Ohio, Stephen Markley

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New Canaan, quinze mille âmes, trou d’Amérique moyenne à la fois rurale et industrielle coincé au Nord-Est de l’Ohio, là où l’on cause avec l’accent des Appalaches. Ce 13 octobre 2007, la communauté enterre Rick Brinklan, ex-footballeur star du lycée local, flingué au bout du monde dans une guerre de Bush Jr. en laquelle il croyait. Il était l’un des fils les plus aimés de New Canaan, aussi le célèbre-t-on avec toute la pompe dont la ville demeure capable : sa dépouille remonte la rue principale sur le plateau d’un pickup Dodge, enfermée dans un cercueil prêté par le Wallmart local ; l’hypermarché s’avère d’ailleurs l’unique bâtiment récent et majestueux des environs.

Collisions du présent et flash-backs de l’adolescence

À l’issue de ce prologue, les lecteurs de Leurs enfants après eux se sentiront en terrain connu. Stephen Markley sonde lui aussi l’âme d’un patelin imaginaire pour lequel le terme « déclassement » semble avoir été inventé. La trame narrative diffère toutefois : là où Nicolas Mathieu décortiquait le déterminisme familial expliquant la trajectoire des adolescents d’Heillange à la fin du XXeme siècle, son homologue américain s’intéresse plutôt aux jeunes adultes que ceux de New Canaan sont devenus, douze ans après que le 11 septembre les a cueillis en pleine high school. Un soir de juillet 2013, Bill, Stacey, Dan et Tina convergent sans le savoir vers la ville où ils ont grandi. Chacun avait de bonnes raisons de la fuir une fois le bac en poche, et dispose d’un motif bien particulier pour y retourner. « Dès qu’on remet les pieds à New Ca, on tombe sur des gens du lycée. La peste et le choléra en prime. » Si la soirée est racontée successivement du point de vue des quatre protagonistes – et connaîtra des issues diversement dramatiques -, les exilés sont voués à se croiser à toute heure de la nuit, aussi bien qu’à saluer les mêmes connaissances autochtones. Collisions du présent et flash-backs de l’adolescence livreront au lecteur des vérités toujours plus glaçantes…

Rick aboya de rire. « Tu parles, ma couille. » C’était ça, le truc avec Rick : sa grossièreté, son irréverence ne parvenaient jamais à masquer l’immense amour qu’il avait pour les autres – en réalité, elles y étaient liées.

Et donc, bien que trop ivres pour conduire, ils allèrent au lac en voiture, franchissant l’horizon de la boule à neige qu’était leur ville. Ben avait envie d’écrire une chanson sur Rick, sur ce style de mec qu’on trouve un peu partout dans le ventre boursouflé du pays, qui enchaîne Budweiser, Camel et nachos accoudé au comptoir comme s’il regardait par-dessus le rebord d’un gouffre, qui peut frôler la philosophie quand il parle football ou calibres de fusil, qui se dévisse le cou pour la première jolie femme mais reste fidèle à son grand amour, qui boit le plus souvent dans un rayon de deux ou trois kilomètres autour de son lieu de naissance, qui a des mains calleuses, un doigt tordu à un angle bizarre à cause d’une fracture jamais vraiment soignée, qui est ordurier et peut employer le mot putain comme nom, adjectif ou adverbe, de manières dont vous ignoriez jusque-là l’existence (« On est putain de bien ici, putain » dit Rick, assis dans l’herbe, en admirant le moiroitement nocturne de Jericho Lake). Pourtant, son ami n’avait rien d’ordinaire. Il vivait en roue libre, était têtu comme une mule et aussi rusé qu’un coyote. Il portait en lui des océans entiers, toute la nature du pays, des fantômes farouches et quelques centaines de millions d’étoiles.

Gosse de riches, beau garçon nonchalant et agaçant donneur de leçons qui jouait au basket en virtuose, Bill Ashcraft avait tout pour être aussi envié que détesté par ses condisciples, mais ceux qui le connaissent bien le trouvent « curieusement gentil ». C’est en terrain très hostile qu’Ashcraft prêcha contre la politique d’un gouvernement de faucons, avant de partir sous des cieux réputés plus progressistes. Établi à la Nouvelle Orléans après plusieurs missions autour du monde pour le compte d’ONG puis un crochet par la campagne d’Obama, il a désormais besoin d’argent – les psychotropes de toutes sortes sont de loin sa principale dépense. Bill accepte donc avec joie de livrer à New Canaan un mystérieux paquet. Stacey Moore, elle, compte passer une thèse en littérature et poursuivre sa carrière d’écrivain sur la Côte Est. Fonder une famille homoparentale y sera plus aisé que dans l’Ohio profond. Le dilemme entre foi chrétienne – incarnée par un frère prêcheur et rigoriste – et acceptation de son identité sexuelle la tarauda longtemps. Rendant visite à ses parents, elle consent à faire une pause dans l’un de ses QG de lycéenne pour y revoir une figure honnie : celle de la mère de son ancienne petite amie, qui lui a lancé un intrigant appel à l’aide.

Une gravité terrestre démultipliée

Puisqu’il fut un enfant sage, timide et passionné d’Histoire, Dan Eaton n’eut jamais de conflit familial à résoudre, mais ses démons intérieurs se montrèrent autrement plus coriaces à dompter. Celui qui travaille désormais en Pennsylvanie comme spécialiste de l’extraction du gaz de schiste s’est engagé dans les mêmes expéditions punitives que feu Rick Brinklan. Dan en rentra dépourvu de son oeil droit et de pas mal de certitudes. Pour lui, il ne saurait être question de séjourner à New Canaan sans dîner avec Hailey, avec laquelle il vécut une relation sinusoïdale. La visite de Tina a elle aussi à voir avec l’amour, mais c’est de revanche qu’il s’agit. Elle fut la plus jolie des élèves de 3eme, doublée de la petite amie jalousée du formidable numéro 56 de l’équipe de foot du lycée, promis à un avenir en professionnels. Elle est aujourd’hui caissière en surpoids chez Wallmart, mariée à un pompiste bienveillant mais malingre, et doit encore compter les cents une fois rentrée chez elle. L’identité du principal responsable ne fait aucun doute. Jusqu’où devra-t-il payer pour que Tina connaisse enfin la paix ? Possible qu’elle exige plus qu’un oeil, voire une dent.

Il y eut une période dans sa vie, après ses études à Wittenberg, quand elle commença à voyager, où Stacey essaya d’utiliser la raison et l’ironie pour neutraliser ce moment. Elles n’étaient que des enfants, se disait-elle, elles singeaient des émotions dont elles ignoraient tout. C’est pour ça que les ados tombent sous le charme des pop-stars et croient que ce serait plus cool de se battre avec des arcs et des flèches dans des dystopies futuristes. Elle ressortait des photos d’elle au lycée – son nez couvert de boutons et son carré blond, ses épaules toujours affaissées, peut-être par désir inconscient de rapetisser, et elle pensait : Regarde-moi ce bébé tout mal à l’aise. Comment tu veux qu’elle ressente de vraies émotions. À présent, si une femme lui parlait en bafouillant comme l’avait fait Lisa, elle serait gênée pour elle. Toute cette guimauve inepte, on se serait cru dans une comédie à l’eau de rose. Pourtant, ce qu’elle avait éprouvé alors réapparaissait toujours, tel un fantôme ; elle devenait rouge pivoine et sa gorge se serrait. Parce que, en dernier recours, l’ironie, la distance et le recul n’y firent rien – parce que c’est le genre de truc qu’on n’entend qu’une fois dans une vie.

Et que seule une personne de dix-sept ans aura le courage de dire. Elle tira le visage de Lisa dans l’obscurité et l’embrassa. Quand elles se détachèrent, leurs joues étaient couvertes de salive. Tous les songes de l’âme s’achevant dans le corps d’une belle femme.

Tout à tour, les quatre héros d’Ohio devront se débattre avec une conscience parfois très encombrée et un contexte d’aujourd’hui franchement inhospitalier. Stephen Markley pose sur eux un regard sans concessions – peu de choses nous seront épargnées -, tout en donnant à comprendre leurs souffrances et déchirures intimes. Il en va de même pour les nombreux seconds rôles du roman, souvent des archétypes dotés d’une épaisseur : mention à la peste patentée devenue junkie, l’artiste maudit dont les chansons simplettes illustrent à merveille le propos du livre, la tête de Turc reconvertie en dealer anarchiste à dreadlocks, le prof de musique humaniste malgré tout, la bonne copine loyale jusqu’au lugubre ou la brute de campus si douce avec ses chiens. Pour désespérants qu’ils puissent être, leurs rêves brisés par la gravité terrestre démultipliée semblant s’exercer sur New Canaan empêchent de les mépriser tout à fait. Et une présence insaisissable offre le contrepoint idéal aux errements volontiers pathétiques de sa génération : celle de Lisa, amie précieuse et amante fantasque des uns et des autres, une beauté intelligente, cultivée et irrévérencieuse qui mit les voiles dès qu’elle le put et donne depuis fort peu de nouvelles. Sa rare prédisposition pour le bonheur est ancrée dans les souvenirs de ses contemporains, tous avides d’en savoir plus sur ce qu’elle est devenue.

Entre colère et rumination

Lisa fait figure d’exception : on lit peu, à New Canaan, et une étagère observée par hasard suggère du Tom Clancy ou du Danielle Steele, soit une pure littérature d’évasion. Comme Leurs enfants après eux avait beaucoup fait jaser à l’intérieur du Boulevard Périphérique, gageons qu’Ohio aura plus marqué le lectorat américain des côtes et des métropoles que celui des bourgs qui l’ont inspiré. La démarche d’écriture consistant à mettre en lumière avec une précision quasi documentaire une population en rupture profonde avec les élites économiques et culturelles de son pays n’est pas nouvelle non plus aux États-Unis. On pense ainsi à Un arrière-goût de rouille, sorti en 2009, dont l’action se déroule dans la Pennsylvanie voisine et les constats de fond sont similaires à ceux d’Ohio. Le premier mesurait le défi immense de la réconciliation nationale, objectif premier de la présidence Obama ; le second en illustre l’échec patent, depuis un État qui aura renouvelé sa confiance à Donald Trump le 4 novembre dernier.

Ils parlèrent de la fille de Greg, qui avait cinq mois. Lui ne l’avait jamais vue que sur un écran d’ordinateur, assise sur les genoux de sa femme, petite chose qui clignait des yeux en Californie. Ancien dragueur invétéré, Coyle baissait désormais les yeux quand il marchait, l’esprit constamment ailleurs. La partie introspective de sa personnalité, la partie douce et complexe, avait pris le dessus. Et cette nuit-là avait été celle que Dan avait préférée de toute la guerre, aussi étrange que cela puisse paraître. Ils s’échangèrent des astuces pour réussir à dormir. Greg levait de la fonte, jouait aux jeux vidéo, mélangeait somnifères et boissons énergétiques Boom Boom pour une défonce tendue et orangée, regardait des films et des séries piratés. Il rit parce que « toi, Danny, c’est bouquiner derrière les murs anti-explosion ». C’était de fait la seule chose qui calmait Dan. Difficile de dormir quand on revient d’un affrontement, quand les cris, les jurons, les chocs et la transpiration ont lancé votre adrénaline à Mach 5. Ils discutèrent de ce qui se passe quand un mec prend une balle, du fait que son corps n’est pas projeté en arrière comme parfois dans les films : il se chiffonne plutôt, semble presque se dégonfler. Et ensuite il y a les convultions ou au contraire l’immobilité parfaite – la vie qui s’en va. L’être vivant devenu viande que les chiens rongeront et chieront aux quatre coins de la ville. Aussi rapide que ça. Ils parlèrent de ce que ça fait de tuer. Décidèrent que la question n’était pas de penser ou non à la femme, aux enfants, à la famille des hommes à qui les balles ôtent la vie, « Mais y a que deux possibilités : c’est lui ou moi », dit Coyle. Et l’exultation lorsqu’on gagne un duel et qu’on s’éloigne en continuant de vivre – une joie narcotique que même les gobeurs de pilules de l’Ohio ne pouvaient pas comprendre.

Les héros cabossés d’Ohio se forgèrent une conscience politique dans la foulée des attentats du World Trade Center, alors que l’opinion américaine entamait une scission peut-être irréversible. Ils ont pu observer et subir, au cours de la décennie qui suivit, les conséquences désastreuses sur le coeur de l’Amérique de la crise des subprimes, la poursuite de la désindustrialisation et la ruée vers les opioïdes, en plus du lourd tribut qu’il paya aux guerres d’Irak et d’Afghanistan. Ajoutons que dans des États où l’on croise encore des carioles amishs sur les routes et les « Hell houses » mettent toujours en scène de surprenants tableaux vivants censés dissuader la jeunesse du pêché – dont le recours à l’avortement -, l’évolution accélérée des moeurs a de quoi effrayer. Côté libéral, on rumine la faillite des intentions supposées les meilleures. Côté conservateur, la colère s’exonère désormais de toute rationalité : elle se suffit à elle-même.

Une étrange nostalgie qui dit tout du présent

Le New Canaan du début de ce siècle n’a rien d’un paradis perdu, c’est pourquoi les quatre protagonistes d’Ohio s’en sont échappés, au point de ne même pas être présents le jour où l’on enterra Rick Brinklan. Ils y avaient vécu un déclin économique largement amorcé, l’âpreté des disputes de l’après 11 septembre et la violence d’émotions adolescentes exacerbées par le vase clos d’une petite communauté et l’étroitesse des mentalités locales. Tous ont subi des amitiés et amours toxiques, d’impitoyables dynamiques de groupes, l’oppression de la rumeur ou le poids d’une étiquette sociale à défendre ou arracher. Dans leurs souvenirs, rares sont les purs moments de félicité : ils surgissent au détour d’une page et marquent d’autant plus le lecteur, qu’il s’agisse d’une fiesta improvisée en bord de rivière un après-midi d’été, ou de deux mains qui se trouvent devant Casablanca, dont on attendra sagement la fin avant d’échanger un premier baiser brûlant.

L’âge adulte, cependant, n’aura pas été celui de l’émancipation tant espérée. Alors que le temps des possibles est désormais échu, les presque trentenaires d’Ohio ont le corps fatigué et les espoirs racornis, au point de se raccrocher malgré eux à un passé guère engageant en buvant de la vodka dans des mugs. Leur nostalgie d’une époque déjà rude dit tout des épreuves du présent. Dans ce premier roman aussi remarquable qu’éprouvant, c’est bien la pire des révélations que Stephen Markley nous réserve.

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