La boxe anglaise est un sport individuel par excellence, les plus grands champions de son histoire accèdent à une gloire et une reconnaissance qui dépassent largement les peuples et les frontières, et l’on peut affirmer sans trop de risques que peu d’athlètes se sentent aussi solitaires qu’un boxeur au moment du premier coup de gong. Mais la symbolique de cette guerre codifiée entre quatre cordes, précédée de l’hymne des pays des deux protagonistes dans le cas d’un titre international en jeu, cristallise nécessairement le patriotisme dans les pays de tradition pugilistique. La métaphore guerrière qu’aiment tant les publics chauvins se prête sans doute mieux à la boxe anglaise qu’à la natation synchronisée ou au double en badminton, bref, beaucoup de sports d’équipe. Consciente ou non, la pression en faveur de l’enfant du pays qui s’exerce sur les juges et les arbitres de boxe anglaise, alors que leur influence sur le résultat d’un combat est la plus importante qui soit, relativise les interminables débats sur l’arbitrage à la maison que l’on peut rencontrer dans le football ou le rugby.
En temps de paix, deux pays qu’opposent certains différents historiques, qui partagent le même sport national et y font preuve d’un niveau raisonnablement équilibré dans le temps ont toutes les chances de revivre Verdun ou Fort Alamo à chacune des fréquentes confrontations de leurs champions. Parmi les nombreux sommets de rivalité sportive entre deux nations, le rugby a son « crunch » Angleterre – France, le football a son Brésil – Argentine, et, bien moins connu des européens, la boxe anglaise a son Mexique – Puerto Rico. En voici un très bref résumé, pour ceux qui préféreront la version abrégée plutôt que d’aller regarder plus bas le récit de 10 de ces excellentes confrontations :
Je vais confesser mon inculture sur le détail des tensions historiques entre ces deux pays, mais ils ont un indiscutable point commun au-delà de leur identité latino-américaine : le poids de la proximité avec les Etats-Unis. Cette relation est bien la clé de la rivalité entre le Mexique et Puerto Rico, puisque l’un est indépendant et gère depuis bien longtemps des conflits de toutes sortes avec son voisin du Nord, tandis que l’autre a un statut de protectorat américain. Les deux pays disposent en outre de communautés émigrées aussi anciennes qu’importantes aux Etats-Unis, entre lesquelles les conflits et les luttes d’influence sont récurrents.
Il est souvent difficile de soutenir une rivalité historique équilibrée avec les Etats-Unis via le sport (encore que les Mexique – USA en football vaillent leur pesant de nougat), et la boxe n’y fait pas exception. Si affronter un champion ou un challenger américain a une saveur particulière pour tout boxeur mexicain ou portoricain – le marketing des promoteurs en joue outrageusement – et si l’hégémonie américaine est désormais contestée dans certains de ses bastions pugilistiques (sportivement : tournois olympiques, poids lourds professionnels, économiquement : émergence de Macau ou Dubaï pour l’organisation de grandes réunions), la place des Etats-Unis dans l’histoire et l’économie du noble art en feront encore pour longtemps le nombril de la planète boxe.
En combinant subjectivement le rayonnement historique et actuel des pays de boxe anglaise, et le nombre de titres pros acquis globalement et per capita, avec le Royaume-Uni, le Japon et les Philippines, voire l’Argentine ou le Panama, le Mexique et Puerto Rico sont deux prétendants légitimes à la place de dauphins de l’Oncle Sam dans un classement où Cuba occupe une place particulière, puisque aussi bridée chez les pros que formidable en amateurs. Le Mexique peut s’enorgueillir d’une deuxième place au nombre global de ceintures mondiales acquises en professionnels (114 titres des années 1890 à 2000), tandis qu’avec moins de 4 millions d’habitants Puerto Rico est le champion incontesté des titres per capita (42 sur la période). En y ajoutant les tensions historiques nées de leurs relations asymétriques avec les Etats-Unis, tous les ingrédients sont bien réunis pour faire des résilients bagarreurs mexicains et des boxeurs-puncheurs-chambreurs portoricains les meilleurs ennemis qui soient pour régler leurs différents sur le ring avec ferveur et talent. D’autant plus que les boxeurs emblématiques de ces deux pays sont largement concentrés au sein des mêmes catégories de poids, c’est-à-dire rarement au delà de la limite des welters.
La première date marquante de la rivalité pugilistique entre le Mexique et Puerto Rico est l’année 1934. Il est intéressant de noter qu’aucun de ces deux pays n’obtint la première ceinture mondiale officielle de l’Amérique Centrale : « Panama » Al Brown en coqs, puis le cubain Kid Chocolate en super plumes avaient rapporté la distinction à leurs pays respectifs en 1931. Mais s’ils furent reconnus et adulés par leurs compatriotes, l’un comme l’autre étaient des voyageurs boxant essentiellement à l’étranger.
C’est justement Al Brown, destitué pour avoir refusé d’affronter son redoutable challenger mexicain Rodolfo « Baby » Casanova, qui donna l’occasion à celui-ci de disputer un premier championnat du monde entre le Mexique et Puerto Rico face à Sixto Excobar, le 26 juin à Montréal. A la surprise générale, ce dernier remporta par KO au 9eme round un combat dont la préparation fut âprement négociée et jalonnée d’incidents entre les deux parties. Jamais mis à terre en 68 sorties professionnelles et plusieurs fois détenteur du titre mondial des coqs, Escobar est pensionnaire du Hall of Fame et dispose d’une statue à San Juan, la capitale de Puerto Rico. Les seules images disponibles de ce grand champion sont celles d’une défaite aux points contre l’excellent Harry Jeffra.
Depuis 1934 et le sacre surprise de Sixto Escobar, l’histoire de la boxe regorge de confrontations mythiques entre Mexicains et Portoricains, et plus encore si l’on y inclut les boxeurs de nationalité américaine revendiquant clairement leurs racines dans l’un ou l’autre de ces pays, tels Oscar de la Hoya ou Danny Garcia. Des affrontements souvent pleins de rebondissements, tendus et spectaculaires, parfois controversés, devant des audiences chauffées à blanc, et dont les protagonistes – beaucoup d’actuels ou futurs membres du Hall of Fame – donnent tout et plus encore. Autant dire une vraie bénédiction pour les fans du noble art. Il serait vain de vouloir tous les lister ici, et l’on se contentera de s’attarder sur des affrontements parmi les plus emblématiques de cette rivalité. 10 grands combats et 5 victoires partout, comme pour illustrer le bilan somme toute équilibré entre ces deux grandes puissances de la boxe anglaise.
1- 22/10/66 : Carlos Ortiz (POR) vs Sugar Ramos (MEX-CUB)
D’abord sacré en super-léger puis vaincu à l’issue d’une trilogie contre l’italien Duilio Loi, le Portoricain Carlos Ortiz présente l’originalité d’être ensuite descendu en poids pour conquérir le titre en légers, où il a laissé une empreinte particulièrement riche, remportant sa série face au panaméen Ismaël Laguna, infligeant deux défaites au philippin « Flash » Elorde, et obtenant un nul contre le maître défensif argentin Niccolino Locche. Sa première défense de titre à Mexico City face au mexicain d’origine cubaine « Sugar » Ramos (le dernier adversaire de l’infortuné Davey Moore) vaut son prix. Apparemment favorisé par l’arbitre américain et ex-champion mi-lourd Billy Conn, qui lui laissa plus de 10 secondes pour récupérer d’un knockdown au 2eme round puis arrêta Ramos sur coupure au 5eme, Ortiz dut quitter les lieux la tête protégée d’un seau alors qu’une foule en colère entreprenait de démonter le ring, et que des coups de feu retentissaient dans la salle…
La WBC exigea une revanche, organisée à San Juan, que Carlos Ortiz remporta cette fois sans controverse par KO au 4eme round. Pour la bonne bouche, voici des images d’Ortiz face à un autre Hall of famer, l’américain Joe « Old bones » Brown, où il boxe en patron et fait admirer sa fraîcheur physique en fin de combat, sa force et l’autorité de son jab.
2- 17/07/76 : Angel Espada (POR) vs Pipino Cuevas (MEX)
Le Mexicain Pipino Cuevas a connu un début de carrière plutôt anonyme avant sa première chance mondiale face à Angel Espada, avec un palmarès de 15 victoires pour 6 défaites. Détenteur du titre WBA des welters depuis la destitution du champion José Napoles, monté en moyens défier Carlos Monzon, le portoricain Espada entame une tournée au Mexique par son combat contre Cuevas. Comme il va s’en apercevoir, si Cuevas n’est pas irréprochable techniquement, son punch est terrible et abrégera ladite tournée après à peine 2 rounds… on peut se demander si l’arbitre fut bien avisé de renvoyer Espada à son funeste destin après le 2eme knockdown.
La vengeance du grand José Napoles, Cubain d’origine mais Mexicain d’adoption, vaudra une grande popularité à l’improbable Pipino Cuevas, qui aura le grand mérite de devenir un champion respecté des welters, défendant 11 fois son titre avec succès, dont deux victoires supplémentaires face à Espada par KO aux 10eme et 11eme rounds. Il cédera finalement son titre à Thomas Hearns sur un KO retentissant, dont le bruit sourd résonne sans doute encore aux oreilles des spectateurs présents… Légèrement hors sujet, mais indispensable :
3- 28/10/78 : Wilfredo Gomez (POR) vs Carlos Zarate (MEX)
Le Portoricain Wilfredo Gomez a déjà été évoqué ici. Puissant des deux mains, champion du monde et terreur des poids super coqs avec une série ininterrompue de 21 KOs depuis un match nul lors de son premier combat, il est défié à San Juan par le champion mexicain des poids coqs Carlos Zarate. Egalement invaincu en 52 combats, très grand pour la catégorie (1m83), Zarate donne peu de coups et passe traditionnellement plusieurs rounds à observer son adversaire avant de lâcher une droite mortelle : il est l’unique boxeur de l’Histoire à avoir aligné deux séries de 20 KOs ou plus. Autant dire que le combat promet énormément, et qu’il y a bien peu de chances qu’il atteigne la décision des juges.
On sent à quel point Gomez respecte le punch d’un Zarate plus offensif qu’à l’accoutumée : il s’emploie à brouiller les pistes, tourne autour du Mexicain en changeant régulièrement de sens, varie la distance, et parvient à passer quelques crochets gauche en début ou fin d’échange. Ce coup est la clé du combat quand il parvient à l’administrer à pleine puissance. On remarquera l’ambiance de corrida et la grande tension entre les deux hommes. D’aucuns ont d’ailleurs été disqualifiés pour le même genre de frappes sur un homme à terre que celles de Gomez… ou sanctionnés pour avoir frappé après le gong, ce qui est le cas sur le 2eme knockdown. Après cette première (et cuisante) défaite, Zarate perdra son titre des coqs par décision partagée face à son compatriote Lupe Pintor, dont on reparlera. S’ensuivront de nouvelles tentatives malheureuses en super coqs, la dernière contre son compatriote Daniel Zaragoza, puis il intégrera le Hall of Fame avec un palmarès éloquent de 66 victoires (dont 63 par KO) pour seulement 4 défaites.
4- 14/01/79 : Carlos Palomino (MEX) vs Wilfried Benitez (POR)
Le portoricain Wilfried Benitez n’a que 20 ans à l’heure de défier l’expérimenté Mexicain Carlos Palomino pour la ceinture WBC des poids welters… qui serait déjà sa deuxième couronne mondiale. Plus jeune champion du monde de l’histoire, il avait conquis deux ans auparavant une ceinture en super légers, et ce phénomène de précocité a 37 combats professionnels à son actif (36 victoires et un nul) au moment d’affronter Palomino à San Juan. S’il est pas particulièrement assidu à l’entraînement, Benitez se distingue par une étonnante maturité technique et tactique, et plus encore par la brillance de son jeu défensif, auquel il doit son surnom de « El Radar ». Boxeur plus classique, redoutable dans le travail au corps, Palomino en est à la 8eme défense de son titre. C’est un bagarreur charismatique, dont le talent d’acteur lui vaudra une très grande popularité, et qui s’exporte à merveille comme l’ont prouvé la conquête de son titre et une défense en Angleterre.
C’est plus à une leçon de boxe défensive qu’à un grand moment de bruit et de fureur qu’ont droit les spectateurs portoricains, car toute la classe de Wilfried Benitez irradie de ce combat. Face à un adversaire qui avance sur lui en permanence, Benitez recule et se désaxe, esquive et pare intelligemment dans son attitude caractéristique (pieds très écartés), puis remise en séries rapides et précises. Il passe l’essentiel de la fin de combat dos aux cordes sans que Palomino ne parvienne à le cadrer. De la belle ouvrage. La décision finale en sa faveur est partagée, et le choix surprenant de l’arbitre en faveur de Palomino sera à l’origine d’une Nième controverse entre Bob Arum, promoteur de Benitez, et Don King, celui de Palomino. Ce dernier prendra une première retraite après une défaite aux points contre Roberto Duran, avant un bref come-back 20 ans plus tard. Quant à Benitez, lisez sur ce blog les bios de Ray Leonard et de Roberto Duran pour savoir qu’il n’a pas volé sa place au Hall of Fame, où il a rejoint l’adversaire mexicain dont il prit la ceinture des welters.
5- 21/08/81 : Salvador Sanchez (MEX) vs Wilfredo Gomez (POR)
La « bataille des petits géants » est peut-être le combat entre le Mexique et Puerto Rico le plus important depuis Escobar – Casanova. Toujours invaincu et fort d’une série de 32 KOs consécutifs, le champion des super coqs Wilfredo « Bazooka » Gomez défie sur le terrain neutre du Cesar’s Palace de Las Vegas le jeune détenteur mexicain du titre WBC des plumes, Salvador Sanchez. Gomez est favori face un adversaire talentueux mais moins connu du grand public, malgré 40 victoires en 42 combats, dont deux succès de prestige : un KO sur l’américain Danny Lopez et une décision unanime contre le portoricain Juan Laporte. La vérité est qu’on imagine mal comment résister au cyclone Wilfredo Gomez, et que le peuple de Puerto Rico est confiant dans sa capacité à venger Juan Laporte, en dépit de l’allonge supérieure de Sanchez, de la solidité de son menton (en galoche) et de la puissance de sa droite.
D’emblée Sanchez semble plus vif et mobile, il ne craint manifestement pas son adversaire, et c’est précisément au moment où Gomez lui impose l’épreuve de force dos aux cordes qu’un court crochet du droit fait visiter le tapis au Portoricain. Que Gomez survive au reste du premier round est une immense preuve de volonté, mais le mal est fait. Gomez reprend sa marche en avant dès la 2eme reprise, il parvient à couper la route de Sanchez, et si certains échanges sont d’une rare violence, le Mexicain garde son calme, il est plus précis et démontre seconde après seconde que ce combat est le sien. Ses contres font extrêmement mal. Marqué au visage dès le 3eme round, Gomez continuera à avancer sans cesse vers une issue qui, malgré la qualité de ses esquives rotatives et son agressivité dans le clinch, ne fait vite plus guère de doute. Il aurait probablement pu mourir sur ce ring. Quelle performance de Sanchez, et surtout, quelle intensité.
Dire que le résultat de Sanchez – Gomez dévasta le public portoricain est peut-être en deçà de la vérité. Quant à Salvador Sanchez, cette victoire de prestige, ainsi que sa mort brutale moins d’un an plus tard dans un accident de la route, en ont fait à tout jamais un mythe dans son pays, lui dont le potentiel était sans doute celui d’un des champions majeurs de l’histoire du noble art. À défaut de pouvoir obtenir une revanche, Gomez fit preuve d’une classe certaine en allant présenter ses condoléances à la famille de Sanchez alors qu’il était à 5 jours de son combat suivant… ce qui ne l’empêcha pas de l’emporter par KO, défendant ainsi son titre des super-coqs.