Le dernier stade de la soif, Frederick Exley

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Soyons punks une seconde, et profitons de ce mois où l’on sacre les meilleurs livres de l’année pour saluer une maison d’édition experte en dépoussiérage de trésors oubliés. Je parle ici de Monsieur Toussaint Louverture, à qui l’on devait déjà l’éblouissant Tous les hommes du roi, de Robert Penn Warren. Le dernier stade de la soif est un autre objet visuellement magnifique, mais d’une manipulation autrement plus aisée qu’un parpaing d’Actes Sud. Il s’agit aussi d’un classique américain virtuose et méconnu par chez nous.

Tout pour la lose

Pré- et postfacée par deux inconditionnels de renom, François Busnel et Nick Hornby, ce premier roman quasi autobiographique de Frederick Exley date de 1968, et aborde avec une transparence et une honnêteté sidérantes l’alcoolisme de l’auteur, ainsi que son immunité à toute forme de succès. Car Exley est un pur prototype de loser, incapable de conserver un job ou une relation stable comme de se choisir des amis et mentors qui ne soient au moins aussi inadaptés socialement que lui. Tout en rêvant de grandeur littéraire et de groupies à l’avenant. Entre deux échecs rencontrés un peu partout aux États-Unis, il alterne les séjours en institution psychiatrique et sur le canapé du salon de sa mère ou sa tante.

Si Exley moque ouvertement le rêve américain, il n’adopte pas une posture supérieure pour autant, reconnaissant aussi bien ses limites que ses propres aspirations à la gloire. Simplement, il rate tout. Et quand l’accomplissement se fait trop proche, son inconscient libère un puissant dispositif d’autodestruction, qu’il s’agisse de rembarrer avec une arrogance débile le seul recruteur newyorkais disposé à lui offrir un job, de passer des semaines sur la première phrase d’un livre, ou de se découvrir impuissant à l’heure d’honorer la fille de riches banlieusards de ses rêves, éperdument amoureuse de lui qui pis est. Chaque désastre est aussi hilarant que pathétique.

Sidérante mise en abîme

Exley n’envie certes pas la bourgeoise triomphante des années Johnson, mais reste fasciné par un gagnant patenté : la star des New York Giants Frank Gifford, croisée à la fac, dont il vit littéralement les victoires par procuration. Cette obsession est à l’origine du titre américain du roman – A fan’s notes – et explique en partie que l’auteur de Carton jaune Nick Hornby y soit à ce point attaché. La terrible lucidité d’Exley le conduira, la trentaine passée, à accepter sa condition de supporter vivant sous perfusion du talent des autres.

On est alors stupéfié par l’ironie de son projet littéraire, car c’est en exposant sans concessions ses échecs dans une oeuvre si proche de sa vie – la psyché du narrateur, qui porte d’ailleurs son nom, est parfois franchement sombre vue de l’époque de #MeToo – qu’il nous livre la preuve d’un génie éclatant. L’Amérique des gagnants et des perdants est disséquée avec une rare acuité, jusque dans les bouleversantes descriptions des internements du héros, les camarades et figures tutélaires cabossés de Frank – son père, Paddy the Duke, Mister Blue, Bumpy, l’Avocat, sa femme Patience – ont une présence folle, les mécanismes insidieux de l’alcoolisme sont décrits sans dolorisme ni complaisance superflus, et la construction du récit à base de flash-backs commence par dérouter avant d’épater par sa précision.

Le dernier stade de la soif est un livre majeur. Reste à savoir si c’est le meilleur ou le pire cadeau à faire à un aspirant écrivain. Une question sur laquelle je mettrai un certain temps à me bricoler un avis.

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