Leurs enfants après eux, Nicolas Mathieu

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De ce bout de France périphérique qui jouxte la frontière luxembourgeoise, il y a plus à extraire qu’un sujet du 20 heures sur la prochaine fermeture d’usine, ou un frisson toujours plus glacé à chaque soirée électorale. Le coin propose une vraie matière romanesque à qui sait la travailler. Encore faut-il pouvoir compter sur le talent certain et la parfaite connaissance du terrain d’un Nicolas Mathieu, l’auteur de Leurs enfants après eux. Ce bouquin est – entre autres – toujours en course pour le Goncourt, ce qui console un peu de l’étrange absence de la liste du Lambeau de Philippe Lançon.

« L’effroyable douceur d’appartenir »

Le titre est issu d’une citation biblique présentée en exergue, qui résume parfaitement le propos des 426 pages : « Il en est dont il n’y a plus de souvenir, Ils ont péri comme s’ils n’avaient jamais existé ; Ils sont devenus comme s’ils n’étaient jamais nés, Et, de même, leurs enfants après eux. » L’enjeu est bien la perpétuation entre les générations de « l’effroyable douceur d’appartenir » à la Lorraine du déclassement en pente douce et des communes qui finissent en -ange, cette couche dense d’acceptation résignée où affleure pourtant une colère sourde.

Quatre étés, de 1992 au triomphe des Bleus de Zidane à la Coupe du Monde de football, cadencent une histoire centrée sur trois adolescents du cru, leurs copains, et leurs parents. Pour se colleter avec le réel, Nicolas Mathieu ne craint pas le recours à des archétypes ; il leur donne assez de profondeur, et laisse planer suffisamment d’incertitude quant à leur destin pour que l’on s’y attache sans peine.

Rêver des filles des beaux quartiers

Âgé de 14 ans au début du récit, Anthony connaît déjà tout du Picon-bière, des pétards à trois feuilles et des roues arrière sans casque. Question nanas, pour ce taiseux courtaud affligé d’une paupière gauche paresseuse, c’est un peu plus délicat. Comptable au physique d’ex-reine de fête de la Patate, et ancien métallo porté sur la bouteille et les mandales, ses parents Hélène et Patrick luttent « sur la frontière qui départage les gens modestes des pauvres établis ».

Sans être beaucoup plus vieux, Hacine a vite pigé ce qu’il ne voulait pas : ressembler à son père, un chibani très digne qui a toujours respecté les règles fixées pour lui, sans mettre assez de côté pour que son cabanon au bled puisse être achevé avant la fin du siècle. Alors Hacine deale avec ses potes, le cul sur un muret de sa cité, en rêvant aux filles des beaux quartiers. Un fameux point commun avec Anthony.

Vivent le shit et les deux-roues

Steph est de ces filles-là. Du pognon, sa famille en a : le père est concessionnaire Mercedes, et nourrit des ambitions de mandat municipal et de piscine privative. Steph, elle, rêvasse dans ce morne confort matériel, entre le travail de ses hormones toutes neuves, ses rondeurs de gamine qu’elle honnit, le regard désormais équivoque des hommes faits, le flou de l’après-bac et le bellâtre de ses pensées qui la prend pour une conne.

Que l’on se calcule ou non, on se croise beaucoup, à cet âge-là, aux quatre coins d’une vallée « exiguë, renfrognée et consanguine », dans les soirées improvisées en l’absence des parents, sur la plage de la base nautique, aux pots d’après les enterrements ou au feu d’artifice du 14 juillet. Quand le principal remède à l’ennui, avec le shit, est le deux-roues acquis, emprunté ou « squatté » qui offre, en plus d’un shoot grisant de vitesse et de vent, d’être présent là où il se passe quelque chose. C’est d’ailleurs un vol de moto, incident certes minuscule vu de là où l’on prend le métro, qui déclenchera l’essentiel des événements les plus marquants survenus entre 92 et 98.

S’arracher ou se soumettre

Cette période-là est décisive pour Steph, Hacine, Anthony et leurs amis respectifs : ils grandissent et rêvent, aiment et souffrent, décident et croient décider, font et ne font pas les conneries à éviter, ont parfois du bol et prennent des pianos sur la tête. Tout se jouera en six ans : se soumettre à la mélancolie collante dans laquelle tant d’adultes du cru ont cessé de se débattre, ou s’en arracher pour de bon.

Les brûlants étés continentaux se succèdent dans une langueur épaisse, mais il y a de la violence, dans Leurs enfants après eux. On en craint toujours l’éruption, qu’elle advienne ou pas. Les coups que les mômes prennent en pleine gueule, souvent au sens propre, font très mal. Mais les pages les plus cruelles concernent les parents, vieux à « même pas cinquante piges », et le regard dur porté sur eux par une progéniture que la vie façonne pourtant, jour après jour, à leur image.

Une plume au plus près de cette France-là

La puissance littéraire des paragraphes débinant certains profils d’adultes locaux est l’une des réussites éclatantes du bouquin. Citons entre autres les papas concupiscents, les vacanciers qui fraternisent au soleil du midi, les aigres « citoyens suréduqués et sous-employés », les travailleurs pauvres fiers « notamment de ne pas être des branleurs, des profiteurs, des pédés, des chômeurs », et les « amazones en pantacourt » qui vieillissent seules et s’amusent en groupe.

La grande force de l’auteur est d’avoir su adopter un ton et un style adéquats. Au milieu d’une reconstitution précise de l’époque – Tshirts LC Waikiki, Balistos et chroniques de Philippe Aubert sur Europe 1 –, le point de vue des losers patentés révèle leur dignité enfouie, et leurs échines baissées ne s’effondrent jamais tout à fait. L’humour surprend, aussi, même s’il est souvent désespéré – « (…) au moment où Patrick découvrirait le pot aux roses, il perdrait complètement les pédales. Quand on savait qu’il avait voulu aller chez les voisins avec une manivelle parce qu’ils tardaient à leur rendre la machine à raclette. » La syntaxe et le vocabulaire épatent, surtout : des phrases courtes, nerveuses, où s’immisce subtilement le langage parlé, sans sacrifier la fluidité et l’impression de maîtrise de l’ensemble. Une justesse assez bluffante, au plus près de cette France-là.

Totalement goncourisable

Par son atmosphère, sa richesse et la qualité de sa langue, Leurs enfants après eux rappelle les meilleurs romans américains contemporains sur les régions qui s’enlisent dans leur jus, comme Le seigneur des porcheries ou Un arrière-goût de rouille. Venant de moi, c’est un putain de compliment. Et pas seulement parce que son auteur quadra porte des lunettes à monture sombre et une courte barbe. Gageons qu’il reste moins intéressant que ce bouquin-là dans la présélection de notre grand prix littéraire. Il n’y a plus le Lançon, mais j’ai quand même un chouchou.

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