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Il y a peut-être une forme d’hypocrise à se régaler des critiques incendiaires qui fracassent certains livres, sans jamais oser soi-même écrire le moindre avis négatif sur un bouquin que l’on a lu. Comme peuvent en témoigner mes trois lecteurs réguliers, je n’ai posté ici que des chroniques enthousiastes, ce que plusieurs raisons peuvent expliquer.
D’abord, je lis peu de choses qui ne me plaisent pas. Il y a là-dedans une part de chance, ainsi que les bienfaits d’une sélection drastique : je limite les risques, en passant du temps à me renseigner et en choisissant très souvent parmi mes auteurs, registres ou pays de prédilection. De quoi passer à côté de certaines révélations, mais aussi éviter pas mal de déceptions.
Dur, dur, la littérature
Ensuite, je n’aime pas beaucoup dire du mal d’un livre. Pour avoir longtemps désiré en écrire sans oser franchir le pas, puis m’être colleté avec les exigences de ce travail, j’ai une conscience aigüe de cette rare vérité cardinale sur la littérature : c’est vachement dur. Bricoler une phrase qui tienne debout, avec les mots qu’il faut. Puis dix mille autres. S’assurer que chacune fonctionne avec la précédente et celle qui la suit. Faire en sorte que le tout raconte une histoire avec un début, un milieu et une fin. Changer un truc quelque part, et en débusquer les piles de conséquences sur le reste. Découvrir de nouvelles horreurs à la quinzième relecture. C’est vachement dur.
Et puis il y a le vrai motif des billets que je partage de temps en temps : donner envie de lire. Et pas « donner envie de dire du mal d’un bouquin qu’on n’a pas lu ». Rien n’est plus gratifiant qu’un conseil de lecture suivi par un copain, voire un inconnu reconnaissant. Même si, comme le confiait avec un peu de dépit un chroniqueur réputé pour la qualité de son fiel, une critique positive vaudra toujours moins de « likes » à son auteur qu’un démontage en règle.
Harô sur le dernier Angot à Paris
Comme tant d’autres, des blogueurs littéraires au quatuor du Masque et la Plume, cet ami des belles lettres s’est surpassé à l’heure d’éparpiller façon puzzle Un tournant de la vie, le dernier roman de Christine Angot. La cabale m’a beaucoup fait rigoler, jusqu’à ce que plusieurs voix estimables s’élèvent contre sa véhémence sans précédent. L’auteure méritait-elle vraiment un tel traitement de défaveur ? Le livre de Christine Angot faisait-il juste les frais des nombreuses polémiques suscitées par Angot Christine lors de ses ineffables prestations télévisées ? Ou bien, si le livre était bel et bien raté – ce qui peut arriver à tout écrivain célèbre -, payait-elle la lassitude du public et des médias face à la frilosité d’éditeurs enclins à promouvoir les loupés des grands noms de leur catalogue, plutôt que les trésors d’auteurs moins fameux ?
Au vu des proportions délirantes prises par le lynchage, j’aurais aimé avoir un avis sur la question. Mais je n’avais jamais lu Christine Angot. Donnant raison aux cyniques affirmant qu’il n’y a pas de mauvaise publicité, j’ai donc acheté le bouquin, et me suis solennellement engagé auprès de moi-même à en faire un billet, quoi que j’en pense. Et, au cas où il ne me plaise pas, à essayer de dire pourquoi sans verser dans l’actuelle surenchère de sarcasmes et attaques ad feminam. J’ai écrit des chroniques plus simples que celle-ci.
Voyage au pays du premier degré
Christine Angot s’exprime à la première personne, dans un nouvel exercice d’autofiction – un terme qu’elle récuse pourtant. Le tournant évoqué dans le titre s’amorce dès la première page et sa rencontre fortuite avec son ancien amant Vincent, qui la laisse bouleversée. Elle est certaine d’aimer encore ce musicien ténébreux, mégalo et charismatique, aussi différent que faire se peut de son actuel compagnon Alex, le type gentil, protecteur et effacé qui vit à ses crochets. Alex est ingénieur du son, et fut dans le temps un ami proche de Vincent. Le triangle amoureux a 182 pages, vites lues, pour se décanter. Il sera question de retrouvailles, de jalousie, de passion, de mensonge, de manipulation et de caractères qui se révèlent.
Qu’on l’apprécie ou pas, le style de l’auteure se reconnaît facilement, au point de lui avoir valu force parodies. Peu de descriptions. Beaucoup de dialogues, très terre-à-terre. Une complète absence de filtres dans l’exposition des sentiments de la narratrice. Des propositions courtes, sujet-verbe-complément, rarement juxtaposées, encore moins coordonnées ou subordonnées. Un vocabulaire basique. Du passé composé, jamais du simple. Un goût pour l’anaphore. Et un premier degré absolu.
Une ambition dépourvue de moyens
Les intentions de Christine Angot sont claires : susciter une lancinante immersion du lecteur dans sa tête, au point de devenir Christine Angot jusque dans son quotidien le plus banal. Peu importe, au fond, que l’intrigue et sa résolution soient convenus : rien n’est plus convenu que la réalité. Et Christine Angot veut livrer sur elle-même une vérité crue. La démarcation entre sincérité et exhibitionnisme est floue, sans qu’il s’agisse du principal reproche à faire à ce livre. Il n’y a d’ailleurs plus grand-chose de choquant à lire en 2018 que le sexe de la narratrice « mouille » à des moments incongrus quand elle se sent amoureuse ; du haut de sa propre expérience, un homme peut bien comprendre ces choses-là. Le vrai échec du roman réside plutôt dans l’absence totale de moyens en rapport avec son ambition.
Pour que le bazar fonctionne, c’est-à-dire pour que l’implacable simplicité du récit m’atteigne, il aurait sans doute fallu beaucoup, beaucoup plus de travail. L’apparente simplicité du style d’un auteur révèle souvent la parfaite maîtrise de son art. On en est loin. Un tournant dans la vie aurait pu être touchant, car puissamment banal. Il est juste trivial. A cet égard, on peut d’emblée douter du sérieux des différentes relectures. Dès la page 19, au sujet d’un appartement : « Le prix qu’il l’a payé (…) ». Ah. Plus loin : « On a dîne sur le balcon face-à-face de chaque côté de la table ». Comment diable aurait-il pu en être autrement ? Et, sur ledit balcon, Alex s’accoude souvent à la balustrade. Bien trop souvent. Il passe sa vie à s’y accouder. Et quand il ne s’y accoude pas, il arrose constamment les plantes.
Un plat bien mal dressé
Comme l’avait compris François Hollande, l’anaphore peut avoir un certain impact. Mais la répétition pure et simple éreinte vite. Le texte est donc chiche en descriptions, et évoque toujours « le ciel » ou « l’air », auxquels on accole « était », puis un nouvel adjectif. La simplicité confine à la pauvreté (« Il était sept heures du matin. Il a dormi toute la journée. Il s’est réveillé affamé. Il a fait cuire du riz. Il en a mangé en grande quantité. ») et au refus du moindre effort formel. Les dialogues, certes plus variés, sont riches de lieux communs (« Heureusement qu’on a une vie. Tu te rends compte sinon comment on serait le jouet des émotions ? »), laissent perplexe (« Allô ? Allô ? – Oui. – Allô ? Allô, allô… – Vincent ? – C’est qui ? – C’est moi. – C’est toi ? – Oui, c’est moi. C’est toi Vincent ? »), ou les deux à la fois (« Il est bon ton fromage ? – Délicieux. Et toi, ton potage ? – Tout est bon. Le pain, la soupe, tout… »).
L’évolution des sentiments de la narratrice pourrait intéresser : elle assume son élan viscéral vers Vincent, sa condescendance teintée de lâcheté vis-à-vis d’Alex, et une manière de yoyo émotionnel qui sonne assez juste. Mais le dressage du plat est si vilain que j’ai peiné à m’y attacher franchement. Voire, j’ai ri tout seul. Plusieurs fois. Comment ne pas pouffer quand, après vérification, le bruit qu’entend la narratrice depuis une heure dans l’appartement ne provient pas d’une douche, mais de la morve coulant du nez de son compagnon qui pleure ? Comme le faisait remarquer l’un des critiques du Masque, l’effet produit n’est sans doute pas intentionnel, mais qu’est-ce qu’on se bidonne.
18 balles, soit 118 francs
Quantité d’autres exemples pourraient illustrer à quel point ce bouquin est bâclé, jusqu’à son titre. Ce n’est apparemment pas commun aux 20 romans de Christine Angot, et c’est tant mieux. Reste qu’Un tournant dans la vie est très loin de ce que je pourrais qualifier, de bonne foi, de « bon » livre. L’hypothèse la plus plausible est celle d’une échéance contractuelle à tenir coûte que coûte. Cautionner une telle démarche, de la part de l’auteur comme de l’éditeur, reviendrait à les encourager à la reproduire dans l’avenir : il faut dire haut et clair que c’est intolérable. Ne serait-ce qu’au nom des très bons livres qui se vendent mal.
À cet égard, je ne suis pas fier des 18 euros que j’ai consacrés à cet achat, même s’ils m’ont permis de savoir quoi penser de la violente polémique du moment : une colère juste, si l’on considère la valeur objective de ce livre. Sans doute exagérée par du ressentiment vis-à-vis du personnage qui l’a écrit, ce qui est certes moins impartial. Il y a – probablement – aussi terrible ailleurs que chez Mme Angot. Mais rien que j’aie déjà lu.
Ca y est, j’ai dit du mal d’un roman sur internet.