Les héritages, Gabrielle Wittkop

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Nous sommes en 1895 et un proviseur, Célestin Mercier, s’endette copieusement pour qu’on lui construise une vaste demeure néoclassique avec vue sur la Marne. L’entrepreneur s’avère un margoulin, qui le plume avant de fuir pour le Brésil. Le couple Mercier dispose d’à peine le temps de baptiser la maison « Séléné » que Célestin, ruiné, se pend dans son attique. Un spéculateur la rachète aux enchères. Il la loue à Félix Méry-Chandeau, un riche homme d’affaires âgé et désireux de se retirer de la vie parisienne ; ses uniques passions sont les livres et la roulette russe. La conscience du bonhomme est lestée d’un meurtre, celui de son oncle frappadingue, qui lui valut d’hériter de sa fortune. Méry-Chandeau ne finit pas emporté par son hobby le plus dangereux mais par son empoisonneuse de gouvernante, pour de sombres motifs connus d’elle seule… Jusqu’en 1995, Les héritages narrera la vie des nombreux humains de passage entre les murs de Séléné.

Un cheptel guère ménagé

De toute évidence, la villa est hantée ; en témoigne l’apparition à ses résidents successifs du sac de moleskine noir ayant contenu la corde de l’infortuné Célestin. Ceux qui habiteront ou visiteront Séléné au cours de ses cent ans d’existence afficheront certes un taux remarquable de morts violentes ou précoces, sans que la responsabilité n’incombe à quelque spectre vengeur : l’Histoire elle-même s’en chargera, qu’il s’agisse de la perpétuation de psychoses familiales ou de comportements animaux, des effets indésirables de la pauvreté ou de la richesse – il y en a – que l’on transmet, voire d’un XXe siècle rien de moins qu’impitoyable, guerres mondiales et épidémies faisant foi.

L’abdication d’Edward VIII, la semaine de quarante heures et la conquête italienne de l’Abyssinie faisaient oublier l’invasion des troupes allemandes en Rhénanie démilitarisée : paradoxal train-train des turbulences. Séléné vivait sa vie, sa lente vie de maison vieillissante. Livrée à l’abandon, la terrasse devenait l’humide paradis des cloportes, la jungle fantastique des herbes sans nom et des lombrics couleur de rose, le sombre labyrinthe des phasmes transparents, des punaises mouchetées de roux. En été, les crapauds venus des rives de la Marne y chantaient sur deux notes tristes et cristallines, parfois aussi le viride éclair d’un bond de grenouille traversait une allée qu’envahissait l’immémorial plantain.

Impitoyable, la plume de Gabrielle Wittkop l’est tout autant lorsqu’elle dresse une galerie de portraits aux allures de bestiaire d’êtres tous magnifiques dans leur imperfection. Des bourgeois grands ou petits, cyniques ou névrosés, flamboyants ou mesquins, cruels ou veules, stupides ou malins, qui ont souvent en commun la vacuité d’une pensée matérialiste avant tout, une certaine pauvreté de goût, des secrets diversement avouables et un manque criant de vie intérieure. Mais le propos n’est ici ni bêtement démonstratif, ni convenu : les petites gens qui les côtoient ne sont pas meilleures par essence. Et l’autrice ne ménage guère son cheptel : plus d’une fois, elle regrette ouvertement que la fin brutale d’un personnage ait été trop rapide…

Pandémonium poupin

La méchanceté en art a tôt fait de verser dans la facilité, voire l’inintérêt profond, mais le fiel plein de panache de Gabrielle Wittkop n’a rien d’ordinaire : le brio insensé de son écriture le rend succulent, pour peu qu’on ait l’estomac requis. La remarque vaut également pour Les héritages, roman inédit publié l’an passé à l’occasion du centenaire de la naissance de l’autrice, que pour l’extraordinaire Hemlock – la lecture du premier consituerait d’ailleurs un préambule idéal à celle du monumental second, histoire de vérifier que l’effort en vaudra la peine. Quiconque goûte les voix authentiquement inquiétantes et féroces jubilera dès l’incipit : « Alors que, deux mois avant de se pendre, Monsieur Célestin Mercier reprenait d’un potage au céleri… » La grande richesse du vocabulaire comme de la syntaxe de Gabrielle Wittkop témoigne ici encore de sa formidable confiance en son art : ouvragée à l’extrême, la langue n’est jamais pesante pour autant.

Jacques Grenier était un gros rougeaud qui, dans sa jeunesse, avait appris le métier de boucher et allait à la chasse le dimanche. Chantal par contre, fort pâle, portait sur la nuque un chignon dont la brune spirale rappelait absolument celle d’un étron bien moulé. On eût pu méditer sur ce que le chignon a généralement de fécal en sa façon, depuis celui de Chantal Grenier, lisse et luisant, jusqu’à la crotte de bique quelque peu sèche des vieilles paysannes. La famille Grenier offrait d’ailleurs une filière singulièrement associative entre les nourritures et la merde, considérant celle-ci résultat de celles-là, auxquelles Jacques Grenier consacrait la plupart de son énergie. Quant à Philippe, une biographie du curé d’Ars lui étant tombée entre les mains, il le caractérisait naïvement comme « un bonhomme chez qui le diable vient faire caca », état de chose qui le fascinait et occupait nombre de ses pensées. Il est vrai que l’exemple de son frère, hideux tuyau avalant d’un côté pour déféquer de l’autre, avait dû frapper son imagination. Ainsi, et comme en vertu des théories freudiennes, le cercle se fermait-il parfaitement entre les notions monétaires, nutritives et excrémentielles.

Elle sied à la parfaite amoralité des descriptions, qu’elles concernent les personnages ou les situations, comme les remarques au lecteur. Un humour corrosif naît du décalage entre la préciosité de la forme et la trivialité de certaines scènes – ainsi, l’inventaire des meilleurs stratagèmes d’un exhibitionniste incurable ou un grotesque concours du plus beau bébé qui s’achève en « pandémonium » alors que se fracasse un lustre au sol et se déversent à seaux les déjections des participants… Autre trait marquant de l’autrice que l’on retrouvera avec bonheur, pour peu que l’on soit tordu comme il faut : la fascination pour les corps malades, avilis ou violentés. Entre deux réfections, Séléné elle-même se délite, accompagnée d’une gourmandise d’écriture identique. Escargots, rats – dont un personnage à part entière – et champignons l’infestent tour à tour. Sa fin inéluctable aura beaucoup à voir avec la philosophie maximaliste des années 90.

L’épaisseur des grands livres courts

Les héritages peut s’envisager comme un bref carnet de croquis au vitriol d’humains prisonniers de déterminismes de toutes sortes, un exercice de style hanté par le meurtre, la maladie et la mort dont notre espèce ne sort guère épargnée. Il rappelle aussi toute la dureté, même vu depuis une maison cossue des bords de Marne, d’un siècle dernier dont le souvenir s’estompe déjà imperceptiblement, et renvoie la France de l’époque aux lâchetés collectives dont souffrirent les Juifs sous l’Occupation comme les premiers Sidéens des années 80 – des souvenirs que l’on devine insupportables à une Gabrielle Wittkop bien plus humaniste que ce qu’elle put laisser entendre. Ses indignations ont un autre panache que les chouineries ordinaires de 2021. Et l’empathie qui surprend au détour d’une phrase, lorsqu’il s’agit de saluer les authentiques et silencieuses victimes de son temps, émeut d’autant plus qu’elle reste rare. L’épaisseur insoupçonnée de cette comédie humaine d’à peine 170 pages lui vaudra d’autres lectures de ma part, une perspective réjouissante comme rarement.

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