus de vous, paraît noir à vos yeux.

C’est de Rozelle Hardcastle que je parle. »

Une langue mûre entre toutes

Malgré sa proximité aux thèmes de prédilection d’un Philip Roth, comme d’un bon paquet d’écrivains américains de moindre calibre, ce qui rend ce roman absolument unique est la formidable qualité de sa langue. Pour qui a lu son chef d’oeuvre absolu Tous les hommes du roi, publié en 1946, puis La grande forêt et Les rendez-vous de la clairière, Un endroit où aller présente le stade ultime de la maturation de Robert Penn Warren en tant que romancier. Triviale ou poétique, ironique ou mélancolique, distanciée ou ardente, la voix unique de Jed rend captivante une vie d’homme pourtant déjà lue bien des fois. Qu’importe l’exotisme quand les mots sont si bien choisis.

Servi par une très belle traduction, le registre de l’auteur, rarissime lauréat des prix Pulitzer de roman et de poésie, est ici d’une ampleur et d’une liberté incroyables. Si ce roman est exigeant, comme toujours chez lui, la gratification qu’il procure n’a guère d’équivalents. J’ai vite cessé de photographier, comme j’en ai l’habitude en cours de lecture, les pages les plus remarquables d’Un endroit où aller, faute de quoi j’en aurais stocké l’édition numérique intégrale sur mon téléphone.

« Durant les dernières semaines, j’avais entamé une étrange période. Il me semblait que j’avais, en quelque sorte, perdu le droit de voter dans le conseil arrêtant le sort de Jed Tewksbury ; que j’attendais simplement devant les grandes portes de noyer fermées sur la pièce où la décision serait prise. Mais sur quoi porterait cette décision, je l’ignorais. Je ne pouvais qu’attendre, dans une immense antichambre d’apparence officielle, que les portes noires aux lourdes ferrures de bronze ciselé s’ouvrent silencieusement et qu’une voix m’appelle. »

L’intraduisible mélancolie des exilés

La langue confère un relief particulier aux considérations de Jed sur le temps qui s’échappe, l’inévitable solitude, et le bonheur « trop facilement confondu avec des moments de surexcitation ». Elle rend aussi à la perfection la succession de décennies de routine, ponctuée des moments brefs et décisifs qui façonnent une psyché dans laquelle ils résonnent sans cesse, l’ensemble constituant une vie. Pour Jed, ces moments-là sont une humiliation à l’ombre d’un savonnier saponaire, la vision d’une main conquise qui se dérobe, des confidences au coin du feu, un doigt qui presse une détente, et la blessure fulgurante que lui procure le premier contact avec l’intimité de Rozelle.

Du point de vue de cet homme programmé pour échapper à ses racines, qui s’interroge toute sa vie sur l’existence d’un hypothétique « endroit où aller », la sublime Rozelle constitue, outre une amante extraordinaire, un refuge en soi : elle aussi comprend que le monde étriqué de péquenots dont elle vient ne s’extraira jamais d’elle, quoi qu’elle devienne à des milliers de kilomètres du croupion de l’Alabama. Ils avaient en commun de savoir qu’ils partiraient, et partagent désormais, où qu’ils se croisent, l’intraduisible mélancolie des exilés.

« Il était tard. Je regagnai le quartier de l’université et le grenier tombant plus ou moins en ruine que je louais dans l’une des petites rues transversales ; et de nouveau j’éprouvai ce sentiment de bonheur. Un bonheur qui reposait sur l’impression d’une absence de passé. Si rien ne vous est jamais arrivé, rien ne vous empêche d’être heureux.  Et demain encore, pusiqu’aujourd’hui rien ne vous est arrivé en dehors du fait que vous avez survécu.  On pourrait dire, je suppose, que ce bonheur repose sur la découverte de l’essence du moi : quand devant vous s’écoulent les eaux sombres poussées par le vent chargé de neige et que derrière vous s’étend la toundra, alors la conscience du moi est le point de rencontre de la perception de l’absence du passé et de celle de l’absence d’avenir. »

Aussi immense que Philip Roth

Outre celui de Rozelle, dépeinte au travers de leur relation erratique, les mots choisis de Robert Penn Warren dressent les portraits somptueux des femmes qui auront compté pour Jeb : son admirable et cinglante mère Elvira, Mademoiselle McClatty, sa première professeur de latin s’excusant presque d’avoir trop oublié pour satisfaire son appétit de savoir, Dauphine, son flirt de fac et seconde épouse richarde, stalinienne, délurée et indépendante, sa première femme si vieux jeu Agnès, que Jeb aima, justement, pour sa réserve, ou Dee-Dee, belle-tante de Rozelle, impeccable pendant féminin des mythiques et passionnés « gentlemen du Sud ».

Le témoignage de Jed Tewksbury passionne car il est celui d’un homme qui sait dire toute la complexité et les paradoxes de sa condition, au contraire de l’essentiel des bipèdes porteurs d’un chromosome Y. Testament littéraire de Robert Penn Warren, Un endroit où aller est ainsi l’oeuvre aboutie entre toutes d’un maître absolu du langage, doublé d’un observateur sage et patient. J’ai déjà dit sur ce site mon étonnement de voir un auteur de cette importance demeurer à ce point méconnu chez nous. Dans un pays d’amoureux de Philip Roth, le mystère s’est encore épaissi.

« Une semaine ou deux après le début de notre liaison, elle m’annonça qu’ils – les Carrington – offraient un petit dîner en l’honneur d’un poète venu lire ses oeuvres à l’université ; il y aurait juste quelques autres invités, des gens que j’aimais particulièrement, dit Rozelle, et il fallait absolument que j’en sois. Je refusai, je dis que j’en avais terminé avec les dîners dans la maison de Lawford Carrington, que je n’étais certainement pas un gentleman du Sud, ni un gentleman tout court, et que je ne prétendais pas à un sens délicat de l’honneur, mais que je serais mal à l’aise à ma manière de péquenot si j’buvais sa gnôle et que j’bouff’ sa barbaque alors que j’me tapais sa femme. À quoi elle répliqua que bien des gentlemen du Sud de sa connaissance – avec noms à l’appui quand je voudrais – s’asseyaient très régulièrement à la table d’un monsieur dont ils avaient enfilé la femme l’après-midi à lui faire perdre le souffle, et que, gentleman du Sud ou pas, je ne me taperais plus jamais la femme de Lawford Carrington si je ne me rendais pas à l’invitation.

(…)
Donc, je m’assis à la table de celui que j’avais cocufié, ravalai la gêne qui, chez des gens mieux policés, aurait pu passer pour un sens de l’honneur, et la noyai dans des goulées d’alcool, allant du sour mash étiquette noire à un noble cognac en passant par un généreux Médoc ; d’une manière générale, je m’arrangeai pour me divertir agréablement en parlant aux dames, tout en (…) observant l’invité d’honneur boire au point de se trouver approximativement dans l’état d’une mule qui s’en va chancelant à l’aveuglette après qu’on a corrigé son comportement en lui assénant un bon coup sur la tête avec une barre de noyer blanc.

Au plan le plus superficiel de ma conscience, j’avais presque oublié que ma vie avait grandement changé depuis la dernière fois que j’étais dans cette maison, mais quand, dans le tohu-bohu accompagnant la remise sur pied du poète ivre et l’organisation du départ général, nous nous sommes retrouvés Rozelle et moi un instant ensemble dans le vestiaire de l’entrée, elle se saisit de mon membre, le tirailla amicalement, et après un regard à mon visage qui devait être blanc et horrifié, elle partit d’un délicieux fou rire. Ce n’était pas la dernière fois qu’elle devait me causer une frayeur mortelle.»

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