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Samedi dernier, j’eus le plaisir de participer à un échange en ligne passionnant, directement inspiré des apéros Zoom en temps de confinement, avec un poète italien. Dans son remarquable premier roman intitulé Je suis la bête apparaissent, gravés sur une table, deux mots lapidaires et surprenants : « Andrea suce ». Interrogé sur leur sens profond – qu’il se prénomme lui-même Andrea (Donaera) suscitait une curiosité légitime -, l’écrivain évoqua sa tendance naturelle à l’insatisfaction dès qu’il tente d’évaluer son propre travail, et le besoin concomitant de se rabaisser aux yeux d’autrui. Avant d’ajouter, sourire en coin pendant la traduction : « Enfin, pas comme Emmanuel Carrère, vous comprenez ? »
« Petit livre souriant et subtil », d’une cohérence douloureuse
Rappeler l’anecdote a au moins deux mérites. Le premier consiste à ainsi rendre hommage à l’auteur de Yoga, dont l’habitude est justement de se mettre en scène quel que soit le sujet qu’il aborde – ici, j’entame la chronique de son dernier livre en glissant l’air de rien que je ne passe pas mes week-ends entiers devant NRJ 12. Le second est de corroborer une intuition : comme celle de son talent, la réputation de l’ego d’Emmanuel Carrère a largement dépassé nos frontières. Or le sacripan en fait carrément le sujet de son dernier opus. Qu’on ne s’y trompe pas : comme de juste, Yoga parle beaucoup de yoga, ou plutôt de méditation, activité essentielle et salvatrice dont il est l’une des voies d’accès. Mais le propos d’Emmanuel Carrère, qui comptait à l’origine dédier au sujet un « petit livre souriant et subtil » bien dans son époque, dérive rondement vers une explication étoffée de son propre attrait pour la discipline, et des failles intimes qu’elle lui aura permis de résorber, ou pas du tout, ou du moins pas tout le temps.
Le docteur Yang était un quinquagénaire affable, de stature moyenne et d’aspect anodin. Il ne tenait pas de cours spiritualistes, ne jouait pas les gurus, et tirait fierté, en bon Chinois, du fait que son école était aussi un business prospère. Il observait ce que nous faisions, corrigeait d’un geste, démontrait rarement, mais ses démonstrations étaient éclatantes. Un jour, il a exécuté devant nous une séquence de la forme : trois ou quatre mouvements qu’en ralentissant au maximum je faisais, moi, en une minute. Il en a mis vingt-cinq, et durant ces vingt-cinq minutes il a dû respirer deux fois : deux inspirs, deux expirs, le souffle circulant avec une ampleur et une lenteur infinies dans son corps qui se mouvait comme une méduse ou une anémone de mer. Je n’avais jamais vu d’être humain faire devant moi quelque chose d’aussi impressionnant. Rassemblés en cercle autour du docteur Yang, nous n’osions respirer de peur d’interrompre ce flux miraculeux. Et puis, quand il est arrivé au bout d’un mouvement tellement étiré qu’il semblait immobile, ç’a été comme un serpent qui darde sa langue : un éclair, tout l’avant du corps projeté à la vitesse de la lumière, index et majeur de la main droite écartés pour s’enfoncer dans les yeux d’un adversaire virtuel, et il a ri en nous regardant, de son petit rire de Chinois, et glapi : « Don’t miss the point, it’s to kill ! »
Parmi les maux dont souffre le sujet « Carrère, Emmanuel » figure, ainsi qu’il le proclame ici à longueur de pages, l’orgueil problématique de celui qui se rêve écrivain majuscule et nie être un homme bon. On peut légitimement s’interroger sur la rouerie de ce spécialiste des arts martiaux, dont l’empressement à confesser son enflure du « moi » vise peut-être à neutraliser instamment toute critique la ciblant. Reste que les révélations de Yoga, sorte de journal de 2015 à 2019 dont l’auteur décrit comment il en choisit et réagença les entrées pour y trouver un fil conducteur, forment un ensemble d’une douloureuse cohérence. Pour lui, la méditation vise à accepter ses pensées égotiques sans les dramatiser, ni leur accorder un espace démesuré. Écrire l’empêchera toujours d’accéder au stade supérieur de conscience vanté par les « gurus » : vouloir poser des mots sur la vérité des choses, soit l’indiscutable vocation de Carrère, le condamne à échouer.
Du Morvan aux îles grecques, en passant par Sainte-Anne
En s’asseyant souvent au calme, seul et sans rien faire, il vise juste un équilibre entre les bouffées d’enthousiasme autocentré et les états dépressifs et solitaires dont il se sait coutumier. Arrive cependant le point de bascule où méditer ne suffit plus, et l’illusion d’un travail sur soi méritoire et nécessaire se fracasse sur la réalité d’une condition médicale. Pour Carrère, c’est l’année 2015. On l’exfiltre du coin du Morvan où il suivait un stage de yoga pour qu’il puisse prononcer un discours aux obsèques de Bernard Maris ; d’un coup, le coussin sur lequel on s’asseoit à l’écart du monde lui semble un point d’entrée moins direct dans le réel. Une ellipse s’ensuit ; plus soucieux de préserver ses proches qu’au temps d’Un roman russe, celui qui s’affirme écrivain de la vérité fait le choix de taire le détail d’une rupture amoureuse, comme il changera deux noms de personnages croisés plus tard et leur inventera certains attributs.
Quelques jours avant de partir, j’ai relu un recueil d’essais de George Orwell et, sans que ça ait à première vue aucun rapport, regardé sur Netflix un documentaire consacré à Ram Dass (…) apôtre du LSD dans les années soixante. (…) En voilà un qui, au moins de son point de vue, a atteint cet état de quiétude et d’émerveillement que l’art, selon Glenn Gould, vise à établir. En regardant ce documentaire, j’imaginais les sarcasmes et même le dégoût qu’aurait inspiré à Orwell, sans doute pas Glenn Gould qui était un génie excentrique et asocial, mais ce viellard sentencieux, Ram Dass, exemplaire représentant de la tribu des barbus-yogis-végétariens-porteurs de sandales qu’il tenait, non pour d’innofensifs benêts, mais carrément pour des crétins malfaisants. Et je me demande aussi, en regardant ces garçons à bonnets péruviens qui embrassent les arbres : comment se fait-il que l’accent de la vérité, le poids de l’expérience et même la jouissance esthétique soient si évidemment du côté d’Orwell et pas de Ram Dass ni d’aucun des maîtres spirituels autoproclamés qui débitent leurs sempiternels discours sur l’élargissement de la conscience, le pouvoir de l’instant présent et la paix intérieure ? Pourquoi l’épreuve de la beauté leur est-elle invariablement fatale ? Pourquoi leurs livres aux couvertures roses ou bleu ciel, qui vous sautent aux yeux comme l’encens aux narines dans les librairies new age, sont-ils si laids, si bêtes ?
Une conjontion de malheurs névrotiques – ceux que, pour Freud, l’homme se tricote comme un grand plus qu’il ne les subit du dehors – lui fait atteindre, après dix ans de relative félicité, des profondeurs insoupçonnées dont beaucoup ne remontent jamais. Interné à Sainte-Anne et diagnostiqué bipolaire à 60 ans, on le retape péniblement à grand renfort d’électrochocs et d’un remède de cheval (au sens littéral du terme). La suite s’avère une lente reconstruction, où il sera question d’un séjour dans les îles grecques finissant en mission éducative auprès de jeunes réfugiés afghans et pakistanais, de la perte de son éditeur et ami de trente ans ans qui l’encourageait à taper à plus d’un doigt, des avantages comparatifs du lithium sur le yoga pour adoucir les pics et creux que fréquentent les âmes fantasques, et d’une conclusion enfin pondérée, donc dépourvue du grand looping mystique d’un Sérotonine.
Entre champions français du troisième quart de vie dépressif
Carrère lui-même légitime que l’on cite ici le dernier bouquin de l’autre champion français du troisième quart de vie dépressif chez l’homme blanc : il parle de Michel Houellebecq au lendemain de la tuerie de Charlie Hebdo, plus proche que lui de Bernard Maris mais dans l’incapacité d’assister aux funérailles. L’épisode établit leur rivalité respectueuse, cumulant tous deux les talents remarquables et distincts de vendre des livres et savoir les écrire. Sur le fond, le match est serré. Tout au long de leurs textes, ces deux figures si imposantes oppressent presque le lecteur. Il vibrent d’une même passion, éclatante et pure, pour leur nombril et la littérature ; pour l’amour et le sexe également, bien qu’elle soit plus facilement contrariée. Carrère pense au passé et au présent, il s’intéresse à ses contemporains, et parfois à la société pour peu qu’elle lui permette de les décrire mieux ; avec la même acuité, Houellebecq anticipe le désastre d’un modèle qu’il exècre, et l’illustre avec les personnages qui serviront son propos.
Cela n’aurait rien changé, cela n’aurait aidé personne d’interrompre la retraite ou même de faire une annonce – ou alors, c’est vrai, on en ferait à longueur de journée. N’empêche : même si je n’ai aucun reproche moral à leur faire, j’ai l’impression qu’entre le sang et les larmes répandues à Paris ce jour-là, la cervelle de Bernard sur le linoléum de la pauvre petite salle de rédaction de Charlie, la vie fracassée d’Hélène F., pour ne parler ici que des gens que je connais, et notre conclave de méditants occupés à fréquenter leurs narines et à mastiquer en silence leur bulghour au gomasio, l’une des expériences est simplement plus vraie que l’autre. Tout ce qui est réel est vrai, par définition, mais certaines perceptions du réel ont une plus grande teneur en vérité que d’autres, et ce ne sont pas les plus optimistes. Je pense par exemple que cette teneur en vérité est plus élevée chez Dostoïevski que chez le Dalaï-lama. Bref, pour mon petit livre souriant et subtil sur le yoga, je me retrouvais un peu emmerdé.
Stylistiquement parlant, chacun est à fois difficile à qualifier et reconnaissable entre mille. Houellebecq ménage ses effets, ne boude pas la facilité goguenarde, et libère sa puissance entre deux paragraphes volontairement lisses qui la mettent en valeur. Carrère, lui, coule, quel que soient l’action, l’enjeu ou l’émotion. La fluidité est son étendard, un miracle permanent ; on ne s’étonnera pas de lire dans Yoga que pas mal de ses pensées parasites en méditation portent sur le bricolage incessant de ses phrases. Il laisse entendre, citant l’aversion de Flaubert pour les cascades de gérondifs, combien l’obsède la moindre rugosité malvenue. À l’évidence, la musique obtenue convainc – j’ai encore dû lire à haute voix une bonne moitié de ce bouquin-là. Sur la forme, c’est lui qui prend le point ; et le score, donc, vu de 2020.
Sexe, savoir et blanc qui tâche
Les fans l’auront deviné : Flaubert n’est que l’une des multiples références citées dans Yoga. C’est qu’Emmanuel Carrère est un boulimique, dans l’érudition comme dans la bagatelle – voire dans la tétée de vin blanc grec d’entrée de gamme, ainsi qu’on l’apprend ici. Une psychanalyse de bazar laisserait supposer qu’il lui importe autant de se comporter en digne fils de sa mère qu’en écrivain révéré. Lorsqu’il se passionne pour la religion chrétienne, il amasse de quoi accoucher de la somme colossale qu’est Le Royaume. Allumant France Musique, il reconnait l’essentiel de la programmation après quelques mesures à peine. À l’heure d’évoquer yoga et méditation, en plus d’un effort conséquent de pédagogie et de théorisation, il se montre aussi familier de leurs maîtres que de Saint Paul, Frédéric Chopin ou les évangélistes. Et quand, convalescent, il perd le goût de lire la prose, le bougre apprend et régurgite des vers au kilomètre. D’après lui, cette dernière marotte aura grandement contribué à sa survie.
Cette vie, la mienne, pauvre vie misérable et quelquefois vivante, et quelquefois aimante, n’a pas été qu’illusions et déroutes et folie, et le péché mortel c’est de l’oublier. Il est vital, dans les ténèbres de se rappeler qu’on a aussi vécu dans la lumière et que la lumière n’est pas moins vraie que les ténèbres. Et je suis certain que cela peut être un bon livre, un livre nécessaire, celui qui ferait tenir ensemble ces deux pôles : une longue aspiration à l’unité, à la lumière, à l’empathie, et une puissante attraction opposée de la division, de l’enfermement en soi, du désespoir. Ce tiraillement est plus ou moins l’histoire de tous les hommes, il se trouve que chez moi il prend ce tour extrême, pathologique, mais puisque je suis écrivain je peux en faire quelque chose. Je dois en faire quelque chose. Ma triste histoire particulière peut atteindre à l’universel : voilà ce que je me dis, à la terrasse du Rallye, et je me rappelle même avoir demandé à la serveuse, une jeune Chinoise futée avec qui je bavardais de temps en temps, si elle trouvait que Yoga pour bipolaires, c’était un bon titre. La question l’a laissée perplexe mais elle a, dans le doute et pour me faire plaisir, répondu qu’à son avis oui.
À ce titre, Carrère n’oublie pas de saluer la mémoire de Jean-François Revel, auteur d’une anthologie de la poésie française qui aura tant compté pour lui. Sa façon de croquer l’intellectuel disparu, par petites touches pleines d’une franche admiration à peine teintée d’irrévérence, rappelle que l’autre talent d’exception du styliste Emmanuel Carrère réside dans son art du portrait. Il peut s’agir ici du couple que formait son amie Hélène avec Bernard Maris, du psychanalyste franc du collier François Roustang, d’un journaliste plein de tact et d’empathie du New York Times qui l’interviewe dans un état calamiteux, des jeunes migrants revenus de l’enfer cotoyés au cours de creative writing dispensé sur l’île de Léros, ou du regretté Paul Otchakovsky-Laurens. La substance qu’il leur confère rappelle le merveilleux D’autres vies que la mienne. S’agissant du fondateur des éditions P.O.L, le texte illustre aussi combien Carrère fait un reporter de talent, sachant trouver l’angle opportun pour dire à mots comptés l’histoire de toute une vie.
Pourquoi pas un hochet narcissique de plus ?
Dans les fragments de lui-même péniblement rassemblés pour composer Yoga, on reconnaît certes un ego d’artiste jamais plus central, mais aussi tout ce qui fait d’Emmanuel Carrère un écrivain de la stature à laquelle il aspire ; on assiste également au dévoilement moins attendu d’une période d’indicible souffrance, que lui arrive à dire, parce qu’il est Emmanuel Carrère. Le lire de nouveau après six ans, en dépit des imperfections d’une oeuvre parfois ravaudée de la même ficelle rustique dont usait le docteur Frankenstein, et peut-être vaguement manipulatrice sous couvert de délicatesse pour autrui – comment y distinguer les bouts de fiction ? -, procure la satisfaction des retrouvailles espérées et réussies. Qu’importe au fond si la promotion de Yoga donne l’impression d’envahir la France par les Ardennes, montée sur chenilles et armée d’un canon de 7,5 cm : en son état actuel, l’industrie du livre lisible ne s’en plaindra pas nécessairement.
Trente ans à poursuivre le calme et la profondeur stratégique, trente ans à me raconter ma vie comme une sortie hors de la confusion et comme la construction patiente d’un état de quiétude et d’émerveillement, trente ans à y croire malgré les chutes et les dépressions et, à l’arrivée, à l’approche de la vieillesse, alors qu’on avait une maison, une famille, tout pour être sage et heureux, on se retrouve couché en chien de fusil, dans un lit d’à peine une place, dans la maison vide d’une femme seule et perdue, partie sans laisser d’adresse, quelque part dans l’hémisphère sud (…). Ce n’est pas très brillant, comme bilan. Ce n’est pas une très bonne publicité pour le yoga. Mais j’ai tort de dire ça : le yoga n’y est pour rien, le problème c’est moi. Le yoga tend vers l’unité, c’est moi qui suis trop divisé pour ça.
Rendons grâce à l’académie Goncourt pour avoir amorcé le début du commencement d’une polémique dans ce consensus gentillet : deux ans après l’avoir refusée au Lambeau de Philippe Lançon au motif qu’il s’agissait d’un récit, elle a donc accordé à Yoga une sélection dans la première liste de son prix. Or il s’agit, à deux ou trois pudeurs et fanfreluches près, d’un autre récit. Le président Didier Decoin a beau déjà avoir balancé avec élégance sur son prédécesseur en reconnaissant l’oubli de 2018, on s’interroge sur le sens de la manoeuvre. Pourquoi avoir fait rentrer Yoga dans la liste au chausse-pieds, sinon pour un succès annoncé ? Afin de rompre avec la règle non-écrite des auteurs importants sacrés pour un livre semi-indispensable, vivement le Goncourt d’honneur… Gageons en tout cas que le prix, si le pronostic se vérifiait, ne manquerait pas de satisfaire l’amour-propre conséquent de l’intéressé – pour reprendre ses mots, « un hochet narcissique » de plus… Et après ? Comment blâmer l’ego, fût-il de renomée internationale, qui nous vaut de lire Emmanuel Carrère ?
Superbe chronique sur un livre très attachant dont il encore faut que je tricote mon avis 😉
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Merci ! Je crois que je suis condamné à aimer tout ce qu’il fait…
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