Version audio :
Presque le silence, un jour d’attribution du Prix Goncourt, voilà qui résonne avant tout par contraste comme l’accueil réservé au troisième roman de Julie Estève. Pour lui, peu de tambours et nulle trompette à la dernière rentrée d’hiver, martelée à grand coups d’anéantir sur l’enclume Connemara. Au moins les amoureux des belles lettres purent-ils choisir entre bestseller de droite et triomphe éditorial de gauche. Et oui, ami lecteur, tout connard s’empressant d’accoucher d’un papier sur le Houellebecq dont la version audio dure 45 minutes participa au phénomène à sa propre échelle, fût-elle modeste. Symbole édifiant, la librairie où j’obtins une – mémorable – dédicace de l’autrice de Presque le silence a fermé depuis.
Une sorte de Zazie en vacances à la campagne
C’est qu’on est en France, mon bon Monsieur : on a tous un grand-père résistant, on aime le cinéma d’auteur comme les téléfilms imbéciles, et on publie trop de bouquins. Sur ce dernier point, il faut choisir ses batailles. C’est qu’on ne peut pas payer les clips diffusés dans nos halls de gare par JCDecaux pour des douzaines de titres, chacun en conviendra. Les coûts du marketing s’envolent, le papier est devenu une ressource rare, on pourrait même un jour rémunérer les auteurs. Choisir ses batailles, donc. Celle pour Presque le silence n’a pas eu lieu.
Elle me demande comment était l’école. Je lui raconte un collège imaginaire, un genre de fête foraine remplie de mots qui exagèrent, cool, super, top. Lorsqu’elle me prie de développer, je déclare que je suis fatiguée, que je n’ai pas envie de parler, que je bosse, moi, pas elle, merde : je me comporte comme un connard. Je lâche des grenades sur ma mère qui baigne dans un calme extraterrestre. Elle pourrait ajouter une colère à la mienne mais elle habite mes mensonges avec des phrases sans histoire – allez, mange tes Pépito ma chérie.
(…)
J’ai compris sa complexité quand je l’ai vue danser. Ma mère ne danse pas comme une mère. Elle danse et elle est un paysage. Elle danse et plus rien n’existe, les meubles moches, le carrelage pratique, ce putain de chat. Tout son corps fabrique l’évasion. Ma mère fugue dans son salon, la cuisine, la chambre. Lorsque la musique s’arrête elle rajuste ses cheveux, son chemisier et redevient cette femme qui s’affaire au jardin – un jardin aux fleurs éclatantes, aux buissons taillés, mais où on s’emmerde sévère. Dans les yeux de ma mère, il y a un incendie raté.
Pourtant, à supposer que la déprime mathio-houellebecquienne fasse vendre, le livre en question offrait de solides garanties. D’emblée, en deux pages chrono, des nuées de papillons toxiques déciment l’humanité. Fondu au noir, entre Cassandre. C’est elle qui nous parle depuis les années 80, une sorte de Zazie en vacances à la campagne auprès d’un pépé qu’elle adore, à Saint-Étienne d’Estréchoux (34) pour être plus précis. Elle est aussi vive et franche que rouquine, très amoureuse du blond Camille, ses camarades de classe l’appellent le Caniche et elle s’en tamponne pas mal. Sauf que le pépé meurt. De ça, elle ne se tamponne pas, mais elle gardera son Opinel en souvenir.
Tout va bien mais l’inquiétude point
Fondu au noir, les rats prennent la main. Ils pullulent soudain, sont gros comme des moutons et se bouffent entre eux en cas de nécessité. On se croirait à Châtelet-Les-Halles. Cassandre revient. Âgée de treize ans, elle habite le Val-de-Marne avec ses parents. Elle rêve toujours de Camille. Cool et beau comme il est, c’est toute la classe qu’il fait rêver ; à celle qui l’adore en secret, on réserve brimades et harcèlement. Cassandre devient une pousse de femme, ce qui n’arrange rien à sa colère. C’est le chat qui prend. Puis les poissons rouges. Pour se calmer, elle consulte un voyant. Il lui file cinq prédictions à l’œil, parce qu’il a une sainte trouille de ce qu’il entraperçoit. Elle est le chaos, nimbé de bouclettes rousses. Et le monde s’effondrera en 2023.
Je fais la queue au tabac, trempée, clébard. Deux paquets de Camel. Je vais m’encombrer les poumons, me remplir de fumée. Je reconnais ses épaules autoritaires. Quelque chose pousse dans ma poitrine. Il porte une marinière, une boucle à l’oreille. Il est grand. Il ressemble à une fiction dans un réel défait. Il me pulvérise. Son corps est un mélange de virilité naissante et de grâce pudique. De quoi j’ai l’air. Mes yeux fouinent dans les coins de son corps, la nuque, les cheveux – sa blondeur a durci. Mes poumons, des raisins secs. Il tombe sur moi. L’instant est blanc. Il me sourit, ses dents. Cassandre, il dit, il répète comme s’il avait vu un fantôme ou je ne sais pas : le pape, un cadavre, l’avenir. Devant sa beauté, je suis un machin qui coule, du flan. Je sors sans un mot, une cigarette à ma bouche, mes doigts tremblent. Je la fume en deux taffes et je jette le mégot au pied de l’orage.
D’un coup il pleut du sang sur la Terre entière, puis Cassandre a dix-sept ans et devient baisable comme tout. Cette affaire l’obsède. Elle traîne avec un trop bon copain, tagueur de son état, donc un autre la déniaisera. Désormais la nature l’accable, seul le gris l’attire, avec les Camel et les mecs anonymes. Elle sait déjà par le voyant qu’elle tuera son père, et les choses se précisent : le chat qu’il aimait tant n’est plus là. Cassandre sera véto, d’ailleurs. Le vrai destin des animaux domestiqués est une abomination qu’elle apprend sans effroi. Et puis elle chope Camille, enfin, joli comme un dieu et amoureux d’elle illico lorsqu’il la recroise par hasard. Tout va bien mais l’inquiétude point. Les présages se multiplient. 2023 s’installe sans tellement prendre son temps. Rythmant le récit, les désastres se poursuivent, inexplicables, magiques, on sait désormais qu’ils sont anticipés et s’intercalent entre deux épisodes passés de la vie de Cassandre. Leur description est affreusement poétique.
Plus que l’anxiété écologique, l’anxiété tout court
Où l’on commence à évoquer la forme de Presque le silence. Car avant même de résumer la vie d’une contemporaine de l’autrice, éco-flippée à fort juste titre, le roman constitue un travail rare et précieux sur la langue. Celle-ci est musicale, façonnée en propositions courtes avec un grand sens du rythme. Dans les phrases saccadées de Cassandre, les fréquents noms d’oiseaux côtoient les termes précis. Du début à la fin son verbe reste entraînant, d’une beauté atypique de rousse, riche de mots inattendus qui s’assemblent ou se percutent. On est souvent surpris au détour d’une phrase ; ce n’est pas tout à fait de la grâce, ou bien une grâce heurtée. À vrai dire, Cassandre ferait le bonheur des lacaniens tant elle se cogne en permanence au réel, ce que reflète son style à la perfection. Derrière chaque phrase, on imagine l’effort, mélange peu banal de rigueur et de tripes. Et les personnages secondaires, surtout des mecs, se trouvent croqués avec talent à travers l’œil acéré de l’héroïne, le père mutique, le pote transi, l’amant solaire, le colosse protecteur ou le malfrat complice.
La vague noire
La mer est sale, fatiguée et silencieuse. Les flots ont disparu, c’est plat. Un navire déchiré coule, aspiré à la paille. Des bulles épaisses crèvent à la surface.
La mer est noire. Elle est molle. Elle charrie des tas de poissons qui flottent, les yeux ouverts sur un soleil très jaune. Ils sont gluants, rosés, gris-bleu, ils percent les eaux charbon avec des bouches qui bâillent. Les uns contre les autres, collés, c’est une étreinte obscène et foutue. Les poissons meurent sans un bruit.
Des mouettes plongent et se noient. Elles braillent comme des nouveaux-nés, les ailes exsangues, laquées d’huile de pierre. L’odeur du fuel se réfugie dans le vent et le vent transporte sa prophétie.
De l’autre côté, sur le sable, des corps observent la mer qui se retire et se précipite vers un trou aveugle.
Au large une vague se prépare.
Elle grandit.
C’est une montagne, un Everest peint en noir.
La vague s’approche, elle cache un instant le soleil et devient ce rideau sombre, un mur d’eau laide, l’enfer qui se jette sur le monde, le débarrasse de quelques hommes et de leurs yeux ouverts sur rien.
Au milieu d’eux, Cassandre est insaisissable, insatisfaite, indomptée. Impitoyable, surtout, avec elle-même en particulier. Une sorte de Sarah Connasse, et c’est un compliment. Mille signes lui indiquent que tout cloche, en particulier le devenir de la planète. Mais Presque le silence n’est pas que le roman de l’anxiété écologique. Écrit en plein confinement, il est anxieux tout court. La perte de la Terre s’ajoutera à toutes les autres, celles qu’énumèrent Cassandre et son copain Samuel un soir qu’ils boivent des coups : l’enfance, les grands-parents, la virginité, les idéaux, la mère, les souvenirs, le père, les copains d’antan, etc. De perte en perte, le périple de Cassandre la conduira sur l’île de Minorque, où elle deviendra mère et qu’elle devra fuir avant de regarder tomber le monde entier. La suite sera une glissade accélérée vers les enfers, pour Cassandre comme pour ses semblables, attendu qu’elle se sera pas tout à fait étrangère au grand déraillement de l’espèce humaine.
Lisez-le, au moins
Presque le silence se lit très vite, pas tant par dolorisme – les masos patentés auront certes leur compte – ni goût des sujets à la mode que parce qu’il donne sans cesse envie de découvrir la phrase suivante, plus encore qu’un éventuel rebondissement. Peu de bouquins méritent cet hommage-là, surtout dans un pays où l’on en publie trop. Je ne suis pas en train d’affirmer qu’il eût mérité le Goncourt 2022, en précisant bien n’avoir pas lu son lauréat fraîchement annoncé. Il me semble toutefois qu’on est en droit d’attendre un tel souci de la langue dans tout livre choisi comme « meilleur ouvrage d’imagination en prose paru dans l’année », et plus prosaïquement pour être vendu par palettes. Presque le silence a cette qualité essentielle : ce n’est pas une brassée de mots poussés comme pour écrire à son syndic en affirmant des vérités plus ou moins profondes et enthousiastes sur l’écologie, le multiculturalisme ou le patriarcat. À défaut de lui valoir le Goncourt, qu’elle lui vaille au moins d’être lu.