Le désir de guerre, Frédéric Roux

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Le premier août 1914, « la mobilisation des armées françaises de terre et de mer est ordonnée sur toute l’étendue du territoire français, en Algérie, dans les autres colonies et dans les pays de protectorat ». Selon les plans de l’état-major elles devaient se rendre en train sur le front, puis, ensuite, à pied jusqu’à Berlin.

« Eun ! Deux ! Eun ! Deux ! » En colonnes par quatre, ils ont saccagé les moissons. Après, pendant quatre ans, c’était l’hiver tous les jours, et il pleuvait.

À une jambe près, le grand-père de Frédéric Roux rentrait de la Grande Guerre égal à lui-même, Béarnais taiseux, maladroit et respectueux à l’extrême de l’autorité de sa femme comme de celle de l’État. Le souvenir lointain mais lancinant de ce héros ordinaire à l’humeur si peu altérée par son amputation conduisit l’auteur, à la fin du siècle dernier, à revisiter une mémoire « faite pour inventer le passé », donc trompeuse par essence. Surtout lorsqu’il s’agit de celle d’un pays entier.

Fact-checking pour fauteurs de guerre

Ce que Frédéric Roux pilonne d’emblée tel un obusier lourd non dénué de subtilité, c’est l’incroyable profusion de lieux communs dont demeure truffé le roman national, qui servit largement à susciter l’adhésion du vulgum pecus à la boucherie héroïque l’attendant de la Somme à Verdun. Les estropiés volontaires, dont il se délecte à imaginer la douloureuse réflexion sur la mutilation la plus souhaitable à s’infliger pour échapper au carnage, ne furent pas si nombreux ; les déserteurs non plus, bien que leur évocation à tous renvoyât aux pensionnaires des tranchées une flatteuse opinion d’eux-mêmes. Exaltée par la propagande, la noble rusticité des paysans francs du collier qui composaient une bonne part des régiments d’hommes du commun ressemblait fort à une animalité archaïque et pour tout dire fort peu aimable. La fameuse camaraderie des poilus tenait moins au partage de valeurs viriles et de la propriété d’une paire de roustons qu’au fait d’avoir vu et commis l’indicible épaule contre épaule.

Les paysans étaient brutaux, maladroits et muets, leurs enfants encaissaient d’épaisses torgnoles, ils avaient, plus que moi encore qui pourtant ai pris la dose, les mollets striés des traces rouges que faisaient les vimes (avec lesquels, lorsqu’on les replie, on nettoie les boyaux du cochon). Il leur manquait des doigts… Les ongles cassés comme de la corne, les pieds sales entre les orteils. Ils avaient les yeux qui coulaient avec les bords des paupières rouges, des grains de beauté granuleux comme des verrues ; on pouvait compter parmi eux un nombre inouï de bossues et de crétins qui bavaient, les femmes avaient de la moustache et des goitres.

Veuves. Estropiés.

Ça schlinguait aussi copieux.

On amenait la vache au taureau en rigolant (c’était pas tous les jours), les enfants étaient vite fixés sur ce qui se passait, derrière la cloison, entre leurs parents… Sourdes luttes dans le lainage et le suint, le gland bordé de blanc, le trou sec comme de l’amadou.

Tout transpirait la brutalité.

Ça ne fabriquait pas des chochottes, plutôt des abrutis et de futurs fonctionnaires.

Du côté de ceux qui décrient la guerre, on échoue carrément à la comprendre : loin de l’absurdité dont on la taxe, elle est le résultat d’un processus maîtrisé de bout en bout par les puissants et que favorise l’inavoué « désir de guerre » de bien des jeunes bipèdes à chromosome Y. Il en faut peu pour porter leur sang à ébullition : Frédéric Roux le sait bien, lui qui alla chercher dans l’escrime de poings de quoi satisfaire ses appétits bélliqueux. Emballez le discours va-t-en-guerre d’une solénnité empreinte de mysticisme et la manipulation des masses s’en trouvera d’autant plus huilée : « Les guerres sont toutes saintes et Dieu les bénit toutes. » On aura bien sûr pris grand soin d’assurer la future chair à canon qu’on l’envoie au feu parce que c’est bien ce qu’elle souhaite, ou mieux encore parce qu’on l’a écoutée. À nul doute, elle sera bichonnée, on subviendra à ses moindres besoins, conscients ou non : en témoigne la description méticuleuse de l’aberrant « bastringue de quarante et quelques kilos » qu’on confie à chacun « pour qu’il s’enfonce à loisir dans la glaise et l’eau de macchab’ ».

Bien plus qu’une goguenardise iconoclaste

Le propos de Frédéric Roux ne se borne certes pas à dire joliment « quelle connerie, la guerre » au nom d’une jambe disparue le hantant dès qu’il se remémore l’aïeul moustachu qui peignait les arbres en bleu. Il renvoie dos à dos le bellicisme grégaire dont son grand-père fit les frais sans moufter et le pacifisme nombriliste de son père réformé en 1940 malgré une forme physique éclatante. Autant il méprise la « quincaillerie patriotique » dont on décore ceux qui souffrent toujours de leurs membres fantômes, autant il se fait cinglant lorsqu’il reprend ceux qui s’en moquent avec ostentation. Plus qu’un Nième pensum à thèse – son auteur a d’ailleurs l’élégance de tout dire en 136 courtes pages – Le désir de guerre constitue l’occasion de brocarder la remarquable absence de nuance de l’esprit humain, celle-là même que confirme notre époque avec un panache certain. Tout juste sent-on poindre sous les ricanements ouvragés de profonds élans libertaires et un respect sincère pour les exploités des tranchées. « (…) pour tenir, le meilleur moyen c’est encore de ne pas penser. C’est une vertu ouvrière, c’est une qualité du prolétariat. » 

Il n’y avait pas de raison – a priori – qu’il apparaisse tentant à mon grand-père d’aller perdre sa jambe au nord de la Loire. Seulement, il ne savait pas, en partant, ce qui allait lui arriver. Les gens ordinaires n’ont pas beaucoup d’imagination. Ils font ce qu’on leur demande de faire.

Ils obéissent.

Il avait une femme, une fille, un boulot dans ses cordes. De quoi règler le terme, payer le tabac et le papier à rouler… le dimanche : l’apéritif ; la semaine : le tapioca. Les Huns, il aurait pu continuer à en entendre parler comme d’abominables barbares sans que l’effleure l’idée d’aller y voir de plus près pour vérifier par lui-même ; ils ne l’empêchaient ni de dormir ni de faire chabrot. Il n’était pas plus belliqueux que la moyenne, c’est-à-dire moins qu’un lapin. Il ne demandait rien à personne. Il n’était personne. C’est pour ça qu’on avait besoin de lui. Pour faire nombre. Pour faire masse.

On traite de façon étrange les gens de peu qui, additionnés les uns aux autres, font le peuple… On s’en préoccupe plus que de raison, on les convoque, on les flatte, on s’interroge à leur sujet et à celui de leur résistance, on les dépeint, on les décrit, on les encadre, on les cite en exemple, on les carresse dans le sens du poil, on les berce d’illusions. Énormément. C’est que l’on en a besoin et que l’on s’en méfie. La technique a beau frôler le sublime, il faut le nombre pour fonctionner et se vérifier.

(…) Lorsque le soldat revient on s’emploie à ce qu’il ne comprenne pas davantage ce qui lui est arrivé, au cas où il faudrait qu’il reparte ; on fait alors de lui un ancien combattant.

La goguenardise iconoclaste n’a jamais fait les bons textes. L’humanisme non feint qui perce par-dessous, non plus. La langue, si, et une fois encore Frédéric Roux convainc par sa passion du mot juste – son sens lui-même, mais aussi son emploi dans un contexte historique et géographique particulier – de la phrase rythmée, des contrastes dans la syntaxe et les différents registres qui s’entrecroisent. On devine sa précision langagière indissociable d’une quête éperdue de dire l’idée vraie, surtout lorsqu’elle consiste pour lui en un équlibre subtil entre les positions antagonistes ordinaires – « À cheval, le cul entre deux chaises est – volontairement – ma position préférée » -, une entreprise si délicate qu’elle lui valut d’ajouter quatre chapitres à la version initiale du livre pour creuser l’idée même du désir de guerre « qui tient de l’instinct de mort et de la servitude volontaire et qui vient des régions de l’âme que l’on évite d’ordinaire d’explorer, craignant d’y découvrir ce qu’on ne tient pas à savoir ni à regarder en face, qui est à la fois grandiose et sordide ».

Pas de noble art, mais un texte noble

En refermant le « brillant petit livre », ainsi que le qualifia Jérôme Garcin, on salue donc le patient tourneur de phrases et le prospecteur d’idées non reçues, mais c’est le petit-fils grandi dans l’après-guerre qui laisse l’impression la plus prégnante, lui qui fut poursuivi tout un demi-siècle par le spectre d’une jambe manquante, admirant le sacrifice du père de sa mère – fût-il le fruit d’une manigance des maquignons de la haute -, sa résilience comme son abnégation silencieuses, et finalement bouleversé par le constat que l’héritage de cet homme de peu se résumât largement au souvenir de sa pièce détachée, après que ses carnets de mémoires du front (tellement plus impitoyable que le ring !) furent balancés à sa mort et sa petite maison rasée pour que l’on construisît une vilaine villa bourgeoise à sa place. En l’absence d’effets tire-larmes, on finit ému sans s’en apercevoir après force gloussements et relectures de formules qui claquent comme il faut.

Il existe quantité de modèles de jambes artificielles et je pouvais, lorsque j’étais enfant, en admirer la diversité dans les magasins de matériel médical (articulées ou non, avec pied ou sans, mais toujours peintes en rose chair), trônant, grandioses, au milieu des bandages herniaires et des seaux hygiéniques. Ces vitrines avaient quelque chose d’obscène, c’est pour cela qu’elles m’attiraient tant. Elles étaient étranges et mystérieuses, et faisaient penser à l’amour qui avait, en ce temps-là, quelque chose à voir avec les articles infirmiers et les photographies de Guérir, les bidets et les poires à jet rotatif, à moins que ce soit juste parce que je pouvais y détailler tout à loisir des gaines et des soutiens-gorge, rêver aux chairs formidables que ces prothèses emprisonnaient d’ordinaire, en louchant par précaution (au cas où le propriétaire en blouse banche serait sorti en me traitant de « sale petit vicieux ! ») sur les haricots, les stéthoscopes et l’urinal translucide.

On pouvait, aussi, admirer le chatoiement des prothèses lors des cérémonies du 11 novembre où il était d’usage d’aligner les anciens combattants contre les gerbes, la hampe du drapeau plantée dans le baudrier en cuir prévu à cet effet, toute la batterie de cuisine astiquée avec soin. Je pouvais constater, en sifflotant la sonnerie aux morts qui a longtemps été le seul air que j’aie su jouer juste, que mon grand-père n’était pas le plus mal loti, que son infirmité, si ce n’est l’air penché qu’elle lui donnait, ne se voyait presque pas. Il avait, c’est vrai, moins de médailles que les autres qui en étaient recouverts.

Le désir de guerre marque ainsi la différence chère à l’auteur entre « écrire sur quelque chose » et « écrire quelque chose ». Essai sur la Der des ders, petit traité de psychologie politique, mémoires de gamin dans un pays de Louison Bobet guère éloigné de celui d’Eugène Christophe, hommage pudique à celui qui méritait mieux qu’une paire de breloques : personne d’autre que lui n’aurait pu fignoler un texte pareil. Voilà qui devrait faire un fameux cliché littéraire – donc attirer son ire – mais l’est hélas de moins en moins. Qui aime la boxe anglaise avec passion (certes sur canapé dans mon cas précis) goûtera particulièrement les écrits pugilistiques de Frédéric Roux, tels Lève ton gauche ! ou La classe et les vertus. On les lui associe immanquablement, comme on renvoie par facilité tout écrivain de genre à sa niche. C’est toutefois sans gants ni protège-dents que je l’aurai trouvé à son meilleur.

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