Audio :
L’histoire débute par une commande, celle d’un papier d’une page sur Apeirogon, de Colum McCann, pour le numéro de décembre-janvier de Lire Magazine Littéraire consacré aux 100 livres de l’année 2020. L’article doit dresser le portrait de l’auteur au travers de ce dernier texte, et comporter des « propos rapportés ». Aussi me creusé-je la tête pour trouver la poignée de questions qui lui inspireraient mieux qu’un soupir de lassitude. J’avais sous-estimé cette vérité pas si incongrue : les écrivains aiment écrire. Et Colum McCann, comme ce qui suit le confirme, attache une importance particulière au lectorat hexagonal. Aussi m’honore-t-il de réponses érudites, longues et profondes… dont je suis condamné à ne conserver que des bribes dans ma prose. Imaginez ma frustration.
J’encourage ceux qui souhaiteront en savoir plus sur l’homme derrière Apeirogon à lire l’article en question – et le reste du magazine avec, il en vaut la peine. Reste que, par les grâces conjointes de la direction de la rédaction et des éditions Belfond, me voici autorisé à publier ci-après la tradution intégrale des réponses de Colum McCann. Qu’ils en soient remerciés ainsi que l’auteur, récompensé depuis par un Prix 2020 du Meilleur Livre Étranger amplement mérité.
4eme de couverture
Rami Elhanan est israélien, fils d’un rescapé de la Shoah, ancien soldat de la guerre du Kippour ; Bassam Aramin est palestinien, et n’a connu que la dépossession, la prison et les humiliations.
Tous deux ont perdu une fille. Abir avait dix ans, Smadar, treize ans.
Passés le choc, la douleur, les souvenirs, le deuil, il y a l’envie de sauver des vies.
Eux qui étaient nés pour se haïr décident de raconter leur histoire et de se battre pour la paix.
Afin de restituer cette tragédie immense, de rendre hommage à l’histoire vraie de cette amitié, Colum McCann nous offre une œuvre totale à la forme inédite ; une exploration tout à la fois historique, politique, philosophique, religieuse, musicale, cinématographique et géographique d’un conflit infini. Porté par la grâce d’une écriture, flirtant avec la poésie et la non-fiction, un roman protéiforme qui nous engage à comprendre, à échanger et, peut-être, à entrevoir un nouvel avenir.

130 livres : Apeirogon est fondé sur l’histoire vraie de deux hommes d’exception, ainsi qu’un important travail de recherche. Mais il s’agit bien d’une oeuvre de fiction. Pour extraire un roman d’un tel matériau, quelles étaient vos intentions d’écrivain ?
Colum McCann : Je voulais m’introduire dans la tête et le coeur de ces personnages admirables, Rami et Bassam. Je voulais investir l’espace qui s’étend au-delà des faits. En mélangeant fiction et non-fiction, j’essaie d’aller au plus profond de ce qui est vrai et de ce qui ne l’est pas. Et, autant se l’avouer, c’est vraiment l’une des questions les plus importantes de l’époque. Cette idée de “fausseté” et de “fake news”. Vérité, post-vérité.
Le lien entre fiction et “verité” a toujours été complexe, et il l’est encore plus aujourd’hui. Où traçons-nous la ligne ? J’ai déjà dit que les faits étaient des mercenaires. Ils peuvent être conditionnés et mandatés en vue d’accomplir n’importe quelle mission. Mais la verité plus profonde depend du coeur humain – qui est un désordre en perpétuelle évolution.
Puisque la verité est confuse, nous devons parfois inventer de nouvelles formes d’expression, et c’est ce que j’ai tenté avec Apeirogon.
Je voulais investir l’espace qui s’étend au-delà des faits. En mélangeant fiction et non-fiction, j’essaie d’aller au plus profond de ce qui est vrai et de ce qui ne l’est pas.
Le roman se compose littéralement de 1001 fragments de texte, reliés entre eux de multiples façons. Avec ce choix narratif, vouliez-vous montrer les dangers des récits simplistes et linéaires que l’on fait de problèmes complexes ?
C’est vrai, l’un des pires ennemis de la paix est la simplicité. Une simplicité obtuse – comme la sensiblerie – peut être la ruine de l’âme. J’aime l’idée de Walt Whitman que “Nous sommes vastes, nous contenons des multitudes”. Je pense qu’il est plus important que jamais de reconnaître que nous ne sommes pas faits d’un bloc. Nous avons une multitude de facettes. Nous sommes compliqués. Et nous ne sommes sûrement pas aussi stupides que nos partis politiques, nos grandes entreprises, nos chaînes de télévision ou même certains artistes le considèrent.
Pour faire le lien avec Israël et la Palestine, une erreur classique est d’en débattre de façon binaire. Il existe tant de simplifications des deux côtés. Mais rien n’est aussi simple. Et, à l’évidence, une culture tout entière (qu’elle soit irlandaise, française, musulmane, juive ou quelle qu’elle soit) n’a rien de simple. Un écrivain doit rendre compte d’autant d’aspects de la situation qu’il le peut. Il est à la fois plus gratifiant et infiniment plus difficile de penser autrui à la manière d’un kaléidoscope.
C’est vrai, l’un des pires ennemis de la paix est la simplicité. Une simplicité obtuse – comme la sensiblerie – peut être la ruine de l’âme. J’aime l’idée de Walt Whitman que “Nous sommes vastes, nous contenons des multitudes”.
Parmi les nombreuses figures historiques citées dans Apeirogon, on trouve des Français, comme le funambule Philippe Petit – que vos lecteurs connaissaient déjà depuis Et que le vaste monde poursuive sa course folle – ou François Mitterrand. Comment en êtes-vous venu à faire de ce dernier un personnage de roman ?
Tout d’abord, j’aime sincèrement la France et les Français. Je n’essaie pas de jouer sur une corde sensible : je respecte l’attitude des personnes. Et j’adore la manière dont elles lisent et abordent la littérature. Apeirogon a eu plus de succès en France que nulle part ailleurs. Je crois que le lecteur français est courageux et ne craint pas les nouvelles formes d’écriture.
Quant à Mitterrand, il me semble qu’il s’agit d’une réminiscence purement accidentelle. Je faisais des recherches sur les oiseaux dans un observatoire à Beit Jala, en Cisjordanie. Un matin, l’un des ornithologues a trouvé un moineau minuscule au fond d’un filet. Il n’était pas plus gros que le pouce. On m’a dit qu’il venait peut-être d’Espagne ou du sud de la France.
Je me suis alors rappelé avoir lu que le dernier repas de François Mitterrand avait été un plat de tout petits oiseaux – des ortolans, en fait – et je me suis émerveillé de la façon dont la mémoire rebondissait d’une image à l’autre.
C’est à ce moment que m’a frappé l’intuition que ce livre portait sur les associations d’idées et la myriade de nos connexions humaines. Une connexion devient une autre. Puis le mouvement s’échappe ailleurs encore. De cette façon, le lecteur devient le narrateur du livre. Quand l’idée m’a traversé – ah, le narrateur, c’est le lecteur ! – elle m’a fait l’effet d’avoir inventé la roue.
Et puis il y a bien sûr Philippe Petit, mon grand héros. Il m’a tout raconté de sa traversée de la vallée de Jérusalem sur une corde raide.
C’est à ce moment que m’a frappé l’idée que ce livre portait sur les associations d’idées et la myriade de nos connexions humaines. Une connexion devient une autre. Puis le mouvement s’échappe ailleurs encore.

Eyevine
Le monde du livre est aujourd’hui marqué par des polémiques sur l’appropriation culturelle. À ce propos vous aviez qualifié Apeirogon de “célébration culturelle”. Comment le livre a-t-il été reçu, de ce point de vue ?
Presque tous ceux qui ont lu le livre n’évoquent aucune appropriation culturelle. Ils savent qu’il n’en est rien. Il s’agit d’engagement, de nuance, d’appréhender la complexité et de célébrer la promesse d’un espoir, fût-il infime. Mais – allez comprendre – ceux qui ne l’ont pas lu sont les plus critiques. Ils parlent d’appropriation, de compromission, de distorsion de l’Histoire. Ils en usent pour étayer leurs propres préjugés. Cela me sidère, vraiment. Mais je crois, pour certains d’entre eux, qu’ils ont peur de lire le livre parce qu’ils savent au fond d’eux-mêmes que Rami et Bassam sont dans le vrai. L’Histoire leur donnera raison. Il est important de préciser que je ne suis pas celui qui dit la vérité. Ce sont eux, Rami et Bassam, les hommes de paix.
Cependant, comme j’ai pu le dire par ailleurs, l’appropriation culturelle est un vrai problème. Écrivains, artistes ou autres, nous nous aventurons souvent là où nous ne le devrions pas, et sommes tout aussi souvent condescendants. Nous sommes paternalistes. Nous volons. Nous moquons. C’est arrivé pendant des décennies, voire des siècles. Si notre intention est de dérober aux autres cultures – de nous les approprier – nous méritons d’être dénoncés. Mais dans le même temps nous devrions aussi, oui, parler de célébration culturelle – lorsque l’intention est d’apprendre, partager, approfondir, éclairer. C’est un élan différent, ou peut-être en est-ce l’un des aspects. On s’engage avec retenue. On s’engage en disant, je ne sais pas, apprenez-moi, s’il vous plaît.
On emprunte cette voie parce que l’on se sait incomplet, ou pas assez grand, ou pas assez brillant. Et l’on en sort, au bout du compte, un peu plus sage. Du moins est-ce ce que l’on espère.
Mais je crois, pour certains d’entre eux, qu’ils ont peur de lire le livre parce qu’ils savent au fond d’eux-mêmes que Rami et Bassam sont dans le vrai. L’Histoire leur donnera raison. Il est important de préciser que je ne suis pas celui qui dit la vérité. Ce sont eux, Rami et Bassam, les hommes de paix.
Finalement, ce travail sur Apeirogon vous a-t-il rendu plus – ou moins – optimiste quant à l’avenir d’Israël et de la Palestine ? Quelle que soit la solution trouvée, les Rami et les Bassam peuvent-ils un jour devenir majoritaires ?
Je dois être très prudent lorsque j’aborde ce genre de questions parce que l’on m’accusera d’être naïf ou sentimental, et je ne crois pas l’être. Je me range à l’idée de Gramsci que nous devrions être des pessimistes de l’intellect, mais des optimistes de la volonté. Je sais que le monde est sombre, mais c’est insuffisant, ce n’est pas une révélation. On doit désirer le rendre moins sombre. C’est là qu’intervient l’optimisme. Oui, le futur d’Israël et de la Palestine semble aujourd’hui épouvantable. Voilà où opère l’intellect. Et pourtant il y aura toujours une lueur infime, même aux endroits les plus obscurs. C’est là que la volonté, ou le désir, émerge.
Ce sont Rami et Bassam qui le disent le mieux : nous devons nous connaître les uns les autres. L’humilité est ici la clé. On doit permettre à l’autre de penser différemment. On ne peut pas dicter une solution. Mais on peut proposer une solution qui émane de nouveaux acteurs. Peut-être une Greta Thunberg. Mille d’entre elles. Je crois dans la paix à venir. Nous devons oser y croire. Bassam l’exprime très simplement quand il dit qu’il est difficile d’imaginer qu’il y ait une ambassade israélienne à Berlin, et une allemande à Tel Aviv, si peu de temps après l’Holocauste. La paix vient goutte-à-goutte, comme le dit Yeats, mais elle est inéluctable, elle doit arriver. Et lorsqu’elle arrive – comme ce fut le cas en Irlande du Nord ces vingt dernières années – on la doit au travail de gens extraordinaires qui prennent des risques quand d’autres ont juste ricané. La paix est un risque. Une chose que je ressens profondément est que la paix sera inattendue, démocratique et participative. Et que ce seront des jeunes qui la conduiront. Qui sait d’où elle émergera ? Peut-être de Jéricho. Peut-être de Tel Aviv. Ou peut-être d’un mouvement né dans la campagne française. Rien n’est impossible. Plus maintenant.
La paix vient goutte-à-goutte, comme le dit Yeats, mais elle est inéluctable, elle doit arriver. Et lorsqu’elle arrive – comme ce fut le cas en Irlande du Nord ces vingt dernières années – on la doit au travail de gens extraordinaires qui prennent des risques quand d’autres ont juste ricané.
Superbe échange… Qui agrandit encore ma wish list
J’aimeAimé par 1 personne
Merci !
J’aimeJ’aime