Fortitude, Gojira

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Le rock français a ceci de commun avec la cuisine anglaise et l’humour allemand qu’il n’est pas de ces traditions qui auront grandi leur pays aux yeux du monde. On simplifie, bien sûr ; disons plus prosaïquement qu’il fonctionne moins bien à l’export que les crus classés du Médoc ou les avions de combat subventionnés. L’adage s’est longtemps vérifié dans le sous-ensemble particulier du rock extrême, à l’exception récente et remarquable du groupe Gojira. Non pas que le sympathique quatuor sudiste à la conscience écologique aussi pointue que son death métal technique eût suscité autant de raz-de-marée planétaires à la sortie de ses six premiers albums, mais enfin Gojira avait creusé un sillon musical bien particulier et acquis une vraie reconnaissance dans le petit monde des hardos.

Un plafonnement inévitable ?

On y associait une thématique dominante – un quasi-panthéisme mâtiné de spiritualité –, un son de guitare et une voix criée caractéristiques, des compositions complexes tirant sur le métal progressif et l’abattage surnaturel de son batteur Mario Duplantier, frère cadet du chanteur, guitariste, parolier et producteur Joseph dit « Joe ». Fort de son identité bien particulière, Gojira avait atteint une manière de consécration avec des nominations aux Grammy Awards, des classements honorables dans les charts US et plusieurs ouvertures pour les géants de Metallica auxquels les frangins Duplantier devaient leur vocation de métalleux.

Après 25 ans de carrière, le seul vrai risque auquel le groupe se voyait confronté était de plafonner. Stylistiquement, d’abord, en peinant à se renouveler, cédant de manière imperceptible à la facilité des recettes éprouvées depuis 2012 et L’enfant sauvage. En termes de rayonnement, ensuite, accoutumé au confort douillet d’une niche qu’il eut le grand mérite d’avoir façonnée de ses huit mains. Pas de changement parmi les membres depuis 1998, aucun des drames tabloïdogéniques qui façonnent les divas déglingos du rock n’roll, et l’authentique adulation d’un noyau dur de fans en plus d’un large respect parmi les amateurs de métal les plus sérieux, quand bien même certains pouvaient reconnaître qu’il arrivait à la technicité cérébrale et monocorde de Gojira de les faire un peu caguer.

Le défi d’un « Black Album »

Une chose est de connaître sur le bout des doigts son petit Metallica illustré, en particulier la période « Black Album » – pour ceux qui n’auraient pas suivi : afin de s’extraire d’une surenchère technique en forme d’impasse vécue par le thrash metal de la fin des années 80, un changement de style drastique qui élargit encore l’aura du groupe. Mais réussir un tel virement de bord constitue un défi majuscule, tant il est aisé de se voir reprocher d’avoir vendu son âme sans avoir rien poussé de mieux qu’une triste bouse commerciale… ce que n’était pas l’album Metallica, on en conviendra. Que dire alors de Fortitude, événement annoncé de la planète métal en cet an II de pandémie, inspiré toutes proportions gardées de ce choix stratégique osé entre tous ?

Divulgâchons tout net : on parle bien d’une chiche en pleine lucarne, une brique dans ta vitrine proprette, un homard thermidor juché sur l’épais tournedos. Le tournant mélodique entrepris par Gojira, sur un album dont les seules colère et virtuosité d’ensemble ne font plus l’alpha et l’oméga, s’avère un succès remarquable. Si l’on (se) tripote toujours avec le brio attendu, si l’on porte encore ses convictions en bandoulière, ni l’un ni l’autre ne font plus obstacle à la musicalité du bazar. Globalement simplifiées, les compositions atteignent l’auditeur sans qu’il ait besoin d’intellectualiser leur décryptage. Cinq sur onze furent révélées avant la sortie de Fortitude, mais elles prennent leur sens – ainsi qu’une part de leur intérêt – en tant que composantes d’un tout. Cette construction désuète, associée à l’époque en noir et blanc où l’on sortait encore acheter ses disques, satisfera les fossiles dont je suis qui y demeurent attachés.

Du groove metal énervé jusqu’au paisible feu de camp

Avec son riff puissant et bondissant, l’entame Born for one thing confine au groove metal à la Pantera, une impression renforcée par la basse très audible – c’est une constante de l’album, l’occasion de saluer le travail de Jean-Michel Labadie. Derrière l’abord très direct du morceau, les qualités habituelles du groupe restent bien présentes, à commencer par une batterie ciselée. La dimension groove se confirme sur le titre suivant, Amazonia, cette fois un hommage assumé au Roots bloody roots des pionniers de Sepultura sur le fond comme sur la forme, en mieux dégrossi toutefois. Troisième chanson de rang sortie en avant-première, Another world abandonne la castagne pour un mur de son atmosphérique à souhait, bien dans les standards de Gojira. Très inspiré par la culture manga, le clip rappelle de son côté l’ère Discovery de Daft Punk.

Succède à Another world la bête étrange qu’est Hold on, sorte de synthèse de ce qui précède, une alternance d’harmonies en voix claires portées par un rythme tribal et de séquences criées sur de purs riffs de death metal. Gojira rappelle ici ne pas avoir renoncé à ses aspirations progressives, sans qu’elles fassent entrave à la mélodie. On parvient alors au cœur battant de l’album, initié par le monstrueux New found aux riffs titanesques et rythmes syncopés, dont l’outro mémorable est initiée par un break douloureux pour les cervicales. Le redémarrage acoustique de la chanson-titre Fortitude a de quoi surprendre : nous voici téléportés autour d’un feu de camp à écouter une douce mélopée sur fond de tambourin et percussions classiques. Elle se poursuit sur The chant, soutenue cette fois par un riff aussi simple qu’entraînant et alternée avec un chant clair… jusqu’à un rarissime solo de Joe Duplantier.

Un Sphinx et ça repart

On visualise déjà le moment de communion épaule contre épaule qu’initiera ce morceau joué en live. Très différent des productions habituelles du groupe, The chant aurait tout du calcul un rien cynique s’il n’était pas aussi conforme à l’esprit de Gojira, dont les concerts sonnaient déjà comme autant de célébrations éco-responsables bien dans leur époque. On peut certainement se tamponner des rares messages politiques glissés dans les paroles de ses groupes de métal favoris – c’est mon cas – et goûter l’élan particulier qu’ils suscitent ; à cet égard, The chant fiche les poils. Sphinx est précisément conçu pour venir fracasser ce moment de béatitude. Pris de manière isolée, on aurait affaire à un titre un peu crétin, sans qu’il s’agisse toujours d’une insulte dans l’univers du métal hurlant. On est ici remis en selle par la pesanteur assumée de ses guitares et batterie comme par la scansion venimeuse de Joe, pick scrapes brevetés en prime.

LE tube de Fortitude surgit tardivement, non sans efficacité. Formidable terrain de jeu pour Mario aux fûts, Into the storm alterne couplets heavy en diable et refrain catchy à l’extrême. Le plaisir procuré est immédiat ; il sera rehaussé par le luxe de détails mis au jour à chaque réécoute. Puis une nouvelle incursion dans l’univers du chant clair surprend une dernière fois, un The Trails planant qu’on dirait presque d’inspiration électro-pop tant guitare, basse et batterie adoptent une tonalité approchante. Aussi incongru que convaincant. Restait à clore l’album par un morceau calibré pour le job, Grind, florilège des meilleures fioritures gojiresques aux allures de bouquet final énervé avant qu’une outro paisible et profonde ne démarre à mi-morceau.

Gojira will survive

Je donne peu de chances à Fortitude d’accéder au Valhalla de mes albums de métal préférés, la faute à une oreille évoquant un mange-disque, c’est-à-dire éduquée et façonnée au son des 80s. Il me faut malgré tout saluer le pari très réussi dont l’album est issu, un modèle de prise de risque que seuls de rares scrogneugneux pourront taxer de compromission. Gojira a su se renouveler – et sans doute conquérir de nouveaux fans en nombre – sans déroger à ses principes : il est difficile d’imaginer que toute autre formation eût pu sortir l’exacte même galette. J’ai grandi en des temps reculés où la France peinait autant à exporter son rock qu’à remporter des Coupes du Monde de foot. Qu’un groupe français se soit hissé à la place de Gojira dans le paysage du métal contemporain n’est pas si loin de me procurer l’étonnement ravi d’après juillet 1998.

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