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Tant de gens lisent ou ont déjà lu Le lambeau, de Philippe Lançon, qu’il ne s’agit plus vraiment d’en faire la promotion, mais plutôt de livrer mes propres impressions à l’issue de cinq cent pages qui ne laissent pas indemne. J’ai moi-même été captivé par les comptes-rendus de lecture de pas mal d’autres personnes, dont la plupart ne cachent pas à quel point elles furent atteintes par la tuerie de Charlie Hebdo.
Survivre aux ‘jambes noires’
Défiguré et blessé aux deux bras par les balles des frères Kouachi, Philippe Lançon livre le récit intime, profond et stupéfiant de sincérité de sa reconstruction. C’est d’abord une promesse de fascination et de répulsion : il s’agit d’affronter le point de vue de l’auteur sur les deux minutes fatidiques qui, vécues d’autrement plus loin, ont foutu en l’air des millions de français. J’ai hésité devant l’obstacle. Lançon n’occulte rien de ses souvenirs d’hypermnésique, introduisant la conférence de rédaction maudite par petites touches. Il évoque le Charlie de début 2015, une institution abandonnée de tous, au bord du précipice, tout juste mue par l’enthousiasme indéfectible d’une bande de copains. Ce bref rappel fait presque plus mal que ce qui suit. Et il se présente lui, Philippe Lançon, ex-futur reporter éveillé aux questions de l’islam et du monde arabe, et critique littéraire un peu en retrait des piliers du journal. Ou plutôt : il présente le Philippe d’avant, celui dont le narrateur commence à se dissocier dès qu’il git dans son sang et celui de ses voisins. Tout le livre est un travail de deuil de ce Philippe-là.
Les soixante pages de description de l’attentat sont un tour de force littéraire. C’est cru, précis, exhaustif, à la fois photographique et profondément subjectif. Il y chez Lançon très peu de colère et de détestation pour les ‘jambes noires’ – il n’en verra pas plus – qui commettent l’indicible. Il n’insiste pas non plus sur l’effroi, réduit à l’extrême par la soudaineté de l’attaque. En revanche, quantité de comparaisons et de métaphores parfois incongrues, jaillies dans l’instant de l’inconscient de ce grand amateur de poésie, l’aident déjà à supporter ce qu’il vit et voit, comme à rendre hommage à ceux qu’il quitte à jamais, assis sur un fauteuil puis extrait à bout de bras du charnier par les secouristes. On salue les morts avec lui. Cet adieu-là fait du bien. Et c’est fini. Le lambeau n’est pas un livre sur l’attentat, mais sur une manière d’y survivre.
Prisonnier du présent
Pour Philippe Lançon, cette survie passe par le langage et la relation, avec un soin maniaque, de la succession des mois d’hospitalisation, des dix-sept interventions chirurgicales, de ses progrès et rechutes à l’avenant, et des interactions avec ses proches, le personnel des services de chirurgie et de réadaptation, et les policiers chargés de sa protection. A des fins de précision, il va jusqu’à reproduire ses correspondances et articles de l’époque. On pouvait craindre, au-delà de l’importance infinie de son propos, un effet de répétition au fil des pages de ce pavé. Le risque était d’autant plus présent que le texte, à l’évidence, fut respecté à l’extrême par l’éditeur, au point d’accepter que l’auteur racontât plusieurs fois certains épisodes précis. Il y a des livres plus faciles à amputer que celui-ci. Et c’est tant mieux : jamais la qualité de l’écriture ni l’intensité du contenu ne se diluent. La compétence et l’humanité des médecins, soignants et policiers est soulignée tout au long d’une galerie de portraits justes et vivants. L’élégance de l’auteur consiste à honorer le service public en choisissant de mettre en valeur ses représentants, tout en évitant le pathos d’usage sur le malaise des fonctionnaires et la pénurie des moyens, aussi réels qu’ils puissent l’être. Le vieux routier des hôpitaux que je suis a apprécié ce récit de patient sans guère d’équivalent.
Une figure se détache de cette armée, celle de Chloé, la chirurgienne à la fois autoritaire et compréhensive, amicale et distante, mal fagotée et séduisante – ce dernier point sera souligné par le président Hollande lui-même dans un aparté savoureux avec Lançon, des mois après sa visite à la Pitié Salpêtrière. Le rendu de la richesse du lien entre Chloé et Philippe est exceptionnel, et la quantité de paradoxes qui s’y rattachent révèle en creux la nature profonde de la transformation de l’auteur. L’ancien Philippe, on l’a dit, est à jamais resté au 10 rue Nicolas Appert. Incapable de se projeter au-delà de sa guérison, le nouveau est prisonnier du présent, une condition qu’il ne refuse pas malgré la souffrance – en témoignent le « cocon » humain et matériel qu’il se constitue, ainsi que sa réticence à quitter ses chambres d’hôpital successives -, et sa perception désormais sans filtre des choses et des êtres lui permet de rendre compte de toute leur complexité. Il n’hésite pas, même s’il déplore d’avoir eu à le faire, à exclure du « cocon » des personnes aimées, simplement coupables de l’avoir visité au mauvais moment, voire à concéder son soulagement quand sa compagne à fleur de peau doit repartir pour New York.
La vie d’après
Pour ce journaliste écrivain, bavard impénitent qui expérimente la privation de la parole, les mots conservent une importance fondamentale, mais son rapport au langage évolue. On s’étonne avec lui de la poésie des bribes de phrases consignées dans le premier carnet utilisé pour échanger avec ses proches, puis de sa préférence pour une ardoise Véléda, qui fait un meilleur substitut de parole puisque les phrases finissent par y disparaître. On l’observe avec angoisse lire de moins en moins facilement, mais se raccrocher jusque sur le brancard qui le conduit au bloc à la lecture répétée de ses extraits de bouquins favoris. On découvre comment sa lecture de ses auteurs fétiches – Proust, Mann, Kafka – se transforme, même si sa fidélité ne faiblit pas. Et si on le sait incapable de sourire, intérieurement comme au sens propre, il cisèle des passages irrésistibles d’ironie, voire d’un humour absurde, qu’il s’arrange pour que son ex-femme et sa compagne ne se croisent pas à son chevet, qu’il reluque sans pouvoir y toucher les petits fours des célébrations officielles, ou qu’il appréhende les limites d’une conversation transatlantique sur Facetime avec un pansement sur la bouche.
Il y a une vie, après le 7 janvier. Et c’est vrai pour qui y laissa la moitié du visage, trois ans de bien-être physique et psychologique, et tant d’êtres chers. On peut s’en émerveiller à juste titre, et y puiser l’inspiration pour achever de s’en relever soi-même. Je suis le premier à concéder en avoir encore besoin. Mais Le lambeau n’est pas un pur livre consolatoire pour autant. Les derniers mots de cette œuvre puissante et nécessaire rappellent pourquoi c’est impossible. Et pourquoi il faudra remercier, aimer et soutenir sans relâche le nouveau Philippe Lançon.