Mes fous, Jean-Pierre Martin

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Sandor Novick voit des fous partout, et ils le lui rendent bien. Il les attire.

L’aimbable quinquagénaire ne peut se promener dans Lyon sans que plusieurs de ceux qu’il nomme « les corps errants » viennent lui faire un brin de causette déjantée. Dédé commente la météo, Laetitia partage ses visions délirantes, les inséparables nagent dans le couloir d’à côté en se tenant à la même planche, le harki déblatère sur la politique posté sur un pont, la marcheuse rumine des idées noires, la dame en rose… s’habille en rose. Pour chacun, Sandor fait une victime bien consentante : son docteur lui a diagnostiqué un excès d’empathie, pour lequel un arrêt de travail lui est carrément prescrit. Comme on le devine aux échanges avec Mathias, son jovial Directeur des Ressources Humaines, il est cadre dans une grande entreprise empreinte d’une novlangue et de principes managériaux bien de leur temps. À force d’aider son prochain à porter sa croix psychique, la mélancolie qui envahit Sandor s’avère peu compatible avec un tel monde de positivité forcée.

Souvent ils vont vont à l’essentiel : la vie, la mort, la haine, la peur du monde, la relation à l’autre, le désir de reconnaissance. Ils expriment admirablement nos névroses banales, notre fatigue de nous-mêmes, notre fureur chronique à fleur de peau, nos entraves matérielles, l’encombrement des choses, le malaise de nos corps, la tristesse quotidienne que provoque en nous le sentiment de fugacité, toutes les entraves qui contrarient la fraîcheur de vivre.

Ils ne s’habillent pas, ils s’accoutrent, s’affublent, se nippent, superposent des fringues, projettent la nudité de l’homme dans un habit d’Arlequin. Aucun vêtement ne leur suffit, aucun ne convient à leur multiplicité de fou, ce pour quoi il leur faut des couleurs, des chapeaux ou plutôt des galurins, des choses qui marquent, qui distinguent, qui se repèrent en un coup d’oeil.

Les passants affairés s’y habituent comme à l’idiot du village. Pas moi. Je ne parviens pas à ignorer les corps errants dans la foule, les folies anonymes qui hantent la misère en milieu urbain. Les discours délirants m’émeuvent. Je cherche à travers eux une révélation. Je cours après une énigme.

Sur le front familial, les contacts quotidiens ne sont guère plus joyeux. Si sa fille Constance qu’il aime tant l’appelle aussi souvent, c’est qu’elle-même appartient à la légion des corps errants. Auprès d’elle, entre deux épisodes aigüs, Sandor ne peut guère que faire acte de présence, et répondre à ses coups de fil sans queue ni tête. Au moins ses trois fils sont-ils de moindres sujets de préoccupation. Encore que… Alexandre, l’aîné consultant, est un peu trop normal et content de l’être. Ambroise, le plus proche de son père, pousse vraiment loin l’éco-responsabilité. Quant à Adrien, admis à Polytechnique et constamment collé à son ordinateur, il « n’est qu’Asperger ». Pour que les garçons soient devenus autonomes, c’est que les parents le sont de moins en moins. Dépressif et paranoïaque, le grand-père Novick décline avec célérité, sous l’oeil attentionné d’une épouse qui croit pouvoir guérir ses semblables par sa seule bienveillance. Et Lys, celle de Sandor, l’a quitté sans faire d’éclat. Simplement, parce qu’il le fallait.

À défaut d’un espoir raisonnable de guérison, domestiquer la folie

Il a beau vivre à la grande ville, la solitude le gagne inéluctablement. Désormais sans travail, ça fait du temps à tuer, dans l’apparement de cent dix mètres carrés ayant appartenu à un « Docteur Maginot ». Restent l’alcool, la lecture, les longueurs de piscine municipale et la patiente observation des corps errants, à la folie desquels il s’efforce de trouver une cohérence, allant jusqu’à se documenter en profondeur sur le sujet. Certes le tableau n’est pas joyeux, mais il en parle drôlement, Sandor, même si pour lui l’humour des fous « n’est pas très bon signe », et que sa propre condition semble somme toute assez proche de la leur. Oppressé par la dinguerie des citadins sains d’esprit – pire encore que celle qui s’attrape par les gènes, l’âge ou le turbin -, voire celle du populisme qui s’insinue partout dans le corps social, on devine Sandor prêt à un changement radical. Son amie Rachel, camarade de Sciences Po et homologue visiteuse croisée en clinique psychiatrique, en fera-t-elle partie ?

Leur compagnie n’est pas d’un bienfait notable. En même temps, elle élève. Vivre dans cette proximité est une souffrance mais aussi, peut-être, la promesse d’un autre rapport au monde. Les fous ignorent l’emploi du temps. Ils nous rendent métaphysiques.

Ma fibre compassionnelle à l’égard des ravages de la folie n’est pas seulement liée à la chute de Constance. Ni à la mélancolie de mon père. C’est une vocation ancienne. Depuis longtemps je me sens concerné. Depuis longtemps je vis dans la compagnie des âmes fêlées. Le côtoiement de la folie fait peser sur moi comme une menace. Il m’adosse à un risque. Le détachement m’est impossible. Mon destin est lié à celui des êtres affligés. Je fréquente volontiers des torturés de l’intérieur, mal dans leur sac de peau. Souvent, je n’ai pas le choix : ils viennent à moi. Je ne prétends pas les consoler, ni alléger leur détresse. Cependant, certains d’entre eux me prennent quelque temps pour un garde-fou, après quoi, en principe, je les perds de vue. Mon empathie n’est pas réservée à la maladie mentale, à la souffrance absolue de la folie irrémédiable. Elle s’adresse aussi à tous ceux qui ne sont pas passés de l’autre côté, pas encore.

En tant que membre de la Gauche prolétarienne, on imagine que Jean-Pierre Martin fut autrefois un critique direct et virulent du – plus si – nouvel ordre mondial. Mes fous apparaît, à cet égard, comme l’oeuvre d’un auteur nullement résigné, mais assez capé et sûr de son tour de main pour faire d’une métaphore pas complètement légère, la folie pour le capitalisme, un roman personnel et attachant, non dénué de subtilité. En phrases courtes qu’on devine travaillées à l’extrême, Sandor ne se répand pas en invectives anti-système après une révélation soudaine de milieu de vie : il s’intéresse irrésistiblement à un autrui toujours plus cabossé, et tente de vivre avec cette véritable affliction. Et l’humanité elle-même s’avère tout aussi en cause que ses choix économiques ou politiques du moment : « Je ne trouve pas de déraison dans la beauté du monde »… du moment que ses semblables ne viennent pas gâcher le tableau. À défaut d’un espoir raisonnable de guérison, domestiquer la folie semble alors le défi premier de son humaine condition. Et de la nôtre, sans grand besoin d’y réfléchir pour abonder.

Peu importe la quantité de personnages et de références littéraires qui viennent illustrer le propos, Jean-Pierre Martin s’autorise à faire court, à peine 154 pages, la marque de ceux qui n’ont plus guère à prouver. Cette posture rappelle celle du Michel Embareck d’Une flèche dans la tête. Après quoi une élégance élémentaire exige, lorsqu’on commente ces bouquins-là, de ne soi-même pas faire trop long.



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