Crédit photo : Richard Dumas
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Ceux qui ont lu le billet consacré au dyptique Lève ton gauche ! et Comptés debout, publié chez l’Arbre vengeur, se rappellent l’enthousiasme suscité ici par son auteur Frédéric Roux. Respecté par ceux qui savent, peu friand des spotlights, il fait partie des rares écrivains français à s’être colletés avec ambition, persévérence et compétence au Noble Art. Une inclinaison qui lui valut notamment de décrocher le Prix France Culture-Télérama 2013 pour Alias Ali, imposante compilation de témoignages et citations rééls ou fictionnels sur le Greatest. Son oeuvre dépasse de loin le cadre strict de la littérature pugilistique – d’ailleurs, la boxe constitue pour lui « un vecteur pour parler du reste » -, comme l’illustrent entre autres Le désir de guerre, démontage en règle de notre mémoire sélective de la (pas si) Grande Guerre, ou un Éloge du mauvais goût au titre savoureusement explicite.
En ligne, on évoque un personnage difficile à saisir. Prendre le temps de dire pourquoi on aime ce qu’il écrit semble en tout cas rendre le Monsieur accessible, et enclin à prendre du sien pour causer boxe des Trente Glorieuses et d’aujourd’hui, ou choix de style en littérature comme sur le ring. Frédéric Roux dit « se méfier énormément de ses dons à l’oral », ce qui m’a valu un sacré cadeau : des réponses d’une sincérité piquante, mitonnées comme autant de textes inédits. Au final, je vous laisse apprécier le bol que j’ai eu. Et qu’importe s’il a viré des virgules de mes questions. Il y en avait trop.
130 livres : Le fil rouge de votre premier roman Lève ton gauche ! est le parcours de François, boxeur amateur du Sud-Ouest dans les années 70. C’est un intellectuel en rupture avec un héritage familial bourgeois, qui semble boxer pour différer certains choix de carrière et de vie. Son parcours reflète-t-il le vôtre ?
Frédéric Roux : Ce n’est pas la peine de feinter, François Bovary, c’est moi, Lève ton gauche ! est le récit des années où j’ai fait de la boxe, mais c’est un livre… je ne raconte pas tout et tout ce que je raconte n’est pas « vrai », il y a des personnages imaginaires, des situations survenues ailleurs, etc. C’est la nature de la fiction, voudrait-elle coller le plus étroitement possible à la réalité. Mon héritage familial, par exemple, n’est pas aussi bourgeois que celui de François, mon étrangeté comparée à ceux qui ont été plus ou moins mes copains ces années-là, c’était mon niveau d’études… j’étais le seul à avoir le bac.
François semble un peu « flotter », on ne comprend pas vraiment pourquoi il se retrouve dans une salle, je flottais un peu aussi ces années-là alors que j’avais trois bonnes raisons de ne pas le faire… trois fils. Père de famille nombreuse à 24 ans, je suis venu à la boxe pour des raisons très bizarres, j’aurais très bien pu très vite arrêter comme beaucoup de gens arrêtent quand ils en prennent une bonne, et, pour arrêter, je suis fortiche. Sauf qu’au contraire ça m’a très vite intéressé. Peut-être parce que j’étais « doué », mais encore davantage lorsque je me suis rendu compte que je ne l’étais pas tant que ça et que, de toutes les manières, être doué ne suffit pas. Faire de la boxe m’a surtout appris d’autres choses qu’à lever mon gauche (j’ai jamais vraiment réussi à le faire, d’où quelques voyages au tapis), à ne pas être désinvolte par exemple, et j’avais une grosse tendance à la désinvolture (d’où le gauche au niveau du genou). C’est pour moi une expérience pouvant, je pense, se rapprocher de l’analyse… c’est peut-être, en tous les cas, ce qui m’a évité d’en faire une.
Pour les personnages de Lève ton gauche ! la boxe amateur a tout d’un refuge. Dans votre expérience, peut-on mettre les gants en compétition par simple goût pour ce sport ou faut-il éprouver un manque, un besoin, etc. ?
Evidemment, la boxe est un refuge et la salle, le succédané de la cabane ! Vous avez vu ceux qui en font ? Ils viennent d’où ? Tout le monde ou presque a une faille… les acteurs, les hommes politiques, les artistes, le coiffeur au coin de la rue, celle des boxeurs est juste un peu plus large.
La langue que vous utilisez dans le roman est très particulière, un équilibre entre registres et champs lexicaux où vous ne surjouez ni l’argot des loulous, ni une expression plus soutenue. Est-ce un style qui vous est naturel ou reflète-t-il une intention spécifique à ce projet ?
Un style, ce n’est jamais naturel, c’est construit, dans le pire des cas, fabriqué. Le seul conseil qui m’ait jamais été donné par un éditeur, c’est Olivier Cohen qui l’a fait, et justement à propos de Lève ton gauche ! (qu’il a mis plus d’un an à refuser). Il m’avait fait remarquer que la force d’un dialogue ressortait d’autant mieux si ce qui précédait et ce qui suivait était écrit « normal ». C’est le genre de conseil qui peut faire gagner du temps comme « Tourne de l’autre côté ! » quand on rencontre un gaucher. C’est tout bête… c’est la loi du contraste. Jean qui rit, Jean qui pleure, un ton faible, un ton fort, un coup de grotesque, un coup de sublime. Reste à trouver le juste équilibre entre les deux, ça vient comme le reste… en se plantant régulièrement. Sans compter que chacun de mes livres a des exigences différentes, Comptés debout comme vous l’avez remarqué est un projet différent de Lève ton gauche ! Alias Ali, La classe et les vertus, Tyson, un cauchemar américain, pour ne parler que de mes livres sur la boxe, sont tous écrits suivant des protocoles différents. Sur le ring, j’étais un « styliste » (j’avais pas vraiment le choix, je frappais pas !), littérairement, un formaliste camouflé.
En lisant Lève ton gauche ! on ne peut s’empêcher de comparer les époques. La « boxe de clocher » que vous y décrivez semble aujourd’hui en déclin. Le déplorez-vous ? Que pensez-vous qu’il signifie ?
Elle est non seulement en déclin, mais elle a quasiment disparu. Evidemment je le déplore puisque ça signifie que je disparais aussi, comme la boxe tout court d’ailleurs, sans doute parce qu’elle est une cruauté qui ne convient plus. La boxe a toujours été un sport américain, aujourd’hui, elle l’est encore davantage… presque exclusivement. Il y a déjà des pays où elle n’existe pratiquement plus, le bloc scandinave, bien sûr, mais aussi l’Espagne par exemple où la charte d’El Paìs, le quotidien espagnol de référence, interdit d’en parler, sauf négativement. Dans ces conditions, la boxe dans le Cantal, le Doubs ou le Lot-et-Garonne, c’est pas la peine d’y compter.
La bande de boxeurs de Lève ton gauche ! a le chic pour attirer ou provoquer la violence hors du ring. Dans la France populaire que vous décrivez à l’ère pompido-giscardienne, on sent que la castagne n’est jamais très loin. Vous donnez un ton comique, presque joyeux, à certaines scènes de bagarre. Est-ce bien le reflet de cette époque ?
Je ne sais pas si vous avez remarqué, mais dans un bar, les soirs de match, c’est pas au demi d’ouverture qu’on va chercher des noises, mais au pilier, c’est-à-dire, a priori, au dernier qu’il faut emmerder si on veut pas y avoir droit pour de bon. C’est comme ça, une histoire de testostérone sans doute, un truc de bonobo.
Effectivement, vous avez raison, toutes les scènes de bagarre de Lève ton gauche ! sont traitées sur le registre de la drôlerie, je pourrais vous dire qu’elles sont là pour détendre l’atmosphère, mais ce n’est pas une volonté de ma part… je ne pense pas que ce soit une question d’époque, peut-être, dans mon cas, une tradition « sud-ouest ». Ici, chaque fois qu’un type vous raconte des histoires de rugby, les types finissent par se foutre sur la gueule et c’est ça qui est marrant ! Ça et la façon dont c’est raconté.
Pour comparer de nouveau les périodes, cette violence latente se ressentait-elle différemment d’aujourd’hui où l’on évoque volontiers toutes sortes de tensions et crispations nouvelles ? A vous lire, on dirait presque que la chamaille faisait partie de la vie, et qu’on la vivait de façon moins dramatique qu’aujourd’hui…
Il faudrait analyser ça sérieusement et c’est compliqué de le faire. Avant, et là réside le premier obstacle : « avant », c’était quand ? les gens (c’est qui les gens ?) étaient peut-être plus familiers d’un certain type de violence. Tarter ses gosses, foutre des coups de pied au cul de l’apprenti, tuer le cochon dans la cour ne déclenchaient pas les protestations de la Ligue des droits de l’homme ni celles de la SPA. Aujourd’hui la violence physique ou, plutôt, ce qu’elle veut dire est puissamment refoulé, les mecs de banlieue, les gilets jaunes, ils font peur pourquoi ? Parce qu’ils peuvent vous en coller une et que l’on n’y est plus habitués. Quel que soit le sens de l’histoire, en partisan convaincu de l’ancien monde, je suis vaguement persuadé que le statut de « stagiaire » n’est pas plus enviable que ne l’était celui de l’apprenti, que le sort du cochon élevé en batterie n’est pas vraiment différent de celui qui était nourri aux débris de poubelle, et je constate régulièrement que le moutard de bobo est casse-couilles à l’extrême, qu’en réalité lui coller une bonne baffe ne lui ferait peut-être pas de mal.
Comptés debout rapporte quantité d’anecdotes sur les stars des rings d’antan. Vous y rapportez peu d’histoires sur les champions contemporains. Suivez-vous toujours l’actualité de la boxe ? Comptés debout dit-il en creux qu’elle a perdu en folklore et en personnages hauts en couleur ?
Franchement, y a pas que des stars, je mets au défi l’érudit le plus pointu de savoir qui étaient Speedy Sencio, Lauro Salas ou Tony Pellone. Je ne crois pas que la boxe ait perdu en folklore, je ne pense pas qu’elle manque de personnages hauts en couleur… Tyson Fury m’a l’air pas mal dans le genre, non ? Simplement je ne me lève plus la nuit pour regarder des combats à la con, je ne lis plus autant de livres sur le sujet, j’ai arrêté de collectionner les histoires. Celles que je raconte dans Comptés debout sont presque toutes archi-connues, ce qui m’a intéressé c’est de traiter certaines en quelques lignes, un peu comme des « blagues », d’autres comme des nouvelles les plus courtes possible, elles sont au croisement entre les Brèves de comptoir de Gourio et les Nouvelles en trois lignes de Félix Fénéon avec un petit côté noir. Je suis sûr que l’on pourrait faire la même chose avec le rugby, bien sûr, mais aussi avec le foot ou même le tennis.
La boxe professionnelle est devenue un sport de niche dans la France du XXIe siècle alors qu’elle reste prospère et suscite toujours l’intérêt du public en Angleterre par exemple. A quoi attribuez-vous le phénomène ?
Du déclin en France, on en a parlé un peu avant… il est dû, je le suppose, aux « nouvelles conditions de représentation ». Je ne suis pas certain qu’il n’y ait pas la même baisse « indicielle » de l’intérêt du public anglais pour qui, pourtant, se foutre sur la gueule est une culture… faudrait voir les chiffres.
Pour présenter votre livre de 2014, La classe et les vertus, consacré à Hagler vs Leonard, vous décrivez une victoire mise en scène à las Vegas, celle du show business sur la boxe en col bleu. Qu’auriez-vous à dire à un fan de Marvin Hagler qui a mis un temps fou à accepter que son idole se soit trompé de combat d’un point de vue strictement tactique ?
La première chose que j’aurais à lui dire, c’est : lisez La classe et les vertus où je fais, je crois, à peu près le tour de la question… objectivement et subjectivement (NDLR : il est commandé !). Sur le strict plan tactique et si l’on en reste là, y a pas photo, Leonard : 15 – Hagler : 0. Il n’empêche qu’il existe toujours à mes yeux deux catégories de personnes dans la vie : ceux qui croient que Leonard a gagné et ceux qui savent qu’Hagler n’a pas perdu. C’est le style de positions irrémédiablement irréconciliables puisque ce sont des positions morales, c’est pour ça, entre autres, qu’Hagler/Leonard est un combat historique alors même que ce n’est pas un combat formidable.
Plus généralement, votre œuvre questionne ce qu’est la vérité en boxe et comment la dire. On peut faire primer le contexte historique et la symbolique sur un combat lui-même rélégué au second plan – l’idée de La classe et les vertus. Mais il peut s’agir aussi s’agir d’une fiction inspirée du réel – Lève ton gauche ! – ou d’anecdotes largement romancées portant sur de vrais champions – Comptés debout. En boxe plus qu’ailleurs, la vérité est-elle le parti pris de celui qui raconte l’histoire ?
En boxe, comme ailleurs, pas plus, pas moins, la vérité est le parti pris de celui qui raconte.
Pour aller plus loin, je vous recommande chaleureusement le site officiel de Frédéric Roux.