Audio :
Si l’essentiel des 894 pages d’Et quelquefois j’ai comme une grande idée consiste en une immersion dans la psyché des Stamper, famille de bûcherons établie à Wakonda (Oregon), le lecteur en apprendra presque autant sur le clan en se tenant aux seules descriptions de la demeure familiale. Depuis longtemps, les habitants des environs ont pris soin d’éloigner leur logis des bras de la rivière éponyme, dont l’inexorable érosion des berges conduit fatalement à la voir balayer toute construction à sa portée. Mais ce serait mal connaître ces têtes de pioches de Stamper que de les croire intimidés par un stupide cours d’eau.
Au royaume des bûcherons, les têtus sont rois
Aussi s’emploient-ils quotidiennement à renforcer le fatras de poutres, câbles, cailloux et traverses sur lequel repose leur grande baraque de bois, remplie jusqu’à la gueule d’un fameux bric-à-brac. Depuis que l’ancêtre Jonas a quitté le Kansas pour l’Oregon, cèdant une dernière fois à l’appel du grand Ouest avant d’en repartir vaincu par la nature hostile, ses descendants ont décidé qu’ils ne cèderaient jamais plus le moindre pouce de terrain aux hommes ou aux rivières.
« La maison elle-même s’était mise à le hanter : plus elle grandissait, plus il se sentait paniqué et pris au piège. Elle se tenait là, sur la rive, cette saleté, énorme, pas encore peinte, impie. Sans les fenêtres, on aurait dit un crâne, dont les orbites noires observaient la rivière couler en contrebas. Tenant du mausolée plutôt que de l’habitation ; d’un lieu où finir sa vie, pensait Jonas, plutôt que du lieu d’un nouveau départ. Car cette terre débordait de mort ; cette terre d’abondance, où les plantes poussaient en une seule nuit, où Jonas avait vu un champignon éclore sur la carcasse d’un castor et, en quelques heures furtives, atteindre la taille d’un grand chapeau – cette terre de richesse était littéralement saturée d’une mort humide et terrifiante. »
Honni et craint par la petite communauté de Wakonda, l’irascible et édenté Henry, fils de Jonas, est désormais le patriarche des Stamper. Il soigne son style de péquenot des cavernes, et affiche en toute circonstance la tranquille détermination d’un train de marchandises. D’un premier lit, il eut Hank, présence intimidante et chambreuse, athlète émérite aussi résolu que son paternel, dont la dureté de façade dissimule les insécurités. Hank gère désormais l’entreprise familiale aux côtés du brave cousin Joe Ben, chrétien fervent doublé d’un éternel ravi de la Crèche. Après une traversée des Etats-Unis à moto, au retour de la Guerre de Corée, Hank a ramené d’Oklahoma la blonde Viv. L’orpheline, qui fut vendeuse de pastèques sur le bord des routes, croit avoir trouvé sa place parmi les Stamper et s’est vite muée en une taiseuse épouse de devoir, mettant sous le boisseau ses aspirations artistiques et sociales.
Alpha contre beta
Tous les bûcherons de la ville sont désormais en grève, réclamant une augmentation de leur salaire horaire en contrepartie du plafonnement légal de leur temps de travail. Tous, sauf ces satanés Stamper, au risque d’aggraver encore l’animosité à leur endroit. Ils manquent de bras sûrs pour finir le travail avant l’hiver, de sorte que Hank a demandé de l’aide à son jeune demi-frère Lee, entre défi et boutade. Car Lee est quasiment son opposé : l’intellectuel binoclard a rallié la Côte Est dès qu’il l’a pu, et y boucle son cursus universitaire. Précieux, dépressif et aussi beta assumé que son frangin est un mâle dominant, Lee accepte pourtant la proposition ; il s’agit moins de solidarité familiale que de prendre sur Hank une revanche qu’il ourdit depuis longtemps.
Icône de la contre-culture américaine des années 60 – et expérimentateur enthousiaste de force stupéfiants à la mode -, Ken Kesey est connu du public français pour l’adaptation culte au cinéma de son premier roman Vol au dessus d’un nid de coucous. Il considérait Et quelquefois j’ai comme une grande idée, écrit dans la foulée et publié en 1964, comme son chef d’oeuvre. À l’image des autres titres de la collection Les grands animaux de Monsieur Toussaint Louverture (tels Tous les hommes du roi et Le dernier stade de la soif), l’ouvrage est à la fois méconnu en France, considéré comme un classique Outre-Atlantique, et mis en valeur par une traduction exceptionnelle et une fabrication de toute beauté. Cette tragédie intemporelle – la rivalité entre deux frères – sur fond de ruralité hyperréaliste ne souffre pas de la comparaison avec l’oeuvre de William Faulker, avec qui Kesey partage la faculté de faire résonner les voix justes et profondes d’êtres faussement simples.
Polyphonie sous psychotropes
Il s’appuie pour ce faire sur un procédé narratif rare et complexe, étirant le récit de chacun des épisodes principaux de Et quelquefois j’ai comme une grande idée dans un déroutant entrelacs de points de vue. Un même paragraphe peut ainsi comporter le regard d’un premier protagoniste, combiné à celui d’un narrateur omniscient représenté en italique, et celui d’un second, écrit cette fois entre parenthèses, évoquant un événement ancien auquel l’action en cours fait écho… le tout dans trois styles clairement distincts (les psychothropes ont pu peser dans la multiplication des voix entre les oreilles de l’auteur). Autant dire que la lecture d’un tel livre, très copieux de surcroît, requiert une attention permanente – et quelques retours en arrière. De quoi expliquer le temps qu’il m’a fallu pour en venir à bout. Pour illustrer ce qui précède, voici un extrait du chapitre consacré à la première journée passée par Lee au sein de l’équipe de bûcherons de Hank et Joe Ben.
Déconcertés par l’approche de Ken Kesey, comme par sa patience dans la résolution du drame familial, d’aucuns abandonneront sans doute l’authentique monument qu’est ce bouquin en cours de route. Ce qui sera leur droit le plus strict, mais aussi un sacré gâchis. Derrière l’apparent fouillis des regards et des pensées se dissimule une construction savante, d’implacables ressorts tragiques, et la découverte fascinante d’un village de l’Oregon jusque dans les pensées les plus intimes de sa pléthore de personnages secondaires, de la prostituée Jenny l’Indienne au barman et sociologue amateur Teddy, en passant par le placide et maniéré négociateur Jonathan Draeger, ou le contremaître devenu délégué syndical Floyd Evenwrite. Tout lecteur persévérant s’étonnera en sus de se passionner pour les techniques de découpe et de transport fluvial des grumes, ou de la manière dont Kesey rend l’humidité de la forêt oppressante au point de devenir presque tangible à la lecture.
La coexistence intrusive et subie nommée « fraternité »
Mais le véritable trésor que recèle Et quelquefois j’ai comme une grande idée est bien la relation entre Hank et Lee, dont je me garderai ici de divulguer tous les développements – disons seulement qu’une discussion aussi anodine qu’essentielle sur le jazz décidera de bien des destins. Dans une région qui « ferait pourrir un homme comme un cadavre », les sentiments qui les animent prennent l’infinité des teintes de cette coexistence intrusive et subie nommée « fraternité ». Moins abordée que l’amour conjugal ou filial dans la plupart de mes lectures, elle est ici traitée avec une épatante justesse, combinée à une réflexion très actuelle sur les déterminants – et les limites – de la virilité. Entre pudeur, non-dits et affleurements intempestifs de bienveillance et de haine pures, les deux fils de Henry Stamper finiront par découvrir s’ils peuvent échapper l’un à l’autre. Et le lecteur saura s’il doit prendre au sens littéral ou figuré le titre de ce roman majuscule, inspiré de la chanson populaire Goodnight Irene :
« Sometimes I live in the country,
Sometimes I live in town,
Sometimes I have a great notion,
To jump in the river and drown… »
J’attendais avec impatience votre retour sur ce livre. Ça me conforte dans mon choix : il faut que je le lise ! J’avais déjà vraiment adoré Vol au-dessus d’un nid de coucou, j’ai donc hâte de retrouver la plume de Ken Kesey
J’aimeAimé par 1 personne
On est bien en phase 🙂
J’aimeAimé par 1 personne