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Trop souvent, la pédagogie s’avère l’ennemie de la bonne littérature. À truffer son récit de cas d’écoles, archétypes et références obligées, on risque une balourdise extrême, et une intrigue sacrifiée au gré de tours et détours forcés. L’écrivain de talent, lui, vous apprendra quantité de choses sans oublier l’histoire qu’il veut vous raconter ; il sait mettre au service de celle-ci l’abondant matériau qu’il brûle de partager. Ancien boxeur de bon niveau, Jim Tully est de ceux-là. Élémentaire, le titre du roman dit tout de son ambition : raconter la trajectoire d’un pugiliste lors du premier âge d’or de la boxe, celui des années 20 ou Roaring Twenties. Une ère où la bourgeoisie WASP des États-Unis, euphorisée par la croissance frénétique de l’Après-guerre, s’encanailla au bord des rings, innondant un sport aux moeurs interlopes, prisé des immigrés pauvres, de billets verts et d’une attention médiatique à l’avenant. De quoi promettre un destin inespéré à tout hobo – ou vagabond – qui saurait quoi faire de ses poings… et échapperait à pas mal d’embûches.
Le soir du combat, une serviette en loque autour du cou, Shane Rory parcourut en sautillant l’allée menant à l’arène. Il faisait froid dans l’enceinte ouverte. Il enfonça bien ses pieds dans le bac de résine en poudre et se débarrassa de sa serviette. Son homme de coin massait ses épaules lorsque l’arbitre demanda aux boxeurs de s’approcher du centre du ring.
– Il est bâti comme une grange en brique, commenta un spectateur du premier rang en admirant la finesse de la taille et la largeur des épaules de Rory.
– Tu veux dire comme un tigre, renchérit un autre.
Lisses comme des eaux calmes, les muscles du jeune homme ne saillaient pas. Il marchait comme si ses talons étaient en caoutchouc extrêmement résistant.
Sully, vêtu d’un peignoir de soie rouge recouvrant son corps athlétique, fixa d’un air indifférent son adversaire, puis le sol en toile matelassée. Le public les acclama.
Les deux pugilistes écoutèrent les instructions en hochant la tête. Puis le gong retentit.
Assis au premier rang, Tim Haney le Taiseux regardait les combattants chercher l’ouverture. Aucun d’eux n’y parvint au cours du premier round.
Après que la cloche eut sonné le début du deuxième, Sully donna un coup de tête à Rory qui entama profondément l’arcade sourcilière (…). Son homme de coin essaya de le raisonner pendant la minute de repos.
– C’est moi qui boxe, l’interrompit Shane. J’arrêterai pas avant d’l’avoir envoyé dans les fauteuils à un dollar.
Le boxeur en question, c’est Shane Rory, l’un de ces mômes privés d’enfance heureuse qui pullulent autour des gares dans l’attente de leur prochaine resquille vers l’ouest. Il présente deux caractéristiques remarquables : le jeune hobo est à la fois un combattant-né et « un de ces drôles de types : un Irlandais honnête ». Au contact de ses adversaires et d’un entourage constitué d’entraîneurs, managers et promoteurs successifs, diversement intègres et intéressés par son avenir, Shane Rory découvre en même temps que le lecteur les ficelles d’un métier où la gloire côtoie sans cesse le drame et l’ignoble fricote avec le sublime.
Dans un milieu de filous patentés, la fidélité n’a pas de prix
Des fondamentaux techniques maîtrisés triomphent de la force brute. Certains boxeurs lisent des livres, d’autres ont tout d’une bête dressée. Un mauvais soir peut arriver aux meilleurs. Les paris sur le résultat revêtent une importance économique capitale, et poussent aux pires manipulations. Bien choisir ses adversaires aide à construire une carrière. Un boxeur triomphe de lui-même autant que du gars d’en face. Une mâchoire se répare plus facilement que la matière grise. La triche caractérisée se pratique le plus souvent sans que le vainqueur en soit au courant. Deux adversaires s’entendent parfois sur un match nul ou une victoire aux points. On peut changer son nom pour éteindre la vigilance adverse. Dans un milieu de filous patentés, la fidélité n’a pas de prix. Sans radio ni télévision, les journalistes de presse écrite jouent un rôle essentiel dans la construction et la perpétuation des mythes, ce que reflète leur style de l’époque ; nul ne leur reprochera de verser dans l’emphase ou se contredire franchement. En plus d’être affaire de mythes, la boxe fait la part belle à la nostalgie : c’était déjà le cas dans les années 20 d’un sport réglementé à peine cinquante ans plus tôt…
Tim avait très vite su qu’un boxeur qui traînait la patte ou qui trébuchait n’était pas loin de sucrer les fraises, que l’ébranlement répété de son cerveau n’allait pas tarder à lui jouer des tours. Il avait observé des puncheurs légers se transformer brusquement en cogneurs mortels. Quand leur système nerveux devenait insensible à la douleur, ils pouvaient infliger plus de dommages. Il avait affronté plusieurs types qui avaient perdu la boule. Au bout de quelques années, leur air insouciant avait laissé la place à une expression vide. Leur tête était inclinée sur un côté, un rictus grimaçant avait remplacé leur sourire. Ils parlaient en charabia. Leur corps se balançait comme un pendule. Puis la surdité survenait, souvent suivie par la cécité.
Ils n’accusaient personne et ne se plaignaient pas. C’était « le jeu ». Ils auraient pu arrêter à n’importe quel moment. Mais ils n’en avaient rien fait. Au-delà de l’attrait de l’argent, Ils avaient quitté la vallée de l’ennui par fascination pour quelque chose qui leur rendait impossible le retour à une existence monotone.
– C’est comme le vieux cheval de course quand il entend la cloche, dit Tim le Taiseux. Bien que ses os s’entrechoquent, il est prêt à tenir jusqu’au bout.
Shane avait entendu de nombreuses histoires de boxeurs sonnés : l’un d’entre eux avait chargé un tramway quand le conducteur avait fait tinter la cloche du départ, un autre avait eu une crise à l’église et s’était levé d’un bond pour répondre à l’appel de la cloche à cet instant de recueillement où le Christ est censé descendre vers l’autel.
Pas à pas, Shane apprend ou subit ces vérités cardinales. S’il voyage désormais avec un billet de train valide, sa vie reste une errance, d’un coin à l’autre des États-Unis et jusqu’à Mexico. Très vite, l’argent auquel rêvait l’ancien hobo lui brûle les doigts, ce dont savent profiter les plus dégourdies des filles à boxeurs. Comme le lui serinent ses mentors, la bagatelle est l’ennemie du pugiliste, une faiblesse qu’exploiteront tous ceux qui voudront sa ruine… ou son portefeuille. Ce qui n’empêchera Shane ni de tomber avec délice dans certains panneaux charmants, ni de rêver encore à la fille de son premier patron, exploitant agricole du Dakota du Nord. C’est dans cette direction qu’un Shane en plein questionnement existentiel se tournera de nouveau, hanté par les spectres de la défaite et d’un ancien homologue frappé de démence précoce… Lyriques et contemplatives, les très belles pages consacrées à cette parenthèse apportent une rupture de rythme bienvenue dans le haletant récit initiatique qu’est Le boxeur. Elles illustrent aussi la science de romancier de Jim Tully, au-delà de tout le savoir qu’il acquit du Noble Art.
Un objet de toute beauté dont l’esthétique colle parfaitement au propos
Pour l’essentiel, la narration s’appuie sur une langue brute et concise, au service de descriptions courtes, de combats spectaculaires à souhait et de dialogues particulièrement vivants. Comme attendu, le parler des professionnels de la boxe est imagé au possible. « Un avocat suffit pour faire pendre un saint, et eux en avaient cinq ». Dans sa volonté de dresser le tableau le plus juste possible du monde de la boxe, Jim Tully insiste sur les détails pratiques de la carrière de Shane, en particulier les questions d’argent. Force notes de bas de page éclaireront le lecteur béotien à mesure que s’égrènera un véritable Who’s Who du milieu du prizefighting à l’ancienne, tandis que l’amateur chevronné, lui, ne sera pas déçu par la richesse des anecdotes – parfois tordantes – et la justesse des commentaires techniques. Dans sa préface, le traducteur Thierry Beauchamp précise que le grand Gene Tunney lui-même n’y trouva rien à redire. Ancien champion du monde des mi-lourds, Tunney resta fameux pour ses deux victoires de légende sur la terreur Jack Dempsey, son homologue des poids lourds dans les années 20. Ce dernier, ancien hobo du Colorado surnommé « Le cogneur de Manassa », servit d’inspiration pour le personnage de Shane Rory. L’une de ses photos les plus fameuses illustre la couverture du Boxeur, un objet de toute beauté dont l’esthétique colle parfaitement au propos.
Tim avait fait un choix des plus judicieux en la personne de Bat-d’l’Oeil. Une mère n’aurait pas mieux veillé sur un enfant endormi. Si une couverture glissait des épaules de Shane, il s’empressait de la remettre en place. Il avait l’ego d’un enfant, et une magnanimité que l’on ne trouvait guère chez des hommes pourtant meilleurs que lui. Pourquoi était-il sur cette Terre ? Quelles forces dirigeaient son existence ? C’étaient là des mystères qui ne l’intéressaient pas. Sa vie était faite de gens et d’événements reliés à la boxe. Il ne gardait aucune rancune à Shane de l’avoir envoyé au tapis des années plus tôt à Council Bluffs. Il semblait prendre comme un honneur d’avoir été vaincu par un si grand champion. Bien qu’il l’eût affronté sous une fausse identité, il avait fait enregistrer la défaite sur son palmarès. D’autres matches avaient suivi. Tout à la fin de ses statistiques était écrit : défaite par K.-O. contre Shane Rory.
Les oreilles de Bat-d’l’Oeil étaient difformes. Les muscles de son visage avaient été ratatinés par tous les coups reçus. Toujours un peu sonné, la voix râpeuse, il était doux et carressant comme une brise mourrante.
On peut ainsi faire de la très bonne littérature tout en instruisant son public ; c’est d’autant plus vrai lorsqu’il est question du Noble Art. Parmi les plus réussies des ficions sur la boxe, le huis-clos Ce que cela coûte atteignait une profondeur psychologique – voire philosophique – insoupçonnée ; Le boxeur excelle dans un registre différent, celui du roman d’apprentissage doublé d’une reconstitution historique soignée. Deux oeuvres majuscules, très bien traduites et fabriquées, qui montrent combien l’édition indépendante française gâte ceux qui aiment le beau, que l’on parle de livres ou de sport. Cette chance-là n’est pas anodine : soutenons-donc nos maisons qui le méritent.