Des mirages plein les poches, Gilles Marchand

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Il faut savoir penser contre soi-même. Parce que c’est une condition nécessaire à l’empathie, et parce que ça rend souvent moins con. Il faut parfois lire contre soi-même, pour des motifs voisins, mais aussi parce qu’un kif inhabituel est d’autant plus intéresant.

Honnir l’onirisme ?

Prenez un lecteur de bientôt 44 ans, que nous appellerons A. Il choisit drastiquement l’essentiel de ses bouquins : de la fiction française ou anglo-saxonne, parfois du polar, toujours bien ancrée dans la vérité vraie. C’est-à-dire que A. a l’estomac délicat quand il s’agit de poésie diaphane, de lyrisme assumé ou de métaphores filées. Le fantastique ne le rebute pas, mais il doit s’agir d’histoires de clowns extraterrestres qui mangent des enfants. Des choses salement terre-à-terre, quoi. L’onirisme, lui, est un vrai problème.

Pour sûr, A. a lu tout Boris Vian à 14 ans ; il s’en félicite, d’ailleurs, vu qu’il sent confusément à quel point le A. de la génération d’après s’ennuierait ferme après 20 pages de L’herbe rouge. Pour faire bien, A. a longtemps prétendu que les délires de junkie du Burroughs du Festin nu étaient sublimissimes, avant de s’avouer le risible snobisme de sa posture : il s’était ennuyé, et pas qu’un peu. Pour autant, A. apprécie franchement ce qu’écrit Gilles Marchand. Étonnant, non ?

Cinquante nuances de solitude

À l’attention de ceux qui n’auraient pas suivi, on parle ici de l’auteur d’Une bouche sans personne – lu et approuvé par A. – et d’Un funambule sur le sable. Dans le premier de ces deux opus, l’immiscion progressive de l’imaginaire dans le quotidien du narrateur est une protection que son esprit déploie, à l’heure de révéler au monde l’histoire tragique de son enfance. La poésie de ce roman n’est pas une coquette fin en soi, mais elle aide à comprendre une psyché tourmentée.

Plus subtil, l’onirisme de Des mirages plein les poches est aussi une protection. Les héros successifs de ce court recueil de nouvelles sont des hommes seuls. Cette solitude, qu’ils tentent d’y remédier ou qu’ils livrent au lecteur des souvenirs précieux, les a rendus mélancoliques, nostalgiques, voire affectés d’un pète au casque.

Se raconter des histoires, tout en narrant la sienne

On croise pèle-mêle un musicien de rue, une ancienne gloire de foot amateur, un accumulateur d’objets inutiles balancés par ses voisins, un gratte-papier placardisé en procédure disciplinaire, et pas mal d’autres mecs en errance. Leur point commun est qu’ils se racontent des histoires, gentiment absurdes ou abracadabrantesques, tout en narrant la leur. Et il faudrait être foutrement cruel pour le leur reprocher.

Le style fluide et travaillé, sans affectation, donne une voix authentique à ces touchants reclus en eux-même qui parlent à la première personne. Et l’ensemble sonne ainsi fort juste : c’est ce qui satisfera l’homologue de A., soit le lecteur solidement campé dans la glaise, tandis que le rêveur s’y plaira sans effort.

Au pied de tous les bons sapins

Ajoutons que le format un rien suranné du recueil de nouvelles pourrait faire des merveilles auprès de ceux qui voudraient lire plus, mais restent sur une triste série de pavés lâchés avant la page 50. On souhaite aux sapins au pied desquels il trouveront peut-être Des mirages plein les poches un destin moins funeste que celui de l’arbre de Noël de We wish you, l’un des petits bijoux de ce très chouette bouquin. Qui peut se lire contre, mais surtout pour soi-même. Parole de A.

Extrait :

« La nuit était tombée beaucoup trop tôt selon ma mère et un peu trop tard selon mon père qui n’en pouvait plus de l’énergie déployée par son épouse pour célébrer l’arrivée du père Saint-Nicolas, comme elle avait décidé de l’appeler par commodité. L’obscurité de l’extérieur avait peu à peu envahi le salon jusqu’à ce que l’on nous somme de procéder à l’allumage du sapin. Il avait fallu que mon père revête une cravate afin de donner à la scène des allures de cérémonie. Maman avait voulu y installer des bougies mais mon père avait voté contre : trop dangereux. Ce serait des guirlandes électriques. Une fois installées, il suffisait de les brancher sur la multiprise à rallonge qui courait le long de la plinthe, s’enfonçait sous le tapis et venait se ficher dans le mur, cohabitant avec les câbles de la télé, du magnétoscope, du poste de radio, du poêle électrique et de la lampe de bureau. Une bonne demi-douzaine de prises en tout genre, emmêlées mais conformes aux règles de sécurité élémentaires édictées par mon père. La cérémonie de l’allumage eut donc lieu : mon père en cravate, à quatre pattes sous le bureau, se demandant s’il valait mieux débrancher le magnétoscope ou la lampe pour libérer une prise, optant finalement pour le poêle électrique dont la veilleuse s’éteignit, provoquant les hurlements de ma mère qui estimait que le poêle participait à sa manière à l’ambiance de Noël, alors que le magnétoscope, lui, ne servait à rien. Le magnétoscope fut donc débranché et les guirlandes du sapin branchées. Sans que la lumière se fît. Mon père dut vérifier toutes les ampoules montées en série, afin de découvrir laquelle était défectueuse et empêchait les autres de s’allumer. Il y parvient au bout de trente minutes, ce qui constitue le record de durée pour une cérémonie dans l’histoire de notre famille. »

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