Audio :
J’ai toujours peiné à dire simplement en quoi les Beatles étaient un groupe d’exception. Leur préférant les Stones et quantité de formations bruyantes comme tout, je n’éprouve pourtant aucune difficulté à reconnaître qu’ils furent les plus géniaux de tous ceux qui ont œuvré à une ou deux guitares, une basse et une batterie. Quant à dire pourquoi, donc, l’affaire se complique. Sauf à verser dans un catalogue d’aimables poncifs, le propre du génie consiste à être insaisissable, ressenti plutôt qu’expliqué. Depuis une grosse trentaine d’années que je m’intéresse au rock n’roll envisagé au sens large, j’ai toutefois pu relever un fait objectif : les authentiques fans des Fab Four sont les plus obsessionnels du lot – m’y entendant en monomanies, on lira la formule qui précède comme un hommage. Il s’avère que trois de ceux qui m’honorent de leur amitié ne s’étaient jamais rencontrés avant 2023, et que l’idée d’être rassemblés autour de quoi boire et manger seyait à chacun. Rendez-vous fut donc pris en février. Je m’y rendis comme au Hellfest, carnet et stylo à portée de main, projetant de retenir la moindre velléité d’imposer une trame à la discussion, et surtout absolument dénué d’un pronostic sur le résultat de cette expérience de sociologie de groupe, qu’il s’agisse d’un pacte de sang, de bris de mobilier ou de tout produit de sortie intermédiaire. Tout juste avais-je l’intuition que l’amical et excentrique aréopage m’aiderait enfin à dire pourquoi les Beatles sont bien les plus géniaux du lot.
Mono vs Stéréo
En voisin, Fred arrive le premier. Il s’affirme fan plutôt que musicien, en dépit d’une expérience de bassiste au long cours. « Je sais compter mais pas tenir un rythme » concède celui qui officia successivement au sein des Trimestres – référence à la fréquence de leurs répétitions – et des Wall Street Dolls, groupe fondé avec des financiers rencontrés lorsqu’il exerçait ses talents de journaliste en presse économique. « Mes camarades ont toujours été sympas avec moi malgré mes lacunes, et j’avais un vrai rôle motivationnel auprès d’eux ». Bertrand, le deuxième arrivé, a « appris le piano, puis la gratte pour draguer », sa grand-mère lui ayant offert une guitare classique. Il s’est très vite intéressé aux techniques d’enregistrement, immortalisant par la grâce d’un quatre pistes de campagne les plus grands succès de son groupe nancéen Les Flocons d’Avoine. En grande école, ce fut le temps des Mongols Fiers, avant que le consultant spécialisé en grande distribution ne devienne la guitare et la voix du Johnny Clash. « Les Beatles étaient un groupe de disques, les Stones un groupe de scène, on est plus un groupe de répètes ». Fred aussi, d’ailleurs, a fréquenté le Studio bleu et les Frigos. Emmanuel les a rejoints et se démarque d’emblée : « Moi, je ne suis pas musicien ». La suite nous apprendra que ce prof de lycée, également passionné de nanars du monde entier, ne laisse pas sa part au chat en ce qui concerne l’érudition.

Pour l’heure, il se montre curieux des activités de Bertrand à la table de mixage ; c’est que le garçon reconnaît y consacrer un temps certain. « J’ai fait toute sorte de choses en solo, des chansons, un album plutôt électro, un album grunge, aussi, jusqu’à ce que ça devienne plus sérieux en 2009 ». Le ‘sérieux’ en question consista en une reproduction piste par piste et éminemment fidèle – « avec quelques libertés », soit – du mythique Pet Sounds des Beach Boys. Le résultat m’avait laissé baba. Las, l’intéressé déplore aujourd’hui l’avoir mixé en stéréo. « Une abomination ! » gémit-il, premier signe incontestable de dinguerie répertorié ce soir-là. D’autres suivraient. S’il est au courant du débat mono vs stéréo, Emmanuel avoue ne pas en saisir toutes les subtilités. Fred rebondit : sans revendiquer de compétence technique, il s’intéresse par principe à ce que furent les choix précis des artistes qu’il révère, Beatles en tête. « Le groupe faisait le mix mono mais ne s’intéressait pas à la stéréo, pour ça ils passaient la main à George Martin ou tout autre spécialiste présent dans le studio. D’ailleurs ils ne restés sur le mix stéréo qu’à partir du White Album. » Bertrand hoche la tête avant qu’Emmanuel avoue ne pas posséder de version mono de celui-ci. « Halala, c’est une tuerie » enchaîne Bertrand. De l’exposé à deux voix qui s’ensuit, il ressort que la mono ne réduit pas le son à une dichotomie droite/gauche qui éloignerait les instruments – l’effet produit peut certes différer sensiblement selon les parti-pris, comme sur Paperback Writer et sa face B Rain – mais lui confère une profondeur certaine, « à condition de bien gérer les fréquences et le kick » précise Bertrand. Sourd d’une oreille, Brian Wilson des Beach Boys domptait la mono avec maestria.
Emerick vs Kurlander
À ce propos Emmanuel souligne que sur le titre Run for your life de Rubber Soul le son n’arrive que d’un côté, phénomène audible sur les chansons de Lennon plutôt que sur celles de Macca. « Run for your life est vraiment torchée ! » approuve Fred, avant que Bertrand ne conclue, péremptoire, que « de toute façon seule compte la version mono. » C’est à ce moment précis que la discussion s’oriente vers les supports. « Les premières versions sorties sur CD étaient en stéréo, tout le monde les a et c’est nul ». On sent que cette vérité pèse à Bertrand, comme d’ailleurs la qualité générale des pressages américains : « Les pires. Ils ajoutent de la réverb’ et plein d’autres conneries. Le Hard day’s night US, c’est de la merde. » C’est que la provenance, un peu comme pour les huîtres, mérite toujours d’être rappelée. Gamin, Fred put récupérer des vinyles de son voisin, dont la version française d’origine de Quatre garçons dans le vent. « Et puis un pote m’a filé ses pressages allemands quand il est passé au numérique. » Bertrand possède entre autres un pressage hollandais, Fred un russe de Revolver et Sergent Pepper avec une pochette en papier, souvenir rapporté d’ex-URSS par un collègue parti en reportage en 1994. Sans posséder d’albums d’époque, Emmanuel se remémore son premier 45 tours, Ebony and Ivory de Wonder et Macca. Et puisqu’on parle de disques particuliers, Bertrand dégaine par surprise quatre CDs gravés de son dernier ouvrage monumental : rien de moins que la réplique intégrale d’Abbey Road, qu’il a bouclée en cravachant pour la distribuer aux invités du soir. La révélation fait son petit effet. « Après Pet Sounds j’ai affiné ma technique en me formant à l’illustration sonore, et puis j’ai refait tout Revolver en électro – ça m’a valu 2-3 insultes en ligne. Et en 2019 j’ai décidé de m’attaquer à Abbey Road. » Chacun compte bien sur ses doigts : ça fait une paye.
Le copiste confie « avoir eu un peu peur au moment du medley » (NB : l’essentiel de la face B, constitué d’une floppée de chansons courtes). Un concert des Analogues s’avéra décisif et inspirant – après quoi il convient de préciser qu’on parle ici d’un tribute band batave s’intéressant moins aux tenues et coiffures vintage qu’à reproduire l’exact son des Beatles. Les bougres ont saisi les subtiles variations de tempo des enregistrements et les jouent à l’identique en live. Ainsi, You never give me your money accélère – l’affaire m’avait échappé, ce dont je ris encore. Bertrand achève le récit de ‘son’ Abbey Road en évoquant l’incontournable Her Majesty, titre de 22 secondes et 17 accords qui fut ôté de l’enregistrement original à la demande de Paul, collé 14 secondes après la fin de The End sur ordre de George Martin (rien de ce que produisait le groupe ne devait finir au panier) et conservé en l’état par un McCartney désormais satisfait de l’effet produit. Il va sans dire que ce rappel historique s’adressait à moi plutôt qu’aux deux autres convives. Fait remarquable, il donne lieu à un rare désaccord entre eux, certes absolument fondamental puisque portant sur l’identité du technicien de studio qui coupa et colla physiquement les 22 secondes de bande magnétique d’Her Majesty : Bertrand confirmera le lendemain qu’il s’agissait de John Kurlander, comme suggéré par Fred, plutôt que de Geoff Emerick. Rétrospectivement, on respirera. Pour l’heure les considérations sur Abbey Road conduisent la tablée à s’interroger sur ce qu’est l’album favori de chacun. Nous sommes ici plus partagés que sur le choix du plat principal (4 tartares de bœuf améliorés). Emmanuel et Bertrand votent Abbey Road, Fred et moi sommes plutôt Revolver. Pour Emmanuel, en dépit de la qualité des morceaux qui le composent Revolver forme un ensemble moins satisfaisant. Fred concède qu’il s’agit d’un « album à guitares, un peu austère. » Sentencieux, Bertrand renchérit : Taxman fait tout de même un premier titre un poil léger.
Revolver vs Abbey Road
Foin des arguments techniques : chez Fred, Proust se mêle à l’affaire. « Revolver est le premier album que j’aie acheté avec mes sous, en Angleterre, en 1982. » Ah, oui, quand même. Ce dernier d’une fratrie de cinq garçons connaissait l’existence de l’album sans que personne chez lui le possédât. Il le trouva finalement dans un magasin d’électroménager puis fila rondement l’écouter dans la piaule du fils de sa famille d’accueil, un fan d’AC/DC. Et Fred de conclure, pas peu fier : « J’ai fait rentrer Revolver dans ma famille. » Après quoi la discussion oblique vers une datation de leur perte de pucelage Beatlesien, puis celle de leur entrée en religion. Le premier souvenir d’Emmanuel remonte à l’écoute de Hard day’s night chez une tante, mais la franche bascule dans le fanatisme date de la sortie en poche de la biographie de John Lennon par Albert Goldman. « Le bouquin m’a saisi, j’ai compris la profondeur inouïe de son sujet. Puis j’ai découvert Ram, l’album solo de Macca. » Côté Bertrand ce fut l’essorage consciencieux de Past Masters en double vinyle vers 14 ou 15 ans, une compilation de singles qu’on ne trouvait qu’aux États-Unis. On est alors assez en confiance pour livrer un peu de biscuit à la cantonade : sur un salon du disque, Emmanuel confesse avoir dérobé un coffret de 3 CDs Beatles Challenger One, à l’époque rarissime. C’est son enregistrement le plus précieux avec le Magical Mystery Tour dédicacé par George Martin : en 2004, le producteur était venu donner une conférence à la Sorbonne, où étudiait alors sa petite-fille, sur les techniques d’enregistrement. « Au fond il a raconté une série d’anecdotes issues de ses mémoires » conclut Emmanuel, alors que Bertrand concède ne pas avoir lu ledit bouquin. « Je me suis trouvé bien con : le CD était tout ce que j’avais de signable sur moi ! » Les deux autres saluent pourtant sa présence d’esprit.

« En revanche, poursuit-il, je n’ai vu aucun Beatle sur scène ». Fred ne saurait en dire autant, lui qui assista à 8 concerts de McCartney, dont deux doubles dates parisiennes. « J’ai pu le voir à l’Olympia en 2007, mon frère bossait chez France Inter et c’est l’unique faveur que je lui aie demandée. » Bertrand a moins vu Macca, c’est un fait ; craignant les autres réactions, je ne profite pas de ses souvenirs pour rappeler Bercy 2011 à ses côtés, lorsque je dus sortir soulager ma vessie pendant Blackbird. Il y a ‘voir’ et ‘voir’ McCartney : Bertand se rendit aussi à sa dédicace de 1993 à la FNAC des Ternes. Anne Sinclair avait trouvé la star antipathique lors de son passage à 7 sur 7 au cours du même séjour parisien. Ce qui n’avait pas dissuadé Bertrand, alors élève de prépa, d’emprunter plusieurs fois d’affilée l’escalator qui permettait de voir l’idole de près avant de courir après sa limousine une fois la séance finie. Ces courses-là sont intemporelles : en 2007, après avoir attendu en vain McCartney au pot d’après concert, Fred vit passer la limousine en attendant son frère à la sortie de l’Olympia. « La vitre est baissée, je croise le regard de Macca. Je le salue de la main, il répond, je fonce au feu rouge pour le voir… et il s’en va. » Mais le plumitif sort sa botte secrète, d’un prestige qu’on dira supérieur à l’anecdote qui précède : un memo vocal de 20 minutes enregistré à Londres en 2013. Assis avec une vingtaine de ses collègues – « La plupart, dont des Japonais médusés, n’ont pas pipé mot » – il lui fut demandé de ne poser aucune question sur les Beatles. McCartney, comme de juste, évoqua de lui-même quantité de souvenirs s’y rapportant. « À la troisième question je n’y tiens plus : j’appuie sur le bouton de mon micro pour dire ‘Ma question porte sur la même chanson’ et je relance, on me demande d’arrêter, je recommence… ». Ce qui suit mérite d’être transmis à la postérité : alors que l’Anglais vient de dire qu’« il est des sujets sur lesquels on ne peut pas écrire de chansons », Fred rebondit plus vite qu’une superballe : « LIKE WHAT ? », lance-t-il avant de recueillir ces mots historiques : « Like taking a crap. » La réplique légendaire aura hélas échappé au memo vocal.
Tous vs Harrison
De l’aveu de Fred, cependant, les interviews du maître ne sont pas toutes passionnantes : « Il tourne en boucle depuis 60 ans. » Emmanuel appuie là où ça couine : « Je ne m’en souviens pas, lisez mes livres » semble être devenu l’une de ses réponses habituelles. « Le diptyque sorti en 2021 est un peu dans ce mode répétition » enchaîne Bertrand. « Il voudrait bien le même Nobel que Dylan ». Emmanuel avance l’hypothèse que McCartney entretienne une forme de complexe vis-à-vis de Lennon en ce qui concerne l’écriture. « J’écoute plusieurs podcasts excellents sur les Beatles, dont Fabcast. Ils connaissent leur sujet et expriment des opinions sincères, souvent assez marrantes, en particulier sur ce genre de théorie ». Les ex-Beatles eux-mêmes sont parfois de bons commentateurs de ce qu’ils furent, si l’on en croit certains textes écrits lors de leur carrière d’après. D’ailleurs Bertrand a « commencé à faire une playlist dédiée des morceaux solo où ils parlent des Beatles ». L’entreprise paraît tout à fait rationnelle à ses deux camarades. Où l’on embraye sur les œuvres post-Beatles et leurs valeurs comparées aux yeux des fans. Ringo, troisième album personnel du batteur, est le premier cité : les Fab Four y ont tous contribué, sans s’être croisés physiquement pour autant. Emmanuel affirme aimer tout ce qu’à fait Lennon, et apprécier la discographie de McCartney jusqu’à Chaos and Creation in the Backyard. Autour de lui, on opine. Pour Bertrand, ce dernier est le meilleur album de Macca devant Ram ; le producteur de Radiohead Nigel Godrich imposa que le génie y enregistre lui-même l’essentiel des instruments. « Macca n’a jamais joué le moindre morceau de Chaos… sur scène » déplore Fred. « Si on parle de Paul, il faut parler des Wings : c’était immense mais les Beatles restent intouchables » : nul ne vient contredire la sortie définitive de Bertrand, que Fred appuie d’un « Manquent les apports de Lennon sur les textes et la patte de George Martin à la production ».

J’atteins le pic du profond sentiment de décalage éprouvé depuis le début du dîner lorsqu’on évoque Free as a bird ; pour le non-fanatique que je suis, l’affaire avait tout d’un aimable coup marketing sans grande portée artistique. La suite me montre combien j’ai bien fait de retenir toute saillie railleuse. Fred met des mots sur le consensus évident entre les trois zélateurs des Fab Four : « La mélodie est très belle, soyeuse, et les chœurs sont sublimes. Paul et George soutiennent le chant de John, ils ont l’air ensemble, c’est l’essence du rock. » Emmanuel reprend la casquette du psychologue : en 1995, le single est sorti pour satisfaire Harrison, ruiné et qui éprouvait son habituel fond de ressentiment à l’égard de ses anciens partenaires. Pas plus qu’à l’unanimité autour de Free as a bird ne m’attendais-je à la séquence qui s’ouvre à ce moment précis, où mes trois Beatlesolâtres taillent à l’Angelo Misterioso ce qui ressemble beaucoup à un costard très près du corps. Pêle-mêle se succèdent les traits piquants suivants :
« Moi, je ne le trouve pas très sympa, le George. Assez passif-agressif et narquois…
– Il était encore mineur quand ils ont débarqué à Hambourg, c’est vrai que les autres l’ont regardé de haut autant qu’ils l’ont couvé…
– Son triple album All things must pass est un peu une escroquerie…
– C’est vrai qu’il était surtout besogneux mais quand même capable d’écrire des titres qui se tenaient, Something est un exemple…
– Non mais ses conneries dans la veine Haré Krishna, ça va bien…
– Le mec manquait d’empathie, voilà…
– Finalement le premier album solo est le seul qui soit vraiment bon. C’est très variété…
– À propos de variété il a quand même relancé la carrière de Ronnie Spector…
– D’ailleurs cette chère Ronnie mélangeait ses souvenirs de coucheries avec les Beatles et les Stones, en tout cas elle s’est bien tapé Keith… »
Beatles vs Rolling Stones
Bertrand recadre les débats alors qu’on a fini les tartares. « Finalement, qui sont les vrais héritiers des Beatles d’un point de vue créatif et artistique ? » Fred est catégorique : « Il faut aller au-delà des copycats et chercher des groupes à vraie personnalité. Des héritiers dans l’attitude et l’existence d’un duo créatif fort et structurant… sur la durée, ce qui exclut un Brian Jones. Donc… Non réponse ! J’ai bien été fan de Supergrass mais c’était surtout une question d’attitude, hein. ». Bertrand tente les XTC, qui présentent cette similitude avec les Beatles d’avoir quitté la scène pour se replier sur le studio. On approuve poliment. C’est là qu’Emmanuel montre qu’il a bossé le sujet. À vrai dire l’attitude rock l’intéresse peu ; la magie est pour lui affaire d’alchimie entre des individus, de qualité mélodique et de faculté à se renouveler. « Il existe des génies mélodiques, comme les Beach Boys ou Nick Drake – à qui il manque l’humour –, et des artistes chez qui une certaine richesse mélodique est indéniable, ce sont Stevie Wonder, Supertramp, Michael Jackson ou Elton John. Bowie s’est renouvelé, mais son art restait froid et cérébral. » Perfide, Bertrand ajoute que l’alter ego de Ziggy Stardust était tout de même un suiveur. Ce qui est aussi le cas des Rolling Stones, « brillants mais manquant d’identité – parfois au sein d’un même album » – reprend Emmanuel. Enfin on a parlé des Stones, l’éléphant dans la pièce lorsqu’il s’agit d’évoquer les Beatles. Nulle virulence autour de la table, quand bien même (ou parce que) la hiérarchie y est clairement établie. Et puis un respect mutuel existait. En témoigne, selon Fred, le discours de Jagger lors de l’intronisation des Beatles au Rock n’Roll Hall of Fame. « Il était plus que cuit, mais ça reste peut-être la seule fois où je l’aie senti sincère. » Connaissant la bête, ce n’est pas rien – je parle évidemment de Jagger.

« J’aime bien Radiohead, ils méritent considération, sauf pour leur production récente » concède encore Emmanuel. « Et Carole King était au niveau, en particulier dans l’écriture, mais sans tenter de réelles expérimentations ». Car le génie des Beatles, comme le rappelle Fred, réside dans la diversité et la disruption, notamment sur Revolver. « Et dans le fait d’utiliser le studio comme un instrument à part entière » rappelle Bertrand, toujours à l’affût quand il s’agit de pointer leur virtuosité technique. Emmanuel poursuit son énumération des artistes dignes d’être cités dans une même phrase que les Fab Four : Cat Stevens, Neil Young, Love, Crosby, Stills and Nash… » Le nom de Neil Young convient à Bertrand ; le look de Fred laisse entendre que le choix lui va également. En revanche, « Love, ça ne fonctionne pas vraiment » assène ce dernier. Bertrand proteste pour la forme avant d’hasarder Electric Light Orchestra, « de vrais passionnés à la base ». Une nouvelle bombe atterrit au beau milieu d’un exercice de name dropping devenu un tantinet émollient : Emmanuel balance qu’il « aime bien certaines chansons de Yoko Ono, quand elle ne crie pas. » Un bref moment de silence s’ensuit. Immanquablement, Bertrand rappelle qu’elle « nique quand même un morceau sur deux » auquel elle participe. La fascination lucide d’Emmanuel demeure. « Je ne la déteste pas. Lennon l’aimait, elle était toxique et l’a clairement rendu dépendant… sur Get Back c’était devenu mortifère. » « Une forme de masochisme », selon Bertrand, qui sort cloper avant le dessert en compagnie de Fred. Tous deux causeront d’A day in the life avec la génération suivante, en l’espèce une serveuse sympa comme tout qui m’avouera partager ma préférence pour Revolver.
Mark Lewisohn vs George R.R. Martin
Emmanuel profite du temps mort. Il me pousse du coude. « C’est important, ce que je te dis. » Je n’en doute pas et aggrave ma crampe de l’écrivain. « Les Beatles, ça va de 62 à 70, ils ont duré 8 ans. Avant ce sont des concerts, ils ont amassé une expérience conséquente en jouant ensemble plusieurs années et c’est ce qui a contribué à l’explosion de 62-63-64 puis la suite. La production solo de chacun s’est avérée beaucoup moins dense, créativement parlant. Mais les premiers albums solos sortis avant la fin des Beatles, ce sont les Beatles. » D’implacable, le panorama d’ensemble se fait un chouïa décousu. « Tu vois, la chanson Let it be remonte aux sessions d’enregistrement de l’Album blanc… » C’est là que Fred, revenu de sa pause, exprime son scepticisme. « Enfin du clash en perspective dans cet océan de confraternité » me dis-je, malveillant. Des prunes : Fred cherche illico l’information sur Wikipédia et concède le point. Bertrand tente une diversion : « Moi je pense que Linda était une bonne musicienne… je rigole mais était amoureuse et elle a fait son job ». Le vin commence peut-être à faire son œuvre, toujours est-il que la transition m’échappe un peu : Emmanuel s’épanche sur Brainwashed, l’album posthume de George qu’il ne parvient pas à écouter. « Trop triste. » Pour Bertrand, il y a toutefois quelque chose à sauver dans sa disparition : les prestations de Billy Preston au piano lors du Concert for George donné en 2002 au Royal Albert Hall, en particulier My sweet lord et l’introduction de When my guitar gently weeps. Une chanson qu’Emmanuel se rappelle avoir découverte grâce au Muppet Show, ce qui allège d’un coup l’atmosphère. « La version acoustique de Love est très bonne » ajoute Bertrand. « Un album correct, Love, mais je ne l’écoute pas » constate Fred. C’est l’occasion pour Bertrand de préciser qu’il a écouté ledit Love à Las Vegas. « Chaque spectateur avait 4 enceintes installées dans son fauteuil. » Mazette.

Love permet aussi à l’intéressé de casser du sucre sur Giles, le fils de George Martin, « profanateur » dont ce fut « le seul boulot décent ». Il lui est ainsi reproché d’avoir sagouiné les remixes d’Abbey Road et de l’Album blanc avec des choix de direction artistique radicalement différents… et contestables, telle la présence renforcée des chœurs de Yoko sur The Continuing Story of Bungalow Bill. « On peut remonter la basse et la batterie, mais PAS Yoko Ono » approuve Fred, qui rappelle par ailleurs combien les chœurs apportent à d’autres morceaux de l’Album blanc dès que ce n’est pas la dame qui chante. « Sur Good Night, les harmonies à trois évoquent carrément des frères, c’est magnifique ». En parlant de triples harmonies vocales, Emmanuel se demande s’il y a un temps supplémentaire dans la version de Because proposée sur Anthology, et l’on devine que son sommeil a pu en souffrir. La question est symptomatique de la quête éperdue des authentiques fans du groupe que Fred rappelle très à propos : « We want to break down the Beatles. » Piger le truc, enfin. Voilà qui me rapproche d’eux, à ma modeste échelle d’amateur sain d’esprit. « C’était mon intention en refaisant les albums, évidemment. On apprend des choses quand on reproduit leurs sons » affirme Bertrand. Pour Emmanuel, au-delà des milliers d’heures d’écoute la démarche est livresque avant tout. À ses yeux comme à ceux de bien d’autres lecteurs compulsifs, la biographie de Mark Lewisohn intitulée All These Years constitue le meilleur travail possible sur le groupe. Seul le tome 1 existe à date ; foisonnant, il remonte aux origines familiales des Beatles, s’étendant ainsi du XIXe siècle à l’année 1962. Plutôt que s’attaquer au tome 2, l’auteur en a publié en 2013 une seconde version enrichie d’environ 800 pages, après quoi l’on s’interroge sur la cadence des publications à venir – les inconditionnels de la sage qui inspira Game of Thrones apprécieront (son auteur s’appelle George R.R. Martin, tiens. Coïncidence ? Je ne crois pas).
Chansons préférées vs moins préférées
Fred a lui aussi lu ‘All These Years, Volume 1 – Tune in‘ ; entre autres satisfactions, il a savouré la rencontre de Lennon et McCartney, en particulier l’instauration précoce des sessions de 3 heures à décortiquer leurs chansons respectives, base de tout le travail à venir. Dans le discours de Fred, le journaliste soucieux des faits ne joue jamais relâche. « Quand on a lu les bons et les mauvais livres sur le sujet, on respecte celui-là : il fait la part des choses entre le mythe et la réalité. La moindre anecdote est étayée par des témoignages et documents. » Emmanuel a pu s’entretenir quelques minutes avec Lewisohn : « C’est comme un thésard, le mec est très sympathique au-delà de son érudition… c’est quasiment la seule personne sur Terre à avoir TOUT écouté des archives sonores du groupe, y compris les discussions sur la sortie des albums, ce qui serait édité ou pas, etc. » Chez 75% de la tablée, l’envie profonde d’être Mark Lewisohn se fait presque palpable. Une nouvelle bombe me tire de mes constatations amusées : Bertrand et Emmanuel viennent de s’entendre sur le fait de « ne pas être très fans de Sergent Pepper. » Mon maxillaire inférieur manque de heurter la table. Qui pis est, Fred enchaîne : « J’avoue que je pourrais dire la même chose… » Mon état de surprise vire à la sidération. « … mais quand je le mets, c’est fabuleux, une vraie claque à chaque fois. » Ah, tout de même. « Non, ce que je n’aime vraiment pas chez les Beatles, poursuit Emmanuel, c’est Yellow Submarine et Help! – je parle des films –, c’est peut-être parce que je n’aime pas non plus les régions côtières de l’Angleterre… » Fred s’inscrit (presque) en faux : « Moi, j’adore ça, même quand c’est mauvais ! »
Puisqu’on en est à dire ce que l’on aime ou pas, il lance un tour de table sur les chansons vénérées ou honnies. Bertrand se montre d’une rare efficacité : il adore You never give me your money et toise Blue Jay Way – nouvelle petite pierre dans le jardin d’Harrison. Malgré tous ses efforts, Emmanuel ne parviendra pas à s’entendre avec lui-même sur deux chansons seulement. Ses favorites sont Come Together et Hey Bulldog (mâtin, quel bon riff !) ; côté repoussoirs, la très brève Dig it rejoint le duo constitué de Maxwell’s Silver Hammer et Bungalow Bill. Fred a eu un peu de temps pour réfléchir : le must, c’est Tomorrow Never Knows, tandis que Yellow Submarine a saturé ses oreilles et Being for the Benefit of Mr. Kite! le laisse froid. Ce tour d’horizon amène fort logiquement nos protagonistes à s’esbaudir plutôt qu’à critiquer. « Imaginez qu’ils ont sorti des albums entiers en une journée » s’émerveille Bertrand. Fred évoque un copain à lui qui interpréta sur scène le très expérimental Revolution 9 – et profite de l’opportunité pour rappeler que la voix scandant « Number 9, number 9 » fut d’après Lewisohn enregistrée à l’oral d’un examen d’entrée à l’Académie Royale de Musique. On reprend le principe des sélections dans la discographie, cette fois pour désigner la ou les pépites les plus injustement méconnues. Bertand a un faible pour No reply et la face B Old Brown Shoe. Fred en nomme aussi une paire, What you’re doing et I need you – histoire peut-être, cette fois, de rendre justice à George. Emmanuel ne déroge pas à la règle des deux en choisissant If I needed someone et Dizzy Miss Lizzy.
Bières vs prise de notes
Le chapitre des pépites sera le dernier abordé avant de lever le camp pour un rade de mon quartier où l’on passe généralement un rock américain plus rêche que celui des Beatles, ce qui n’empêche pas la discussion de se poursuivre bière à la main. « Qui était le meilleur chanteur, John ou Paul ? » demande un amateur de questions existentielles. D’après Bertrand, Lennon fut un immense interprète-né tandis que Macca tient plutôt de l’imitateur de génie. Fred évoque le passage de l’Evangile selon Lewisohn où il est question d’un enregistrement de John, alors âgé de 16 ans, lors d’une fête paroissiale à Woolton. Il est déjà « indiscutablement John Lennon » si l’on en croit la fort jolie expression de l’auteur, ce qui corrobore la thèse de Bertrand. Pénombre et houblon favorisent un glissement vers l’épisode traumatique de la fin du groupe. On rappelle la « tragédie grecque » dans laquelle Macca fut poussé à annoncer la séparation pour palier des problèmes juridiques alors qu’il voulait continuer. Les trois gaillards un rien mélancoliques évoquent leur tendresse partagée pour la mini-série Get Back, l’émotion quand George annonce son départ pour revenir illico, le miracle ordinaire d’un Paul jouant au groupe des chansons qui deviendront mythiques composées dans la nuit… « Tu as l’impression d’être dans une répet’ qui se passe mal, même si finalement tout n’a pas l’air aussi dramatique que dans le premier montage de 1970 ».

Reste à envisager l’épineuse question de la transmission d’une passion à ce point ancrée chez eux. Fred a deux filles adultes, « elles n’ont pas eu le choix. Quand la première est née j’ai de suite enregistré une cassette de chansons douces des Beatles. Il va de soi que ma petite-fille y a droit, sa maman les lui passe… » Il rappelle en souriant le soulagement ostensible de celle de ses filles qu’il emmena voir McCartney lorsqu’elle s’aperçut que Macca jouerait essentiellement des morceaux des Fab Four. Côté Bertrand, il arrive à la nièce de 13 ans d’écouter les Beatles… en speed up, comme le reste. Nouvelle bière. On parle des Stones. Tiens, trois d’entre nous étaient à Longchamp en 95. Fred, lui, eut aussi droit à l’Olympia dans la foulée, « il fallait acheter son bracelet en liquide à des roadies dans une suite d’hôtel parisien… » Les échanges dérivent sur Ron Wood, c’est dire s’ils sont pointus. Emmanuel demande qui connaît celui de ses albums dont Harrison a écrit et joué une partie (NB : il s’agit de I’ve got my own album to do). On n’aura pas échappé longtemps à la force gravitationnelle des Beatles. Ici s’arrêtent mes notes, et la suite de la soirée s’avère un peu plus floue. Je garde toutefois en mémoire l’aparté d’un des Mousquetaires : « D’habitude je n’aime pas les fans des Beatles. Ils sont condescendants et assez beaufs. Là, c’est bien : on partage. » Considérons donc que l’expérience de sociologie de groupe se sera avérée concluante. Pour démontrer quoi ? Là est la question. Disons que mes interrogations sur le génie particulier des Beatles sont en partie éclaircies : j’ai pu écouter trois fans absolus les évoquer toute une soirée sans m’ennuyer une seule seconde. Il doit y avoir un truc.