Le Caillou, Sigolène Vinson

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Alors voilà : Sigolène Vinson est, entre autres, la chroniqueuse judiciaire de Charlie Hebdo. Elle a survécu à l’attentat, par la grâce de la logique tordue d’un des frangins Ducon. Je suis de ceux pour qui il reste inenvisageable d’en faire abstraction. Parce que, des mois durant, la moindre allusion au 7 janvier 2015 m’a transformé en un tas de ganglions tremblotants. Ça va mieux, merci. Le temps et Le lambeau ont fait leur travail. Mais pas au point d’oublier qui est toujours, entre autres, Sigolène Vinson.

Il y avait ça, et puis aussi cette manière de hype dont je me méfie un peu. Parce que l’auteure compte pas mal d’inconditionnels parmi les personnes dont je suis les chroniques littéraires sur la toile. Des zélateurs inaltérables, voire des frappadingues complets. De quoi inspirer une prudence de Sioux, et expliquer pourquoi Le Caillou demeurait confiné dans mon mètre cube de bouquins à lire depuis le dernier Salon du livre. Un achat en forme d’encouragement au Tripode, l’éditeur de l’ami Nicolas Zeisler. Bel objet, également, disons-le. De ceux dont la présence honore une pile à lire, justement. Bref, ce Caillou avait un bon profil d’éternel pilier de PAL. Ces bouquins qu’on finit par donner en ânonnant une recommandation neutre à l’heureux récipiendaire, histoire d’enfin soulager sa conscience. Une vie de lecteur n’a pas que des moments de gloire.

Et puis il y eut cette remarque, le 30 décembre dernier, après que je me fus une nouvelle fois piqué de scander ma liste de bouquins de l’année sur un réseau social débordant de déclamations égotiques. « Ça manque quand même de gonzesses tout ça » . Suivi d’un smiley, histoire de m’achever. « Ah bon, vraiment ? C’est fou, ça. Je suis aussi étonné que vous, ce que c’est que le hasard, tout de même » aurais-je répondu, si j’avais eu la conscience d’un coyote à foie jaune. Non : j’ai dit « Vrai ! ». Parce que c’était vrai. La cause première de l’absence de femmes dans ma liste n’était même pas le manque de bol : je n’avais juste pas lu de livres écrits par des écrivaines en 2018. Enfin, à la notable exception du dernier Christine Angot, dont j’ai extrait une chronique qu’on dira moins bienveillante que d’habitude. Hou, les cornes.

Arrive le moment où s’impose un choix décisif entre un récit de lecture destiné à faire envie, et l’équivalent de huit copies doubles de dissertation toute râturée sur le sexe des livres, mâtinée des dispensables fulgurances d’une auto-analyse de comptoir. Bref : j’ai posé mes couilles, et j’ai lu Le Caillou.

La quatrième de couverture le dira mieux que moi : « C’est l’histoire d’une femme qui voulait devenir un caillou. » En l’espèce, elle nous livre son enlisement inexorable dans la dépression, évoquant plus en cela les esseulés qui se racontent des craques dans les nouvelles de Gilles Marchand que l’ordinaire du désabusé cynique houellebecquien. D’ailleurs, elle n’a pas de nom, elle non plus. Elle est parisienne, fut prof de lettres, travaille comme serveuse aux Abbesses, craque pour un client de son rade qui le lui rend peu, et écrase sa figure aux fenêtres de son 28 mètres carrés, les yeux dans le vague. Tout le confort moderne.

Un piton reste toutefois accroché à la falaise, prévenant la chute définitive. C’est la drôle d’amitié avec Monsieur Bernard, son antique voisin de palier malade du coeur. Il déboule chez elle une nuit, pour une bête histoire de clés. S’ensuit une relation tendre et vacharde. Dans son F2 qui sent la marée et le jus d’orange périmé, Bernard lui parle de sculpture, lui montre ses bouquins d’art, et la prend pour modèle d’esquisses sans cesse reprises. Un jour, il casse sa pipe, faute d’avoir poursuivi son traitement. Un grand garçon comme lui. Elle veut savoir pourquoi. Le vieux allait souvent en Corse, dans une pension pas loin de Porticcio. Il lui reste mille trois cent euros sur son compte : elle ira en juger sur place. Et puis c’est minéral, la Corse. Sans doute un bon endroit pour devenir un caillou.

Sa réalité à elle ne ressemble à aucune autre. Elle la décrit de manière directe, brute, sans fanfreluches, gorgée de sensations, jamais soucieuse de l’embellir ou d’y avoir le beau rôle. Normal, pour une dépressive. Oui, mais on sent en permanence un truc de guingois, une perception altérée des choses qu’il est pourtant impossible de déconstruire. La côte sud d’Ajaccio est à la fois accueillante et inhospitalière, splendide au-delà du supportable, et ses quelques habitants aussi rudes dans le discours que bienveillants dans les faits, à l’image de Monsieur Bernard. Alors que les Corses du bord de mer picolent pour survivre à la beauté létale de leurs couchers de soleil, et roulent en pots de yahourt électriques une fois paumés leurs douze points, ceux de l’intérieur sont plus solidaires : chaque jour, ils s’entretuent carrément, par compassion, ce que Corse Matin reprend comme une mélopée dans son édition du lendemain.

Le carton-pâte d’un décor si artificiellement authentique survivra-t-il aux 195 pages du Caillou ? Tout porte à croire que ce court roman a plus de tiroirs qu’escompté, et pas qu’un seul, mais je ne dirai rien. Enfin, un peu, de fait, l’essentiel étant ici de rester imbitable. Le truc, c’est qu’en toute circonstance, et même si elle nous désespère plus souvent qu’à son tour, on a juste envie que la narratrice aille mieux. C’est à dire : qu’elle évite, en dépit de tout, de se transformer en ce fameux caillou. J’en dirai autant de l’auteure, pour les raisons que l’on sait, en gardant bien en tête que ce livre fut écrit avant le 7 janvier 2015, et que sa carrière de romancière se poursuit bien au-delà. C’est mérité. Puisse-t-elle nous ravir d’autres oeuvres de cette trempe-là. Je mettrai moins longtemps à m’y risquer.

2 commentaires sur “Le Caillou, Sigolène Vinson

  1. D’autant plus touchant que tu verses rarement dans le sentimentalisme au point de verbaliser que tu as de l’empathie, voire de la tendresse, pour celles et ceux qui traînent des casseroles 😉
    Je regrette déjà d’avoir une pile de livres trop grosse sur ma table de chevet. Mais tu peux peut-être me le prêter à une prochaine occasion ?
    xxx

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