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Qu’est-ce qu’un grand combat ? Telle la grande cuisine, des ingrédients de premier choix convertis en émotion pure. On admire la maîtrise seule, mais elle emmerde un tantinet. Un manque d’équilibre ruine toute l’affaire. Dénuée de technique, la seule intensité n’apporte qu’un plaisir brut. Le contexte, aussi, rehausse les sensations : mieux vaut de l’élégant avec sa douce que du compassé avec son patron. Cette alchimie-là ne se commande pas ; on appréciera d’autant plus l’exceptionnel qu’on aura connu le banal lorsque l’on attendait bien plus. Je n’ai pas vécu mon combat préféré en direct : je l’ai découvert sur Youtube bien des années après qu’il eut lieu – en l’occurrence, quelques jours à peine avant mes huit ans. Je savais donc à quoi m’attendre : un combat régulièrement cité parmi les tout meilleurs des années 80. Mais il y a plus, là-dedans. En tout cas pour moi. Je vais tenter de dire pourquoi.
Round 1
Gomez tourne et donne son jab. Mains hautes, Pintor réplique peu. Après une minute le Portoricain se cale devant Pintor ; usant d’un déplacement axial, il tente désormais de placer sa droite plongeante, et touche une paire de fois. Pintor encaisse, recule dans les cordes. Le champion tente de profiter du moment en accélérant, sans réel succès. De retour au centre du ring, le timing ajusté de Gomez lui permet de continuer à toucher du bras arrière, aidé par l’immobilité de sa cible. Le plus court Pintor, lui, ne trouve pas sa distance. Ses uppercuts du gauche en première intention sont voués à manquer leur cible. Gomez boucle la reprise sur une dernière droite réussie. Il est en contrôle.
D’abord, ce combat-là oppose deux futurs pensionnaires du Hall of Fame. Dans le coin bleu, le challenger mexicain, Guadalupe « Lupe » Pintor. Il est surnommé « le criquet de Cuajimalpa », district occidental de la capitale où il est né. Pas exactement Beverly Hills. Pintor a grandi au sein d’une petite communauté massée dans un ranch, une centaine de personnes dépourvues d’électricité ou d’eau courante, l’ordinaire des futurs champions du Mexique au siècle dernier. Parfois, on appelle « L’Indien » celui qui finit par fuir un père violent pour vivre dans la rue ; sa peau sombre n’est pas celle d’un hidalgo. Longtemps plus tard, il se dira fier d’avoir représenté « son pays et sa race », un distinguo tout sauf anodin. Lupe Pintor achèvera sa carrière professionnelle sur un palmarès de 56 succès pour 14 défaites, dont 7 concédées sur ses 9 derniers combats, avec la réputation de se hisser à la hauteur du défi proposé. Champion du monde des poids coqs au pays où ils sont les rois, El Indio récidivera dans la catégorie du dessus. Celle dont la légende s’appelle Wilfredo Gomez.
Round 2
L’échange de jabs initial se fait plus agressif. Le petit pas supplémentaire que doit effectuer Pintor lui vaut très vite de reprendre une droite. Il continue à avancer vers un adversaire actif sur son pied arrière. Son uppercut gauche ne passe toujours pas ; il réussit toutefois un premier enchaînement au corps. Gomez réagit en enchaînant les jabs précis, agrémentés de droites plongeantes. Il reste, pour l’essentiel, le maître de la distance. Le rush final de Pintor, une bonne série à la face derrière deux jabs au corps, ne lui permettra pas de remporter le round mais traduit un début d’ajustement réussi.
Le champion WBC a donné aux super coqs leurs lettres de noblesse. On pouvait douter de l’intérêt d’une catégorie coincée entre les coqs et les plumes, sachant que moins de quatre kilos les séparent. Mais José Sulaiman est grand et le Portoricain Gomez est devenu son prophète, défendant plus d’une quinzaine de fois sa breloque par KO et suscitant l’intérêt pas si fréquent du public américain pour un « petit » boxeur. Chez lui, « Bazooka » est très vite devenu une rock star. Le môme de Las Monjas, un coin guère recommandé de San Juan, a disputé les JO à 15 ans. Il est devenu champion du monde amateur chez les coqs à 17, tapant en finale le crack cubain de service. À la Havane, s’il vous plait. Repéré par le manager de Roberto Duran, il zappe le tournoi de Montréal 76 pour passer professionnel et offrir un taxi à son père. Il ajoutera à sa gloire chez les super coqs des titres remportés en plumes et super plumes en dépit d’un châssis étroit. Sur le papier, un Gomez vs Pintor vaut son pesant de métal doré.

Round 3
Gomez charge d’entrée, acculant Pintor dos aux cordes. Le Mexcain prend la foudre, jabs et droites à la face, étonnamment serein. Souvent assis dans une manière de rope-a-dope taille XXS, il réplique en gauche au corps et à la face. L’épreuve de force dure, l’arbitre y met fin, demandant à Gomez d’éviter les coups bas. Le champion s’est fatigué sur une séquence qu’il voulait peut-être déjà décisive, et le Mexicain monte lui-même en régime à la mi-round. L’uppercut de Pintor trouve désormais sa cible. Il enchaîne les gauches gagnantes au corps et sur la pommette droite déjà enflée du Portoricain. Gomez réplique enfin. L’échange furieux qui s’ensuit au milieu du ring est à la distance de Pintor, et il a le dessus. Le champion regagne son coin ensanglanté.
Du métal doré, mais est-ce bien de l’or ? On peut faire dire tant d’histoires au palmarès d’un boxeur. Que valaient vraiment leurs victoires à tous les deux ? Côté Gomez, le titre fut pris à un vrai dur, le Coréen Dong Kyong Yun, qui se permit même d’éteindre la furie du Coliseo Roberto Clemente de San Juan en couchant le prodige du cru à la première reprise, avant de baisser pavillon à la 12e. Gomez défendit son bien au Japon face à l’ancien champion Royal Kobayashi (KO3), puis en Thaïlande contre la légende du Muay Thai Sagat Petchyindee (KO2) – une tribune s’était effondrée juste avant le combat. Le futur champion du monde mexicain de la catégorie Juan Meza subit sa loi à Atlantic City (KO6). Chez les plumes, il s’emparera du titre WBC par décision contre son résilient compatriote Juan Laporte avant d’emporter un dernier succès de prestige en championnat WBA des super plumes, bien aidé par la mansuétude des juges à domicile, contre Rocky Lockridge. Sa plus grande victoire en carrière remonte toutefois à 1978, quand l’invaincu champion WBC des coqs Carlos Zarate vint le défier à San Juan. Une première défaite en carrière infligée à l’immense puncheur mexicain au 5e round, fondée sur une implacable maîtrise athlétique et technique, ainsi qu’une ou deux vilaines irrégularités non sanctionnées.
Round 4
Les deux boxeurs se reposent – c’est relatif – en se livrant un duel de jabs. Pintor, qui avance, continue à en placer quelques-uns au corps. Tout en semblant à l’aise à distance, Gomez s’avère désormais marqué aux deux yeux et le Mexicain, s’approchant soudain, le surprend en marquant une paire de courtes droites. Le Portoricain, reprenant ses déplacements latéraux, se montre toujours prodigue de son jab, mais les coups moins fréquents du challenger paraissent avoir plus de venin. Dans ce round très tactique, il semble imposer son autorité sur le combat. Et El Indio n’apparaît pas marqué le moins du monde par bientôt douze minutes face à Bazooka.
Un succès marquant sur Carlos Zarate, voilà qui rapproche les deux adversaires du soir. Pintor a commencé par être un partenaire de « Canas » Zarate, s’entraînant à la même salle de Mexico. En homme discipliné, Lupe a longtemps accepté la place de numéro 2, laissant le champion défendre son titre des coqs contre des étrangers ou des « ennemis » mexicains, tel Alfonso Zamora. Il faisait moins de bruit, Pintor, bâtissant son palmarès à domicile ou dans l’annexe du Mexique qu’était le Forum d’Inglewood, défaisant le futur challenger mondial des 115 livres Willie Jensen (KO7), le vainqueur à venir de Juan Laporte Gerald Hayes (PTS) ou Antonio Becerra (PTS), unique tombeur en carrière d’un certain Salvador Sanchez dont on reparlera. Quand Pintor obtint enfin sa chance mondiale contre Zarate, en juin 1979 au Caesars Palace, il visita le tapis au 4e round mais remporta une décision partagée, controversée au possible. Le bougre n’allait pas cracher dessus. Défendant 8 fois sa ceinture et actif entre les défenses, il arracha un nul au Japon contre l’invaincu Eijiro Murata (qui ne perdra que contre Jeff Chandler) et battit les futurs champions du monde Alberto Davila (MD) et Seung Hoon Lee (KO11) ainsi que Jorge Lujan, ex-champion WBA des coqs (PTS). En super coqs, il triomphera par décision de Juan Meza, ancienne victime de Wilfredo Gomez, alors champion WBC. Un peu moins de lustre que chez le Portoricain, mais à peine.

Round 5
C’est à présent moins Gomez qui tourne que Pintor qui le harcèle en lui coupant la route. Le petit homme semble bien disposer d’un avantage de puissance des plus inattendus. Conscient du danger, le champion reprend l’initiative derrière son jab, sans pouvoir interrompre durablement la marche en avant du Mexicain. Au moins lui fait-il payer son agressivité. Les deux hommes échangent maintenant des droites au milieu du ring. Que se combat-là aille à son terme étonnerait les observateurs. Soudain les combinaisons de Gomez, sur lesquels il plante désormais ses appuis, font reculer dans les cordes le challenger menaçant. Une feinte, peut-être : en fin de round, de dernier accélère de nouveau.
Pour que deux grands champions s’avèrent de bons partenaires de danse, il faut aussi que leurs styles s’ajustent comme il faut. Or ce matchup-là est un classique des duels entre Mexique et Puerto Rico. D’un côté Pintor est un modèle d’abnégation déterminée sur le ring, il boxe en ligne, traque son adversaire, cherche la confrontation à mi-distance ou de près. Contre Zarate, peut-être le plus grand puncheur de l’Histoire chez les poids coqs, Pintor n’a pas dérogé à ses principes, assez intelligent pour voir venir le danger, assez bon encaisseur pour s’acquitter du prix de sa marche en avant. À revoir le combat, on se dit que le scandale n’en était pas un, qu’El Indio en a dicté les termes et suffisamment touché pour qu’on récompense son efficacité. Et qu’on tient un sacré spécimen de bagarreur mexicain, jamais mis KO jusque-là autrement que sur coupure et vainqueur 38 fois sur 49 avant la limite. Face à lui, Gomez incarne la quintessence du boxeur-puncheur borricua. Il sait bouger et frapper de toutes les façons, agresser les artistes, esquiver les démolisseurs – c’est en se désaxant pour éviter la droite et donner le crochet gauche qu’il a eu Zarate. Sa faiblesse, c’est un visage qui s’esquinte rondement. Son super pouvoir, un instinct de finisseur sans guère d’équivalent. L’or olympique au bout d’un carré de KOs.32 succès consécutifs avant la limite chez les schtroumpfs. Il tape, mais surtout il veut toujours achever ce qu’il a commencé. Sur 48 combats en carrière, dont 3 défaites et un nul, seuls 4 iront à la décision.
Round 6
Pintor reprend sa marche en avant, concentrant ses efforts sur le corps. Les combinaisons de Gomez rythment les débats, elles touchent au but tout en semblant manquer de leur habituelle efficacité. Le fait qu’il ne tourne plus et se contente de reculer a sans doute à voir avec le travail de Pintor sur ses flancs. Dans les cordes en début de round, le Portoricain rend la politesse au challenger sans guère de conséquences. Alors que lorsqu’il y retourne, le spectateur sent tout l’impact des coups qu’il encaisse. C’est son activité, à ce stade, qui permet à Gomez de rester dans le match, aussi s’emploie-t-il à répondre à chaque coup net par une série… voire un coude qui traîne ostensiblement. Pintor, qui accepte une nouvelle séance prolongée de rope-a-dope, s’en plaindra après le coup de gong. Un point est retiré à Gomez.
Bien sûr, si brillants que soient les boxeurs eux-mêmes et aussi justement que puissent s’épouser leurs styles, encore faut-il aimer le type de beauté bien particulier qu’offre la catégorie en question. À la pesée, Gomez et Pintor faisaient à eux deux un Anthony Joshua. La boxe est injuste, comme à peu près tout le reste. Les poids lourds boxent mal, se donnent peu de coups, peuvent continuer les tartines beurrées et empochent les plus gros cachets. C’est que la lutte pour le titre de seigneur de la jungle fascinera toujours davantage qu’un duel de surmulots pétris de talent. Et puis la foule aime les KOs qui peuvent survenir à chaque instant, ceux que favorisent les gros coups de pattes et les défenses approximatives. Chez les fans de boxe, chacun aura son genre de beauté. La virilité fantasmée des colosses, l’identification à Monsieur Tout-le-monde qu’autorisent les gabarits plus ordinaires des welters et moyens, ou bien la débauche d’énergie insensée que peuvent se permettre les moins pesants d’entre nous. J’avoue qu’à niveau égal un duel de poux énervés à 2000 coups échangés et au-delà me captive souvent un peu plus. Et puis la foudre tombe souvent chez les moins de 122 livres. C’est peut-être un hasard, mais cette catégorie bâtarde nous aura donné le premier Morales vs Barrera, le second Zaragoza vs Banke, l’ultime Vazquez vs Marquez ou le seul Barrera vs McKinney. Et Gomez vs Pintor.

Round 7
Le Mexicain poursuit sa patiente entreprise d’érosion des ressources adverses, cependant Gomez parvient à passer plusieurs droites consécutives en milieu de ring, ainsi qu’un crochet gauche qui déséquilibre Pintor. Ce dernier ne reste pas longtemps dans les cordes, il a encore étonnamment bien pris les coups de Bazooka. Le champion ajoute désormais à ses combos un peu plus de travail au corps. Un effort bien compréhensible : les simples jabs de son adversaire suffisent encore à lui faire valser la tête sur les cervicales. Les deux boxeurs s’affrontent maintenant bouche ouverte, sans que les observateurs puissent s’en étonner. On retiendra du dernier échange au milieu du ring une méchante droite de Pintor, mais Gomez en a fait assez pour empocher la reprise.
Impossible d’évoquer la saveur particulière de cet affrontement sans le resituer dans le contexte de la rivalité sur les rings entre Mexique et Puerto Rico. Dans le coin bleu, le seul pays à tenir la dragée haute à l’empire pugilistique yanqui. Dans le coin rouge, le plus gros producteur de champions du monde par habitant. Ding-ding, battez-vous. Il y a bientôt une décennie, j’ai consacré un long papier en deux volets à cette cordiale détestation vue au travers de 10 combats emblématiques. Gomez vs Pintor y figurait bien naturellement. Et s’il n’est pas le plus important de tous d’un point de vue historique, je ne suis pas le seul à le désigner comme le meilleur du lot. Sixto Escobar, Pipino Cuevas, Wilfred Benitez, Julio Cesar Chavez, Tito Trinidad ou José Luis Ramirez, bien des champions de ces deux peuples aussi cocardiers que fondus de boxe anglaise sont entrés dans la légende en mettant sur la gueule du rival honni. Wilfredo Gomez en constitue peut-être l’exemple le plus emblématique. Comme souvent, Don King a bien compris le potentiel économique de la guerre 100% latina entre Mexique et Puerto Rico, au point de faire de Gomez contre Salvador Sanchez le combat vedette d’une soirée de 1981 au Caesars Palace, puis de faire s’affronter Gomez et Pintor pour le Carnival of champions retransmis l’année suivante sur la toute-puissante HBO.
Round 8
Gomez démarre le round en boxeur, retrouvant les jambes qu’il faut pour tourner, dans un sens puis dans l’autre, et empêcher les charges adverses tout en marquant à distance. Il est interrompu dans sa bonne séquence pour que l’on coupe le bout d’adhésif qui pend à son gant gauche. Le champion reprend son déplacement latéral mais Pintor, plus agressif, impose rapidement le face-à-face à mi-distance. Jabs et coups puissants, beaucoup de frappes portent des deux côtés. On s’accroche toujours aussi peu ; tenir un rythme pareil n’aura rien d’évident. Tandis que Gomez, qui saigne maintenant de la bouche, est déjà défiguré, le visage de Pintor demeure intact.
Organisé au Superdome de la Nouvelle Orléans, ce Carnival of Champions a fait l’objet d’une intense promotion. Ce combat est le co-main event de la soirée, juste avant le championnat WBC des super welters disputé entre Wilfred Benitez et Thomas Hearns. Quelques jours avant l’atypique carnaval de décembre, Gomez, Pintor, Hearns et Ray Leonard (suppléant Benitez) ont paradé à travers la ville. Sur le ring, avant l’entrée des combattants, la haute silhouette ébouriffée de Don King domine les présents comme un palmier-dattier. C’est l’époque des darons célèbres : Jimmy Lennon Sr. annonce les protagonistes, Arthur Mercante Sr. officiera comme arbitre. Pintor et Gomez apparaissent successivement ; nulle musique ne les accompagne, loin des shows d’aujourd’hui. Brushing noir corbeau pour Pintor, casque frisé pour Gomez, moustache pour les deux : de pures gueules de stars des eighties, qui furent d’une parfaite courtoisie réciproque pendant l’avant combat. Le prestige vintage de l’événement ajoute encore au souvenir de Gomez vs Pintor. On n’oubliera pas de mentionner toutefois que des ventes décevantes en billetterie (12000 places remplies sur 40000) ont conduit Don King à négocier une baisse de leurs cachets avec les combattants vedettes. Pour Gomez comme Pintor, ce seront 125000 dollars retenus sur 750000. Chacun l’aura compris, le rabais n’aura pas empêché les deux super coqs de livrer un combat d’exception, avec le champion des lourds Larry Holmes en consultant de luxe au commentaire… au point de rendre la victoire par décision de Hearns sur Benitez fade en comparaison.

Round 9
Le challenger fait preuve d’autorité d’emblée, empêchant Gomez de travailler de loin. Comme son adversaire, il prend un point de pénalité pour coup bas. Mais alors qu’il a dominé le début du round, la réaction de Gomez ne surprend pas : il réplique en séries, glissant plusieurs uppercuts entre ses jabs et cross. Repoussé dans les cordes, Pintor prend beaucoup de coups, certains sous la ceinture. S’il ne semble pas ébranlé il peine cette fois à répliquer, concentré sur ses esquives du buste. Lorsqu’il finit par contrer avec succès, le constat est inchangé : ses coups à lui, monté des coqs et réputé moins puissant, font apparemment plus de dégâts. La fin du round offre à Gomez un répit bienvenu. Il paraît désormais quasiment boxer comme un automate – un très bon automate boxeur, certes.
Les soirées de gala proposant des combats entre futurs membres du Hall of Fame jalonnent l’histoire de la boxe. Les oppositions entre champions de légende à leur apogée sont moins fréquentes. Ce fut le cas de ce Gomez vs Pintor ; la plénitude de leurs moyens physiques respectifs explique aussi qu’ils aient tenu aussi longtemps à ce train d’enfer. Âgé de 26 ans, Gomez n’a connu la défaite qu’une seule fois, regagné depuis à cinq reprises, et mis KO chacune de ses 37 victimes en professionnels – il avait concédé un étonnant match nul pour son tout premier combat disputé à Panama City. Sans doute l’inamovible champion super coq aura-t-il laissé un peu de ses facultés athlétiques sur le ring du combat l’opposant à Lupe Pintor. Ce dernier a un an de plus que Bazooka et compte 49 succès pour 5 défaites (dont 4 aux points) et un nul. Sans avoir la même expérience du haut de l’affiche, il a battu Carlos Zarate à Las Vegas. Si l’on récapitule, l’un est champion à 122 livres depuis cinq ans, l’autre titré en coqs depuis trois, ils ont accumulé énormément d’expérience de l’élite et sont dans la fleur de l’âge considérant leurs catégories de poids. Ce 3 décembre 1982, le meilleur Wilfredo Gomez affronta le meilleur Guadalupe Pintor.
Round 10
Quand Pintor paraît coincer Gomez d’entrée, le Portoricain à la gueule ravagée le chambre à la Rocky. Le scénario de leur pas de deux est désormais établi, le champion puisant dans ses ressources pour donner une réplique copieuse à l’agression soutenue. Pendant les échanges qui s’ensuivent, Gomez reste planté face à Pintor et déclenche en permanence avec un temps d’avance sur lui. De nouveau, le coin du Portoricain doit remettre en place l’adhésif de son gant droit. Les 20 dernières secondes de la reprise consistent en un échange furieux en milieu de ring, Pintor concentrant son effort au corps. Pour la deuxième fois d’affilée, l’entraîneur panaméen de Bazooka, Pedro « Pellín » Avila, vient littéralement le soulever de la toile du ring pour l’asseoir sur son tabouret après le coup de gong.
On tombe aussi amoureux d’un combat en reconstituant son arrière-plan psychologique, en imaginant les ressorts à l’œuvre dans ces histoires de bonshommes, longtemps avant les formats 24/7 et All access qui permettront aux boxeurs de s’épancher sur leurs états d’âme. De part et d’autre, ici, les enjeux personnels dépassent le montant du chèque. Bon soldat, Pintor a longtemps vécu dans l’ombre de l’idole Zarate. Lorsqu’il l’a vaincu, on l’a hué. Bien que devenu champion, il a continué au pain noir, vivant le traumatisme d’un succès qui coûta la vie à l’Anglais Johnny Owen. Nul doute qu’un succès sur Gomez, le Borricua qui déboulonna le mythe « Canas » Zarate, en ferait enfin son égal de plein droit. Quant à Gomez, il vit avec une blessure à l’âme comme à l’ego qui ne se refermera jamais tout à fait : sa défaite par KO contre le jeune champion des plumes Salvador Sanchez, cinglante revanche du Mexique sur le tombeur de Zarate. Gomez a déploré avoir « déçu tout un peuple », s’est cherché l’excuse d’une préparation tronquée, a promis qu’il aurait sa revanche… jusqu’à la mort de Sanchez le 12 août 1982, accidenté au volant de sa Porsche 928. La belle contre les champions mexicains se dispute donc face à Lupe Pintor. Lui qui serait mort sur le ring contre « Chava » si l’arbitre Carlos Padilla n’avait pas coupé court à sa démolition n’abandonnera pas au soir du Carnival of Champions.

Round 11
D’intense et spectaculaire, le combat bascule dans la déraison. L’échange initial a mi-distance est brutal, les deux hommes surenchérissent en combinaisons. De manière paradoxale, Gomez semble avoir recouvré la mobilité de son buste, ce qui en fait une cible moins prévisible. C’est lui qui finit par repousser une fois de plus le Mexicain dans les cordes, pour un bombardement plus vicieux encore que les précédents. On voit un Pintor submergé, certes, mais encaissant sans marquer les coups le matraquage précis du plus grand finisseur de l’histoire de la catégorie. Dans le même temps, ledit finisseur a retrouvé une vigueur de lapin Duracell, alors que son faciès rappelle le héros de La Mouche après métamorphose. Un tel spectacle échappe à la logique.
Le grand combat vous donne plus que vous n’en attendiez. Le menu était salivant et l’assiette s’avère gargantuesque. Passionnant, chaque round constitue un combat en lui-même, selon une dynamique qui lui est propre. Leur trouver un vainqueur relève de la divination. Les retournements de situation abondent. On fait étalage de technique jusque dans la plus extrême brutalité. Les images sidérantes vous renvoient aux années spartiates à la salle où les corps ont inlassablement appris ce qu’ils récitent sous vos yeux, malgré la fatigue et la douleur qu’on n’imagine pas. Les boxeurs vous surprennent, aussi. Leurs forces et leurs faiblesses ne sont pas tout à fait celles que vous attendiez. Un énorme uppercut les laisse de marbre. Un jab aurait presque pu les coucher. Le type donné pour mort ressuscite en un coup de gong. La superbe du dominant disparaît sur une série. Le grand combat vous plonge dans un état d’incertitude sublime et insupportable à la fois, parce que les enjeux ne sont pas tout à fait les mêmes qu’au football ou au badminton. Une sourde trouille décuple votre admiration pour ceux qui se dépouillent de la sorte. Eux font leur boulot, ni plus, ni moins. Comme personne.
Round 12
Gomez a senti Pintor fléchir lors de la reprise précédente. L’instinct prend le dessus. Tout ce qu’est Wilfredo Gomez explose instantanément : il remet derechef le Mexicain dans la lessiveuse, distribuant des coups plus violents encore. On le croirait à l’entraînement. Pintor plonge sous les frappes, visiblement plus inquiet qu’avant, même s’il n’est toujours pas marqué. Gomez initie une nouvelle séquence suffocante quelques secondes à peine après la fin de la première. C’est maintenant que Pintor doit tomber, comme trente-sept autres avant lui. À la mi-round, El Indio est toujours dans les cordes, mais Gomez s’est éreinté et laisse de la place aux contres. Mercante casse un accrochage ; Pintor a survécu. Au milieu du ring, les appuis moins bien posés, le Portoricain repasse à l’offensive. Il tombe presque dans les bras du Mexicain. Mercante intervient à nouveau. Gomez avance mécaniquement mais c’est Pintor qui touche le mieux. Le champion s’obstine à boxer comme s’il n’était pas à court de jus. Mercante les sépare une dernière fois à 10 secondes du terme. Pintor agresse, un Gomez absolument vidé ne réagit pas. Il recule dans le coin bleu, à la merci du challenger. Le gong sauve Gomez. « Pellín » Avila le porte vers son coin sur toute la diagonale du ring.
À trois semaines de Gomez vs Pintor, l’Américain Ray « Boom Boom » Mancini défendait son titre WBA des légers face au Coréen Deuk Koo Kim, mort d’une hémorragie cérébrale cinq jours après sa défaite. La tragédie fera deux victimes supplémentaires, la mère du défunt et l’arbitre du combat se suicidant l’année suivante. Pour l’heure, comme à chaque drame similaire, la planète boxe est traumatisée – ce qui signifie surtout qu’on s’inquiète pour le business. Sans doute les événements ont-il pesé sur la billetterie décevante du Carnival of Champions. Sans doute aussi se repasse-t-on Who killed Davey Moore ? de Bob Dylan en cherchant quoi faire pour prévenir le prochain décès. Le KO fatal est survenu au 14e round. La mort de Deuk Koo Kim précipitera la fin des championnats du monde disputés en 15 : la WBC l’annoncera le 9 décembre. Deux jours plus tard, Bobby Chacon et Rafael Limon s’affronteront pour la dernière fois sous ce format ; ils recevront les honneurs du Combat de l’année 1982 attribué par Ring Magazine, ceux du meilleur round revenant à la troisième reprise de Gomez vs Pintor. Depuis la suppression des rounds 13 à 15, d’autres boxeurs sont morts ou ont subi des blessures irréversibles. Il est probable que certains aient évité le pire grâce à la nouvelle règle. Mémorable, le duel entre Wilfredo Gomez et Lupe Pintor l’aurait déjà été en s’arrêtant au sauvetage du champion à la dérive, alors en tête au pointage de deux juges sur trois. Si regretter la fin des duels en 15 rounds serait moralement ambigu, voire douteux, ce qui suit ajouta à la légende de ce combat-là.

Round 13
Hagard pendant la minute de pause, Gomez a recouvré assez de jambes pour fuir le duel que Pintor veut maintenant lui imposer à mi-distance. Sa nature de prédateur reprend le dessus lorsqu’il marque d’un beau crochet gauche, mais l’énergie lui manque pour enchaîner vraiment. Son équilibre paraît précaire alors qu’il recule autour du ring. Pintor, lui, reste vif sur ses appuis mais manque du gaz qu’il lui faudrait pour placer l’accélération décisive. Sur un ou deux coups seulement, il échoue à clore les débats. Gomez réplique intelligemment, à coups comptés, pour casser son rythme. Le challenger provoque le champion sans parvenir à l’attirer dans une nouvelle guerre. Les chamailleries ont presque repris, pourtant, lorsque la cloche retentit.
Pour être grand, un combat n’a pas besoin de finir avant la limite. Le premier Morales vs Barrera ou Chacon vs Limon IV, évoqués plus haut, comme Ali vs Frazier I ou Golovkin vs Alvarez II, sont d’immenses souvenirs de boxe dont on entendit l’ultime coup de gong. Mais les attraits du KO sont indéniables, on en conviendra, il satisfait les troubles appétits du public et désigne un vainqueur rarement contestable au débat. Sans le KO, nous dit George Foreman, la boxe s’apparente à un « concours de beauté » forcément subjectif. La puissance symbolique d’une fin avant la limite est écrasante : le dernier debout a gagné. Et puis même bonne, la boxe peut ennuyer. Le KO la convertit illico en un spectacle unique. Quand les protagonistes ont vécu une demi-heure d’effort total, on se repassera le plus souvent les dix secondes de sa conclusion. Une injustice de plus, en somme. Enfin, le KO peut être un objectif que l’on atteint, une quête en soi que l’on salue comme telle. Chez certains boxeurs, finir l’adversaire relève du choix tactique des plus rationnels. Derrière la sauvagerie extrême de Hagler vs Hearns se cache la conviction de « Marvelous » qu’il gagnerait plus facilement en empêchant le « Hitman », jamais battu aux points, de dérouler sa boxe parfaite. Pour d’autres, c’est un plaisir ostensible, l’expression d’une supériorité animale et définitive. Il suffit de regarder sourire Duran ou Qawi en portant l’estocade pour s’en apercevoir. Wilfredo Gomez était de ceux-là. Sa quête insensée du KO, alors qu’il affirmera avoir purement boxé à l’instinct faute d’y voir encore quoi que ce soit, achève de faire pour moi de son duel contre Lupe Pintor le combat le plus fascinant qui soit.
Round 14
Guère entamé, le visage de Pintor n’est pourtant pas serein : malgré son combat parfait Gomez est toujours debout, il risque de mener aux points, et puis la souffrance accumulée en 13 rounds face à Bazooka peut bien se supposer si elle ne se voit pas. Mais il incarne la discipline et ce combat-là en vaut la peine : il retourne à son entreprise de sape, fût-ce avec moins de mordant. Face à lui, on distingue une manière d’impassibilité dans la masse informe qu’est devenue la figure du champion. Sa danse à base de contres et d’évitements reprend, métronomique. Pintor le touche un peu, et après ? On sait depuis Sanchez que rien d’autre qu’un arbitre ou un coup de fusil n’arrêtera Gomez. Il pourrait continuer une éternité, alors deux reprises de mieux paraissent vraisemblables. Depuis la première minute, on a vu cent fois les gestes qu’il répète au centre du ring. Gauche au corps, crochet droit. Sauf que cette droite-là prend la tempe comme il faut. L’immense mérite de Pintor, assis tête basse comme un gamin puni, est de s’en relever. Contre tout autre que Gomez, à force de caractère, il aurait pu voir la fin du round suivant. Face à Bazooka, quelques secondes suffisent pour retourner au tapis. Mercante arrête là. Pintor paraît lucide, puis se rallonge. Il reste à peine à Gomez la force de lever les bras.

Clairement un de mes articles préférés. Sur je ne sais plus quelle réseau, tu avais eu l’occasion de me le conseiller jadis et j’avais été conquis. Merci beaucoup pour l’exercice, on a l’impression de le revivre avec toi. Je vais elle le revoir de ce pas.
J’aime aussi beaucoup l’intro ou tu résume avec facilité ce que je mets des heures à tenter d’expliquer à mes amis non avertis.
Merci
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Ca me fait très plaisir ! Ce combat gagne à être connu et ce n’est pas toujours évident de trouver une façon différente de le faire (autrement on se répète, sur ce genre de blog). Serrons-nous les coudes entre fans !
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N’empêche 1982 c’était vraiment une année à vivre en tant que fan de boxe : Pryor vs Arguello I, Mancini vs Frias, Gomez vs Pintor, Chacon vs Limon IV… Malheureusement il y eut aussi le drame Mancini vs Kim.
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Grand millésime en effet ! On peut ajouter Holmes-Cooney, grand par son ampleur en tant qu’événement (pour de bonnes et de mauvaises raisons) et combat finalement plutôt intéressant.
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