Un arrière-goût de rouille, Philipp Meyer

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J’ai déjà parlé du Fils, de Philipp Meyer, un succès critique et d’édition amplement mérité de l’année 2015. Car ce second roman était un vrai tour de force, narrant l’histoire du Texas de son intégration à l’Union jusqu’à aujourd’hui, au travers des destins de trois membres d’une dynastie de pionniers devenus magnats du pétrole. En comparaison, l’ambition du premier livre de l’auteur est resserrée : une unité de temps, de lieu et d’action pour suivre quelques jours décisifs dans la vie d’une poignée d’habitants de la Rust Belt à la fin des années 2000. Mais c’est bien la même capacité à saisir l’âme d’une région emblématique des Etats-Unis qui frappe dès l’ouverture d’Un arrière-goût de rouille (American rust en VO).

American gueules cassées

Comme dans Le fils, le récit alterne de chapitre en chapitre les points de vue de ses protagonistes, dont les pensées, les émotions, l’acuité des sens et la pesanteur des corps deviennent vite familiers au lecteur. Isaac English a vingt ans et un châssis de nabot malingre, mais son intelligence et ses rêves sont bien plus vastes que l’obscur bled de Buell, Pennsylvanie, où il vit au chevet d’un père rendu invalide par l’explosion d’un haut fourneau. Billy Poe est le meilleur – et peut-être le seul – ami d’Isaac. Ancienne star de l’équipe de football du lycée, il fait montre d’une remarquable propension à s’attirer des ennuis, et refuse méthodiquement toute opportunité de quitter le mobil-home qu’il partage avec sa mère.

Celle-ci, Grace, vit en équilibre précaire entre travail de couturière et besoin de soulager son arthrose, entre laisser-aller complet et derniers éclats d’une beauté de quadra fatiguée, et entre espoir de voir revenir le bon-à-rien qu’a Billy en guise de père, et rêves de lendemains plus paisibles auprès du sheriff Harris. Un drôle de bonhomme que ce Bud Harris, ermite soucieux de faire le moins de vagues possible, mais capable à l’occasion de prendre la distance qu’il faut avec la loi pour accomplir ce qui lui semble juste. Reste une exception dans ce casting cuit à cœur dans son jus : Lee, la sœur d’Isaac, mariée après son diplôme de Yale puis installée dans une ville huppée du Connecticut. Au-delà de sa famille, elle garde avec Buell une attache moins avouable, puisque son amourette adolescente avec Billy n’est sans doute pas complètement éteinte.

Livin’ on the edge

Dans un environnement économique et social sinistré, le dénominateur commun de ces individus est leur lutte quotidienne pour retarder une bascule définitive, que l’on parle de violence, d’illégalité, d’alcoolisme, de trahison de ses liens familiaux ou amicaux, voire de folie pure et simple. Ou de volonté d’en finir, telle la figure oppressante de la mère de Lee et Isaac, disparue cinq ans auparavant. Un événement dramatique vient justement tester la stabilité approximative de ces femmes et ces hommes résilients mais usés, ni héros, ni salauds.

Car Isaac a un plan : dérober la cagnotte de secours de son vieux, et partir loin en volant sous le radar. À pied, donc, jusqu’en Californie, le pays du soleil et des facs prestigieuses où il apprendrait l’astrophysique. Billy l’accompagne sur les premiers kilomètres, histoire de se dire adieu comme il se doit, mais surtout, parce que c’est ce satané Billy Poe, de croiser une bande de vagabonds avec qui la situation dégénère rapidement. Et c’est le frêle Isaac qui sauve la mise à son armoire à glaces de pote. Un homme en meurt. Qui paiera ?

Requiem pour un swing state

Phillipp Meyer a grandi dans le Maryland voisin, où il planquait ses bouquins pour traîner avec d’autres Billys, et connaît parfaitement cette Amérique en marge de tout. Il décrit le fascinant entrelacs de collines douces, villes moyennes déclassées, forêts toujours giboyeuses, rivières polluées et friches industrielles qu’est devenue la Pennsylvanie, avec la même puissance que les grands espaces du Lone Star State dans Le fils. Son propos est clairement politique, mais jamais didactique : si l’on apprend un peu sur la vision désespérément court-termiste des investisseurs de l’ère Reagan, l’auteur s’emploie surtout à en dépeindre les résultats. La nature, qui reste magnifique bien que souillée pour longtemps, reprend progressivement ses droits sur une région qui fit jadis la fierté de la première puissance industrielle du monde.

Ceux qui restent survivent, sentant confusément qu’ils sont de grands cocus de l’Histoire, tout en acceptant leur destin. « Il y avait là, dans cette propension à se considérer comme responsable de sa malchance, quelque chose de typiquement américain : une résistance à admettre que l’existence puisse être affectée par des forces sociales, une tendance à ramener les problèmes globaux aux comportements individuels. Négatif peu ragoûtant du rêve américain. En France, se dit-elle, les gens auraient paralysé le pays. Ils auraient empêché les usines de fermer. » Vu d’aujourd’hui, le tableau que fait Philipp Meyer de la Rust Belt de 2009 montre que les années Obama n’auront pas changé grand-chose au quotidien des classes moyennes et populaires des zones rurales et périurbaines.

French rust ?

C’est à Philadelphie, plus grande métropole de l’état et symbole du rebond des centres-villes métissés et branchés, qu’Hillary Clinton donna son dernier grand meeting de campagne entourée du couple présidentiel et d’un aréopage d’artistes populaires… alors que le gain de la Pennsylvanie s’avéra décisif dans la victoire finale de Donald Trump. La symbolique est cruelle, et le parallèle avec la France de 2017, si proche et si dissemblable, évident. Il faudrait changer peu de mots à Un arrière-goût de rouille pour évoquer les Ardennes ou la Meuse. A vrai dire, j’ai morflé. Etait-ce bien le moment de le lire ? Je dirais a posteriori qu’il n’y a pas de mauvais moment pour lire l’un de ses auteurs préférés.

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