Tous les hommes du roi, Robert Penn Warren

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On peut ne pas aimer les chats et reconnaître l’intérêt qu’il y a parfois à dérouler une pelote de laine jusqu’au bout. Supposez que Hunter S. Thompson soit l’un de vos auteurs favoris, et qu’une fois son oeuvre dûment digérée vous braviez le mur de la langue pour lire un recueil de ses interviews en VO. Au détour d’une réponse, ce passionné de politique et admirateur fervent des plus grands romanciers de ses compatriotes confie que Tous les hommes du roi, d’un certain Robert Penn Warren, est son ‘roman politique préféré’.

Une tragédie lyrique gorgée de sud profond

Connaissant l’individu, il y a gros à parier que vous teniez celui qui fut son véritable livre de chevet, plus encore que Gatsby le magnifique ou L’adieu aux armes, chefs d’oeuvres universels que le bougre tapa mot pour mot à la machine afin d’apprendre à écrire comme les plus grands. De quoi piquer la curiosité du vrai fan de ‘HST’, et inciter à rechercher une copie de Tous les hommes du roi, certes récompensé du Prix Pulitzer en 1947 mais toujours méconnu en France. Bénie soit donc Monsieur Toussaint Louverture, la maison à laquelle nous devons l’actuelle édition française de cette oeuvre inclassable d’un critique et poète né en 1905 dans le Kentucky – dont était aussi originaire Thompson.

«Ce n’est pas possible, ils ne sont pas vivants, pensai-je en traversant le hall, «pas vivants du tout»… Mais je savais qu’ils l’étaient. Voilà, on arrive dans un endroit inconnu, une ville comme Mason City, on prend des êtres pour des illusions, mais ils sont vivants ; vous savez qu’ils ont été enfants, qu’ils ont pataugé dans les rivières, et qu’un peu plus grands ils sortaient s’accouder à la clôture pour contempler la campagne et le ciel au soleil couchant, et ils ne comprenaient pas leurs propres sentiments, se demandant s’ils étaient heureux ou tristes. Puis, devenus adultes, ils couchaient avec leur femme, chatouillaient leurs bébés pour les faire rire, s’en allaient travailler le matin, tout cela sans savoir ce qu’ils voulaient, ce qui ne les empêchait pas d’agir en connaissance de cause et de chercher à bien faire, en tout cas ils fournissaient toujours de bonnes raisons pour expliquer leurs actes ; et, devenus vieux, ils perdaient tous motifs d’agir et s’installaient sur le banc du bourrelier et critiquaient les motifs d’autrui, mais ils en avaient oublié le sens»

Inutile de tenter de livrer un synopsis de ce roman infiniment complexe, construit d’un bout à l’autre avec une précision folle. Il semble que sa récente adaptation au cinéma, sortie en 2006, ait été un four considérable en dépit d’une distribution stratosphérique – Sean Penn, Kate Winslett, Jude Law, Anthony Hopkins, Mark Ruffalo, James Gandolfini, n’en jetez plus… -, la faute à un scénario complètement sagouiné. La précédente, Oscar du meilleur film en 1950 et centrée sur la dimension strictement politique du roman, fut d’infiniment meilleure facture, bien qu’elle ne rendît que de manière partielle la puissance de cette tragédie lyrique et volontiers philosophique, pleine de la poussière tourbillonnante des routes, de la chaleur sèche ou moite qui écrase tout, des parfums capiteux des bayous, comme de l’exentricité, des frustrations identitaires et des manières suranées du vieux sud américain.

Tous responsables, et tous coupables

Les événements relatés ont lieu à la fin des années 30 et sont centrés autour de la carrière du gouverneur de Louisiane Willie Stark, un péquenot épris de justice devenu avocat, puis tribun populiste dénué du moindre scrupule. Le narrateur – et véritable héros – est Jack Burden, historien raté, journaliste dénué d’ambition et âme damnée de Stark, bombardé fouille-merde officiel du gouverneur. Le politicard au charisme de télévangéliste garde le mélancolique Jack dans son sillage comme une lampe attire les phalènes, et fait de celui-ci le grand témoin des manoeuvres les moins avouables de son règne.

« La loi, c’est une couverture pour une personne dans un lit deux places où sont couchés trois types par une nuit glaciale. On aura beau tirer dans tous les sens, y aura jamais assez pour couvrir tout le monde et quelqu’un finira forcément par choper une pneumonie. Merde ! La loi c’est le pantalon acheté l’année dernière pour un gamin en pleine croissance qui se retrouve les mollets à l’air parce que les coutures ont craqué. La loi est toujours trop courte ou trop serrée pour une humanité en pleine expansion »

Autour de ce duo gravite une galerie de personnages dont le regard détaché et affûté de Jack découvre peu à peu les failles, les secrets et les remords. Aucun n’est celui qu’il paraît être, et chacun jouera un rôle décisif dans le drame en gestation. Le clan du gouverneur inclut sa maîtresse et secrétaire particulière, son vice-gouverneur onctueux et magouilleur, son chauffeur et garde-du-corps simplet, ainsi que son épouse bienveillante à tout prix et son malappris de fiston. Les proches de Jack sont aussi happés un à un par l’intrigue, qu’il s’agisse de sa mère mangeuse d’hommes, d’un vieux juge gentleman et adversaire de Stark, de son père devenu ermite et mystique ou de ses deux amis Anne et Adam Stanton, enfants de l’ancien gouverneur, respectivement amour de jeunesse de Jack et chirurgien idéaliste et réputé.

Corruption, perte et rédemption

À mesure que Jack Burden aide Willie Stark dans son ascension politique en déterrant d’anciens dossiers compromettants, il interroge sa propre vision du monde : d’abord, la réalité du rapport entre le bien et la vertu, au contact d’un gouverneur dont le credo est que toute bonne action serait un effet collatéral de la poursuite amorale d’un intérêt particulier. Jack a-t-il toujours fait le bien quand il s’est cru chevaleresque, ou mal agi en servant un démagogue ? Ensuite, la manière dont le passé détermine l’ensemble des décisions d’un individu, loin de la possibilité d’un libre-arbitre. Enfin, l’intérêt véritable de la quête de la vérité, jusqu’à celle de son histoire personnelle, découverte dans des circonstances aussi terribles qu’inattendues.

«Nous gardons très peu de véritables images du genre de celle dont je parle : celles qui deviennent de plus en plus vivantes, comme si les années qui s’écoulent n’estompaient pas leur réalité, mais découvraient au contraire, petit à petit, tels des voiles tombant un à un, des significations cachées, invisibles, au premier abord. Le dernier voile ne tombera probablement jamais, car nous ne disposons pas d’un nombre suffisant d’années, mais la netteté de l’image augmente et aussi notre certitude que la clarté a un sens, ou est la légende de ce sens, et, sans l’image, la vie ne serait plus rien qu’un vieux rouleau de film jeté dans un tiroir parmi les lettres restées sans réponse.»

Robert Penn Warren affirmait que le sujet politique de Tous les hommes du roi, largement inspiré de la vraie histoire du démagogue Huey Long, était avant tout le prétexte d’une auscultation des âmes, et propice à une réflexion sur la corruption, la perte et la rédemption. Mais cette approche ne diminue en rien sa valeur de grand livre politique, puisqu’il rappelle avec une force rare à quel point le destin d’un peuple est lié à celui de gens de pouvoir désespérément humains, et combien le péril du populisme est consubstantiel à la démocratie.

Merci, les chats

Je laisserai mes futurs biographes discuter du poids d’une prescription d’Hunter S. Thompson dans mon appréciation subjective de ce bouquin. Reste que je suis incapable d’en citer plus de dix autres qui m’aient laissé dans un état pareil, à la fois bouleversé par le destin et l’épaisseur des personnages, rempli de questions sur mon propre jugement moral, et subjugué par la beauté et la maîtrise de la langue.

«Les yeux éblouis, j’abaissai donc le pare-soleil et appuyai sur le champignon ; je continuai vers l’ouest. Car l’Ouest est la région où nous projetons tous d’aller un jour. C’est là où l’on va quand la terre ne rend plus et lorsque les pins de Virginie gagnent du terrain. C’est là où l’on va quand arrive la lettre disant : Sauve-toi, tout est découvert. C’est là où l’on va, lorsque abaissant son regard sur la lame entre ses mains on y voit du sang ; lorsqu’on vous déclare que vous n’êtes qu’une goutte d’eau dans l’océan. C’est là où l’on va quand on vous raconte qu’il y a «bien sûr de l’or là-bas dans c’te montagne». C’est là où l’on va pour s’élever au rythme du pays. C’est là où l’on va pour y finir ses jours. Ou bien est-ce tout bonnement là où l’on va.»

Tous les hommes du roi est l’un des livres les plus importants que j’aie jamais lus. De quoi – une nouvelle fois – remercier Hunter S. Thompson, mais aussi les chats, pour m’avoir montré l’exemple. Ce qui allait déjà moins de soi.

Pour le round 2 consacré au texte original, c’est ici.

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