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La Gabrielle Wittkop de 2003, date de la publication de La Marchande d’enfants, a ceci de différent avec le Bastien Vivès de 2022 qu’elle était décédée l’année précédente ; on peut imaginer que sa condition de défunte la mît à l’abri – ainsi que son éditeur – de l’émoi qu’eût alors pu susciter un roman dont la jaquette sombre donnait à imaginer la teneur du contenu. Comme le rappelle Nikola Delescuse dans sa préface joliment intitulée En guise de paratonnerre :
Au fil des propos tenus sur Gabrielle Wittkop, il n’aura été question que de cela, de « pose », de « provocation », de « théâtralité », d' »affectation », tant il paraît inconcevable qu’une personne exprime, de manière simple et directe, sa pensée, dès lors que celle-ci contrevient absolument à l’uniformisation béate de nos civilisations vertueuses. Aux yeux des censeurs, il fallait que Gabrielle jouât la comédie pour qu’ils puissent, non pas l’entendre, mais seulement la tolérer.
La Marchande d’enfants guérira-t-elle cette surdité volontaire ? Les difficultés que ce livre a connues pour être publié peuvent laisser craindre le contraire : combien de refus d’éditeurs, combien de lectures horrifiées, avant de paraître enfin au grand jour. Très ironiquement, cette publication posthume, que Gabrielle Wittkop elle-même avait envisagée pendant un temps, et que la réalité a malheureusement voulue ainsi, donne au récit l’espoir d’être accepté sans trop de réticences, maintenant que l’auteur n’est plus là pour en porter l’outrage sur le théâtre du monde. Si le succès couronne rarement les « hommes libres », il est encore moins conciliant pour ceux dont l’œuvre n’est « ni tolérée des gouvernements ni approuvée des jeunesses contestataires ». Ne peut-on pas cependant souhaiter qu’au terme d’une vie et d’une mort exemplaires, les hommages soient enfin rendus à celle qui fut, avant tout, un écrivain ?
Comme un hôtel de charme bien tenu…
Ajoutons sans plus attendre que comme l’indique son titre, La marchande d’enfants traite des pires outrages que subissent parfois ces derniers ainsi que du commerce que sait en faire la lie de l’humanité, fût-elle apprêtée et très au fait des usages de la bonne société qui l’honorent de sa clientèle. Comme dans son premier roman Le nécrophile, Gabrielle Wittkop compose le portrait effroyable de vraisemblance d’un personnage tout à fait impossible à comprendre mais dont on sent confusément que ses homologues ne disparaîtront qu’avec notre espèce. Il ne s’agit ici ni de cautionner, ni de promouvoir les agissements de Marguerite Paradis, mais de les écrire en sachant comment, pour reprendre l’expression de l’autrice lorsqu’elle soutenait que rien n’était tabou en littérature. En l’occurrence, le choix de Gabrielle Wittkop se porta sur la forme épistolaire.
Paris, mai 1789. Marguerite enseigne son savoir de maquerelle à Louise, elle-même en passe de s’établir à Bordeaux. Il s’agit donc d’un domaine bien particulier, celui de la vente d’enfants. La première lettre est une manière de vade-mecum horrifique en même temps qu’une présentation de l’établissement de Marguerite sis rue des Fossés Saint-Germain, dont on apprend que le marquis de Sade le fréquente entre deux séjours en prison. Les conseils qu’elle prodigue sont badins, techniques, sidérants de premier degré, de l’agencement des « chambres capitonnées » à la « qualité qui prime tout » en matière d’offre. La bougresse pourrait évoquer la bonne tenue d’un hôtel de charme sur le même ton. Avec la lettre suivante, comme ce sera souvent le cas, on pénètre plus avant dans la noirceur absolue du sujet traité : il y est question de juste tarification et d’honnêteté du commerce, car il convient de ne pas tromper le client sur la fraîcheur du produit. Puis de la nature des sévices, sexuels ou autres, conduisant souvent au décès de ceux qu’on vend. La réponse aux questions pratiques de Louise occasionne toujours plus de sidération chez le lecteur. « Ne vous laissez jamais attendrir car si la pitié venait à s’en mêler, où le métier nous conduirait-il ? » se justifie-t-elle, inflexible.
Où l’on apprend très tôt le sens du verbe « gamahucher »
Aussi sombre que soit son propos, l’autrice ne déroge pas à l’un de ses principes cardinaux : pour peu que l’on goûte l’humour le plus désespéré, La marchande d’enfants donne à rire, en particulier lorsque Marguerite détaille le bestiaire que composent ses habitués. Il peut s’agit des considérations anatomiques à propos de « Monsieur Oeneillard qui a le membre en tire-bouchon » ou « Monsieur Barbotin, dont on pourrait prendre le vit pour gauler les noix » ou des pratiques déroutantes de « Monsieur l’Abbé Montini (…) misérable masturbateur qui toujours s’efforce de payer en monnaie de singe après avoir occupé un fauteuil pendant des heures, se branlant sans fruit tout en ne cessant de déplorer la cruauté de Ponce Pilate et la malice des pécheurs. » La scène épique où un client reconnaît un nain priapique qu’on tente de lui faire prendre pour un garçonnet précoce s’avèrera plus drôle encore.
Les amateurs de Gabrielle Wittkop savent combien son art n’est pas réductible à ses seuls relents soufrés : on retrouvera bien naturellement dans La marchande d’enfants son infinie érudition ainsi que la profondeur de ses travaux de recherche. C’est qu’il ne suffit pas de vouloir choquer les choquables pour nous offrir une peinture aussi ébouriffante de Paris à la fin d’un XVIIIe siècle qu’elle prisait tant, cent ans après les décors également somptueux des passages d’Hemlock consacrés à la Brinvilliers – les deux visites comportent d’ailleurs un tour à la Morgue… La justesse et la précision de Wittkop agissent à double tranchant, suscitant l’admiration en même temps que l’effroi tant l’ensemble paraît plausible. Que penser alors du moment où Marguerite, finalement pas encore blasée de tout, s’étonne d’apprendre que « souvent des bouchers bien dégourdis s’associent aux jeux libertins les plus musqués… » ? Le doigté coutumier de l’autrice s’applique tout autant aux lieux et personnages qu’au vocabulaire employé, renforçant l’immersion dans l’époque – on apprend ainsi très tôt le sens du verbe « gamahucher ».
Un réalisme froid quant à son époque
En arrière-plan du catalogue d’horreurs que prisent les libertins fortunés croisés chez Marguerite, les atrocités charriées ou facilitées par la Révolution ne soulageront guère le lecteur. La maquerelle reçoit désormais des députés au lieu de ses meilleurs clients d’antan, appâte de plus en plus facilement ses proies avec des denrées devenues hors de prix, voit malgré tout décliner ses affaires en même temps qu’on débaptise les rues aux noms de saints, ou reçoit une lettre anonyme très mal écrite d’un voisin devenu fier citoyen. Sur ce dernier point, Gabrielle Wittkop fustige avec jubilation la culture approximative et la morale à géométrie variable des nouveaux maîtres du pays. Sont-ils à ce point plus estimables que les dépravés assumés de la rue des Fossés Saint-Germain ? Qu’importe la nature des puissants, finalement, pour les enfants d’un siècle où leur statut n’est guère plus élevé au-dehors qu’entre les murs du bordel maudit.
En ces temps pas si lointains, le commun considère qu’il n’y a que trop de bambins et ne s’en soucie guère. Les voler ne s’avère pas toujours nécessaire : certains parents et religieux les cèdent volontiers moyennant finance. La police ferme les yeux quand on lui graisse la patte. Des complicités adéquates permettent qu’on se débarrasse des cadavres à la Faculté ou la Morgue citée plus haut. Plus généralement, la ville de Paris se complait dans l’immondice et sa populace raffole du spectacle de la mort : celui de la guillotine est un peu bref à son goût – comme à celui de Marguerite (« Dans ma jeunesse, on allait voir rouer et je vous assure que le spectacle en valait la peine pour peu qu’on fût heureusement placé. » « Tout se fait aujourd’hui à la grosse, aussi ne pouvons-nous que déplorer les barbaries d’un temps où la quantité remplace la qualité »). C’est que ladite Marguerite est à la fois dépravée à l’extrême – tirant du plaisir de sa participation aux sévices ou à la simple cruauté mentale exercés sur ses pensionnaires – et d’un réalisme froid quant à son prochain ou à son époque.
Pour lecteurs avertis deux fois
Son humanité transparaît enfin lorsqu’elle tombe amoureuse de la dernière pièce de choix ajoutée à sa collection : le sublime hermaphrodite Tirésias. Le soir où elle en évalue les talents érotiques, « ce n’étaient que palpitations, gonflements, roideurs, tensions, épanchements, rosées, liqueurs, soubresauts et soupirs. ». Tirésias sera ensuite au centre d’une orgie saisissante l’unissant à ses acquéreurs suivants, un couple formé par un frère et sa sœur, plus une poignée de seconds rôles égaux en perversité. Jamais La marchande d’enfants ne lorgne plus vers Sade et le pandémonium des 120 journées de Sodome qu’à ce moment précis, mais le livre tout entier peut s’envisager comme un hommage au Divin Marquis. Pour virtuose qu’il soit, il demeure plus sadien que wittkopien et n’a donc pas la formidable originalité du Nécrophile ou d’Helmock. Reste qu’un certain profil de lecteurs avertis y trouvera mieux que son compte. Une prudence élémentaire exige ici de les avertir deux fois.