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Avril Bénard a écrit son premier roman sans rien savoir de l’éclatement prochain d’une guerre aux portes de l’Europe, mais avec l’intuition de son imminence ; autant dire que l’action d’À ceux qui ont tout perdu, située dans un pays jamais nommé ressemblant beaucoup à la France d’aujourd’hui, résonne de manière très particulière dans l’esprit du lecteur. Cette guerre, nul ne l’a vraiment vue venir ni surtout ne sait bien pourquoi elle fait rage. L’hiver est là et les fusillades succèdent aux bombardements. En ouverture, celui que l’autrice appelle « Je » est le seul personnage qui s’exprime à la première personne. Il a grandi en rageant contre l’émolliente certitude de la fin de l’Histoire qui berça trop longtemps nos démocraties libérales. Elle vient de voler en éclat. On évacue là où il vit ; il lui faut faire son sac en une heure. Un bagage par personne. Ceux qui enjoignent à le faire n’ont pas vraiment l’air de sauveurs.
Un certain déclassement de l’Europe occidentale
Cette même heure nous est ensuite narrée du point de vue d’autres habitants du même immeuble. Manon presse sa fille Jeanne. Le mari et père est mort. Jeanne a la gravité farouche des enfants de la guerre. Manon choisit des traces des disparus à transmettre à sa fille, casquette de son mari ou photos dans l’album, et puis les biens de valeur. Jeanne veut conserver ce qui la raccroche à son monde de petite fille, parfois des objets absurdement encombrants. Le sac est trop lourd : il faut renoncer et dire au revoir à ce qu’on ne prendra pas. Egoïste forcené, Paul veut abandonner son vieux clébard. Pour une fois, sa femme s’oppose à lui, mais ne peut s’empêcher de faire primer les besoins de son mari sur les siens lorsqu’elle fait leur valise puis la traîne en tentant de le suivre, le chien blotti contre son sein.
Incipit
Je suis né en 1986. Et c’est le bonheur qu’on nous avait promis.
Ces décennies-là, c’était la fête de l’Occident. C’était clinquant jusqu’au lobe des oreilles. C’était démesuré d’optimisme. On pouvait tout rêver, on pouvait tout acheter, on pouvait tout vouloir. On croyait tout prévoir.
Il s’en passait de l’horreur, mais elle n’était que dans la télévision, et on mangeait devant. On nous donnait bonne conscience à nous les petits gosses en nous faisant envoyer du riz vers les famines décharnées. Et puis ça permettait de nous éduquer un peu. On nous disait de finir notre assiette : « Pense aux enfants africains qui meurent de faim. » L’horreur était utile. Somalie, Ouganda, Koweït, Tchernobyl, c’étaient des noms imprononçables, des noms exotiques qu’on entendait aux infos et puis qu’on oubliait. Et c’était tout. C’était loin. Trop loin pour qu’on s’en soucie. Aussi loin que possible.
Ils ont cru bien faire pourtant nos parents. Ils y ont cru à leur bonheur et ils nous ont enfermés dedans. Et on ne va pas se plaindre, c’était confortable. Ils voulaient nous préserver de la méchanceté de la souffrance. Ils pensaient sans doute que notre joie serait imprenable, qu’elle ne tomberait jamais sous les coups de l’Histoire.
Marek vit seul avec ses bouquins. Originaire de Pologne, il ne veut pas d’un autre exil. On tente de l’emmener de force. Il résiste. Une vieille dame s’abîme dans la contemplation d’un bouquet de tulipes. Elle partira sans regimber ; sachant qu’elle mourra bientôt elle n’emportera aucun des objets qui meublaient sa solitude, à deux minuscules exceptions près. Louis, le mari de Manon, idéaliste à la bonté connue de tous, était allé chercher du riz auprès de l’aide humanitaire – des Chinois, preuve d’un certain déclassement de l’Europe occidentale. Au moment où l’on commençait à se disputer dans la file, les balles de l’ennemi frappèrent indistinctement. Au sein d’une famille nombreuse, on débat sur les priorités, on est utilitaire ou sentimental, la petite tousse, le grand cherche son livre préféré, on arrive finalement à caser un violon. Le grand s’interposera pour que Marek puisse rester.
Des voisins paraissant se croiser pour la première fois
Shoresh, un immigré kurde sourd de naissance, se dit qu’il a vécu pire au pays, et qu’en temps de guerre il sera d’autant plus une charge pour son frère. Son objet le plus précieux est un bout de tissu où est enfermée l’odeur de leur grand-père. Les affaires de Guy sont dans des sacs depuis longtemps. Il est SDF et perd peu à peu tous ses biens. Totem, le chiot qu’il a recueilli, est devenu grand. Il a senti venir la guerre plus sûrement que les humains. Quand Guy veut enfin évacuer, rêvant d’une vie meilleure, un soldat refuse que Totem embarque. Manon et Jeanne se hâtent vers les bus. Les derniers mètres à parcourir seront riches de péripéties.
Ceux qui avaient vécu leur enfance dans ces années toutes roses, je le voyais sur leurs visages. Je voyais l’ombre du désenchantement. Je voyais qu’ils étaient déçus comme moi. On se reconnaissait sans rien dire. Tous, nous avions une inconsolable mélancolie à ce qu’on nous ait menti. Ça nous collait comme du sucre. On était même capricieux devant les merdes du quotidien, on ne savait pas les gérer. On avait grandi dans une telle insouciance… Sans le souci de se renforcer. On pensait que rien ne nous arriverait de grave.
Ça avait donné de jeunes adultes fragiles comme des oiseaux. Crédules comme des agneaux. On nous aurait donné le bon Dieu sans confession, sauf qu’on ne croyait pas en Dieu. On avait cru en l’avenir. Mais on ne savait plus comment l’imaginer.
Chaque chapitre d’À ceux qui ont tout perdu est consacré à un individu, un couple ou une famille ; pendant l’heure fatidique, leurs trajectoires sont vouées à se croiser. Avril Bénard s’exprime volontiers en phrases brèves, restituant l’urgence infinie des situations ; les propositions s’empilent parfois quand les esprits revisitent leurs souvenirs ou que l’action s’accélère – on pense ici à la violence d’une scène se déroulant le long d’un escalier. Concis et dénué de lyrisme, le style de la romancière recèle malgré tout des trouvailles. Elle alterne introspection de ses personnages et descriptions très concrètes de leur environnement. D’entrée prévaut l’impression d’une franche hostilité à aujourd’hui, une époque qu’Avril Bénard paraît juger déracinée du réel et pétrie de valeurs abstraites et vaines ; ainsi les habitants d’un même immeuble semblent-ils se croiser pour la première fois.
À tous les Manon, Marek et Suzanne d’aujourd’hui
La brutalité de l’injonction à quitter son foyer ramène chacun à l’essentiel. Comment choisir l’utile ou le nécessaire dans le fourbi accumulé dans toute une existence, quelle que fût sa durée ? Publié aux toutes jeunes Éditions des Instants et introduit par une courte et parfaite présentation de Sylvie Germain, le roman pose adroitement la question de la valeur des choses dont on s’entoure mais aussi de la manière dont elles nous définissent et portent notre empreinte. Faut-il privilégier la survie, le confort matériel ou la perpétuation d’un héritage familial ? On ne peut s’empêcher de s’imaginer à la place de Manon, Marek ou Suzanne, et de tenter de deviner ce que seraient nos propres choix. Voire de penser aux Manon, Marek et Suzanne contraints à l’exact même déchirement aujourd’hui.