Rétiaire(s), DOA

Audio :

Téléchargez le podcast

Auréolé par le succès mérité de son Cycle Clandestin, consacré aux barbouzeries franco-américaines sur fond de conflits au Moyen Orient et conclu par le magistral Pukhtu, DOA s’était empressé de prendre ses aficionados à contre-pied avec Lykaia, une plongée jusqu’au-boutiste dans le milieu du BDSM à vous faire spasmer les bas morceaux. La Série Noire annonce son retour avec tambours et trompettes et nul ne s’en plaindra, pour une fois que les affiches du métro parisien attirent l’attention sur un bouquin lisible. Les bons élèves se rappelleront que Pukhtu traitait déjà du trafic de drogue, thématique centrale de ce nouvel opus envisagée cette fois sous un angle franco-français, en mêlant les points de vue de ceux qui en vivent et de ceux qui tentent de les en empêcher… comme le suggère la définition mise en exergue, ces derniers évoqueront bien vite au lecteur les rétiaires de la Rome antique, des gladiateurs en slip tentant de piéger dans un filet de pêche leur adversaire armé et cuirassé. Enserré dans des mailles argentées, l’objet Rétiaire(s) constitue en lui-même une première réussite.

Un meurtre qui contrarie flics et voyous

En plein transfert pour le Tribunal de Paris, Nourredine Hadjadj, un dealer embastillé de fraîche date, se fait occire à bout touchant par le commandant de police qui l’avait arrêté, lequel retourne son arme contre lui. Un interlude raconte ensuite comment la présidence Morales, entre autres abus, aboutit à faire prospérer les exportations de cocaïne bolivienne sous la supervision de descendants d’Oustachis émigrés vers 1945… une gigantesque cargaison devait d’ailleurs faire étape à Buenos Aires au moment où Théo Lasbleiz réglait son compte à Hadjadj. Responsable adjointe d’un groupe d’enquêteurs de l’Office anti-stupéfiants – une gendarme, pour faire simple –, Amélie Vasseur apprend la mort du trafiquant, qui était en passe de balancer ses contacts… dont une taupe à la PJ. Autant dire que l’acte insensé de Lasbleiz la contrarie. Il aurait agi par vengeance, sa femme et sa fille ayant été assassinées peu de temps auparavant.

Amélie ne connait Théo que de (bonne) réputation mais ils ont affaire à la même juge. Côté Théo, c’est à la fois pour avoir été victime et bourreau. Côté Amélie, c’est dans le suivi du dossier Cerda, un clan yéniche du 93 qui importe du cannabis marocain, et dont le dealer refroidi était un allié. Momo, l’un des chefs, a pris le risque de se rendre en Espagne sans que flics et gendarmes sachent bien pourquoi ; grillée assez stupidement, l’équipe qui le filait l’a coffré pour des vétilles, et il se tient coi. Aux obsèques d’Hadjadj, Amélie observe Manu Cerda, demi-frère de Momo, et Sirine, qui fut sa maîtresse et celle du défunt. Manu était proche de Nourredine malgré leur rivalité amoureuse, et bien qu’une combine montée par les deux amis ait coûté la vie à son père et son frère aîné. Manifestement, Sirine est revenue vers Manu ; son intention est de l’utiliser pour se venger du tueur d’Hadjadj.

DOA a des principes

Car Théo n’est pas mort, mais incarcéré à la Santé. La nouvelle de son arrivée se répand, suscitant la frénésie des autres pensionnaires… dont Momo Cerda, devenu peu ou prou le taulier du quartier VIP. Il frappe Théo devant témoins en guise de bienvenue. Tête pensante du clan, Momo a un plan et s’inquiète des initiatives que prendrait sans lui Manu le pas malin. Il s’avère que Théo et lui sont amis, s’étant secrètement débarrassés d’un adversaire commun ; Momo est ainsi devenu l’obligé et l’indic de Théo. Fille de l’aîné assassiné des demi-frères Cerda et très proche de son oncle Momo, Lola est étudiante et sacrément précoce. En plein confinement, elle a pris l’initiative d’ouvrir un club clandestin florissant et compte bien s’investir plus avant dans les affaires du clan, qu’il s’agisse de business ou de vengeance. Si l’on se résume : une tonne de cocaïne vogue vers l’Europe, les comptes à régler abondent, les passions contradictoires également… et les inévitables macchabées à venir ne seront pas forcément ceux que l’on attendait.

DOA a gardé de Lykaia (et de sa collaboration avec Dominique Manotti pour L’honorable société) l’utilisation du présent. Il lâche ça et là quelques allusions à ses ouvrages précédents, la rue Guynemer du VIe arrondissement renvoyant vraisemblablement à Pukhtu et le Bunk’r de Berlin à Lykaia. Omniprésent dans les dialogues, l’argot des flics et des yéniches sonne juste. Même si l’action se met en place assez lentement, l’auteur donne au récit la profondeur et le relief qu’il faut pour que son lecteur, lui, avance fébrilement le long des 411 pages de Rétiaire(s). Comme il le rappelle dans la postface, DOA a des principes, dont celui de ne jamais sacrifier le réalisme de son propos. Monter un gros coup requiert de la patience, tenter de le désamorcer également. Précautions nécessaires, détails à régler et contrariétés imprévues prennent un temps fou. Que l’on se rassure : les scènes d’action prennent aux tripes, les accès de violence également, car il n’est n’est pas non plus dans les habitudes de l’auteur de ménager son public. Il reste en revanche fidèle à celle de raccourcir les propositions lorsque le tempo s’accélère, qui fonctionne toujours aussi bien.

« L’impéritie des chefs et des chefs de chefs »

Pour exposer avec minutie les rouages du trafic international et de la machine kafkaïenne qui tente de lui faire face, le docte narrateur use d’un ton volontiers ironique, celui du briscard à qui on ne la fait pas. En ce sens, il semble moins neutre que dans le Cycle Clandestin. Pour ne pas laisser le lecteur sombrer dans une mer de sigles et acronymes, un précieux lexique est proposé en fin d’ouvrage. On peut avoir toute confiance en DOA pour avoir autant documenté que possible sa description des filières de deal entre la Bolivie et la France, en passant par la Mauritanie et le Maroc, ou bien les us et coutumes de la communauté yéniche – à ne pas confondre avec leurs cousins manouches. Il s’est plongé avec gourmandise, tel le David Simon de The Wire, dans la guerre technologique que se livrent voyous et forces de l’ordre. D’un côté, « EncroChat, le Whatsapp des dealers » et pléthore de téléphones portables par individu. De l’autre, des outils de tracking et d’écoute plus ou moins actualisés. L’effort intellectuel à fournir des deux côtés épuise rien qu’à l’imaginer.

Avec Rétiaire(s), le souci du détail et de l’analyse auquel DOA nous avait habitués est mis au service d’un propos : rendre justice à ceux qui s’efforcent de bien faire un boulot aussi essentiel que les Stups dans des conditions authentiquement abominables. Ainsi la rivalité entre flics et pandores, désormais regroupés sous l’autorité du Ministère de l’Intérieur, demeure-t-elle prégnante et contreproductive au possible. On se dispute à la dague succès et indics. La Justice protège les « clients » avec un zèle certain tandis que les institutions échouent à protéger les familles de ceux qui les coffrent. Le matériel est « rare et peu performant ». Pour démanteler des réseaux d’une infinie complexité, le travail accapare et accable, nuit et week-end compris. Le machisme ambiant paraît inextinguible. Les lâchetés bureaucratiques se démultiplient tout au long d’une chaîne dont les maillons rouillent l’un après l’autre ; il faut ici blâmer « l’impéritie des chefs et des chefs de chefs ». On risque autant à affronter le grand banditisme que la population de certains quartiers. Chaque bavure ou fait divers réveille « l’ubuesque querelle des sociaux contre les martiaux ».

Shakespeare chez les Yéniches

Si DOA a choisi de livrer un plaidoyer, encore faut-il savoir l’étayer aussi efficacement. On n’en dira pas autant de ses réserves manifestes vis-à-vis des politiques de lutte contre la pandémie. « La totalitaire virtualité cadenassée dans laquelle la Covid semble avoir précipité le monde résosocialisé ». Dont acte. Vite enseveli sous les liens et références, le journaliste de Libé qui tenta de lancer la discussion sur le sujet fut contraint à l’abandon. Il serait toutefois injuste de réduire DOA à un maniaque de la compilation de data doublé d’un conteur efficace. Car le succès de Rétiaire(s) réside aussi dans sa galerie de portraits, en particulier dans le clan Cerda. On ne s’attend guère, à vrai dire, à ce très réussi « Shakespeare chez les Yéniches », où honneur, jalousie, luxure, loyauté et désir de vengeance rendent chaque personnage, estimable ou pas, profondément intéressant. DOA, sans cautionner trafics et exactions, rend une manière d’hommage à ces « accros à la liberté absolue ». Pour qui aura bien compris les Cerda, le spectaculaire twist final n’en sera pas vraiment un. Puis, surpris ou pas, on se félicitera que l’épilogue laisse supposer la parution d’une suite. Il semble que Rétiaire(s) trouve son public. Un nouveau bouquin lisible pourrait bien honorer les emplacements publicitaires du métro parisien.

2 commentaires sur “Rétiaire(s), DOA

Laisser un commentaire