Invaincu, Mike Stanton

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50 ans après sa mort, éparpillé parmi les débris d’un Cesna écrasé dans un champ de maïs de l’Iowa, on ne comprend la fascination toujours vive de l’Amérique pour Rocky Marciano qu’en resituant sa carrière dans l’Histoire de son pays. En ces temps pas si lointains, la boxe y était le sport le plus populaire après le baseball, et l’imposante stature du champion de sa catégorie reine, celle des poids lourds, écrasait la discipline aux yeux du grand public. Par la grâce du storytelling des médias et promoteurs, on projetait sur le personnage les fantasmes et passions de son époque. Avant Marciano, le brutal Jack Dempsey devint la superstar glamour qui seyait aux Années folles, puis Joe Louis symbolisa une Amérique tout entière unie dans l’effort de guerre. Après lui, Muhammad Ali incarnera la remise en cause des fondements mêmes de la société étasunienne. Champion des années 50, Rocky Marciano règne lui sur une ère de prospérité dont il représente la promesse : peu importent l’origine sociale et le talent inné, l’Amérique triomphante offre à chacun de ses enfants, s’il en a la volonté, une chance de devenir adulé et fortuné.

De Brockton à l’Europe en guerre

Dès son prologue, Invaincu campe avec efficacité le mythe qu’est devenu Rocky Marciano en évoquant ses obsèques en deux temps de septembre 1969 : la cérémonie publique tenue dans sa ville d’origine de Brockton (Massachusetts), puis l’inhumation, non loin de sa dernière résidence floridienne. L’auteur Mike Stanton, journaliste spécialisé dans l’investigation, met en regard le personnage public pleuré par des millions d’Américains nostalgiques d’un temps béni, et les nécessaires secrets et failles de Rocky Marciano, dont un lien étroit et complexe avec la mafia de ses débuts professionnels à la fin de sa vie. Comme Jonathan Eig avant lui dans Ali : une vie, Stanton a le grand mérite de creuser les zones d’ombre de son sujet sans y chercher le prétexte d’une négation brutale de ses moindres mérites. Les bonnes biographies révèlent des êtres complexes, et Invaincu n’y fait pas exception.

La belle histoire, c’est celle de Rocco Francis Marchegiano, fils premier né – et bien né, à plus de cinq kilos – d’un couple d’immigrés des Abruzzes et de Campanie, dont le mari est ouvrier du fleuron industriel de Brockton : la cordonnerie. Le gamin préfère vite le travail manuel à l’école, et fait les quatre cent coups dans les rues d’une cité où l’on trime dur en gardant le sourire, modèle de tremplin pour une working class aspirant au confort moderne. Rocco aime le baseball, mais ses segments courts ralentissent sa course et ses lancers. Il se couvre de corne des phalanges déjà épaisses en cognant un sac installé par son oncle, ainsi que les gamins contrariants du voisinage. Ses premiers combats amateurs ne sont guère concluants : le bougre est costaud, mais manque d’équilibre, et sa technique est frustre. Il poursuit son apprentissage à l’armée, jusque dans une Europe en guerre où il sert dans le génie.

De Providence à Philadelphie

Revenu à la vie civile, son destin se joue en 1947, lorsqu’une une équipe de baseball de ligue mineure abrège sa période d’essai et qu’il remporte son premier combat professionnel. Entraîné par son ami d’enfance Allie Colombo, Rocco a déjà 24 ans lorqu’il se consacre pleinement au Noble Art, un retard a priori rédhibitoire au plus haut niveau. Mais il a de l’aplomb, et une fois accumulés ses quelques premiers KOs, ose se rendre à New York pour pousser la porte d’Alphonse Weill, le manager le plus puissant de son époque. D’abord sceptique, Weill l’envoie s’aguerrir sur les rings de Providence (Rhode Island), tandis que le coach Charley Goldman l’aide à raffiner sa technique.

Expéditif ou laborieux, impressionnant ou maladroit, Rocco devenu « Rocky » enchaîne les victoires et consolide sans cesse par une vie d’ascète un physique hors normes, celui d’un poids lourd très petit mais incroyablement solide, endurant et puissant – tout juste a-t-il tendance à s’abîmer les mains. Vient le temps des combats d’encadrement au temple du Madison Square Garden, où il manque de tuer un Italien du Bronx, puis le haut de l’affiche : Rocky met un terme au come-back de son idole vieillissante Joe Louis – il pleurera malgré son succès – avant de triompher à Philadelphie du vétéran champion du monde Jersey Joe Walcott sur un KO retentissant, au 13eme round d’un combat épique. Baptisée « Suzie Q », sa droite monumentale l’a porté au firmament.

« L’invité de l’Amérique »

Rocky défend son titre mondial à 6 reprises, souvent contre des Afro-américains expériementés, tels Walcott, Ezzard Charles ou Archie Moore. Il devient un véritable héros à Brockton, tandis que la classe moyenne américaine s’identifie aisément au premier champion blanc des poids lourds depuis quinze ans. Lassé par une vie de privations, il se retire invaincu à 32 ans, avec un palmarès professionnel de 49 victoires, dont 43 avant la limite – et demeure aujourd’hui le seul champion des lourds vierge de défaites en carrière. Le jeune retraité devient alors « l’invité de l’Amérique », fils chéri, bon mari et père attentionné, VRP de luxe reçu partout comme une rock star, du music hall à la télévision en passant par des sauteries promotionnelles aux quatre coins du pays. Il meurt aimé de tous… Jusqu’à son successeur Muhammad Ali, pourtant son opposé, avec lequel il a tourné un combat factice diffusé juste après sa mort, destiné à renflouer un Ali privé de licence professionnelle pour avoir refusé de combattre au Vietnam.

Voilà pour la légende, qui garde – convenons-en – une sacrée gueule vue de 2020. Or c’est un regard admiratif mais sans concessions que Mike Stanton porte sur Rocky Marciano. L’homme, on l’a dit, est un enquêteur dans l’âme, aussi pointe-t-il de quoi froncer le sourcil à chaque étape de la vie du champion. Sportivement, d’abord, Marciano fut capable de filouterie patentée, préférant une disqualification pour faute grossière plutôt qu’une nette défaite aux points lors de son premier combat amateur, ou effectuant sous pseudonyme – irlandais, pour plaire au public d’Holyoke (Massachusetts) – une première sortie professionnelle avant de reprendre sa carrière en amateur, ce qui était proscrit. Dans le même ordre d’idées, Stanton aurait pu insister sur la propension du « Brockton Blockbuster » à faire un usage généreux de ses coudes sur le ring.

Cour martiale et malette aux trésors

Il ne cache rien en revanche du faible pedigree de certains adversaires envoyés à l’abbatoir contre Rocky, de certaines prestations jugées décevantes, voire de la mansuétude des juges lors de ses premiers succès par décision contre Ted Lowry ou Roland LaStarza – qu’il battit tous deux plus nettement lors de leurs revanches. Rien qui, en vérité, distingue le parcours de Marciano de celui de quantité d’autres champions de son sport. L’auteur se montre également objectif dans sa tentative de classement de Rocky au panthéon des champions des poids lourds (contrairement à l’éditeur, qui verse dans l’hyperbole avec un titre français évoquant le « plus grand de tous les temps »), puisqu’il finit certes invaincu, mais bénéficia d’une époque clémente, pauvre en poids lourds de talent : la guerre avait clairsemé une génération entière de gars durs au mal. Ses adversaires les plus redoutables furent pour l’essentiel des mi-lourds naturels ayant déjà atteint un âge canonique. D’un strict point de vue sportif, donc, il ne s’agit pas de déboulonner une idole, mais de prendre un minimum de recul sur ses succès de légende.

Les révélations les plus saisissantes d’Invaincu concernent plutôt, en premier lieu, la vie du protagoniste hors des rings. Si Rocky Marciano, pourtant stationné au Royaume-Uni en 1944, ne participa pas au Débarquement, il le dut à un opportun passage en cour martiale omis dans bien des récits de sa vie, pour une sombre affaire de vol et passage à tabac de militaires anglais dont il affirma maladroitement, pour sa défense, qu’ils lui avaient fait des avances à caractère homosexuel. Une orientation dont le boxeur fut lui-même peu suspect. Ainsi, sa retraite sportive ne libéra pas que son appétit pour les spaghettis aux boulettes de sa mère adorée. L’athlète de haut niveau sacrifiait ses pulsions charnelles sur l’autel de la performance sportive, mais « l’invité de l’Amérique » le fut aussi dans la couche de quantité de groupies, lui dont Stanton précise qu’il ne se déplaçait jamais sans une malette contenant huiles et ustensiles variés…

Danse avec la pieuvre

Ce goût immodéré de la bagatelle le rapproche de bien des champions, dont son cadet Muhammad Ali, avec lequel il partageait aussi une fascination pour l’argent liquide, et une grande naiveté lorsqu’il prenait d’autres formes. Exactement comme Jonathan Eig le décrit dans le cas de l’ex-Cassius Clay, Rocky préférait un billet de 1000 dollars à un chèque de 2000, se méfiait des banques, craignait toujours de manquer, planquait des liasses dans tous les endroits imaginables, ne supportait pas qu’un proche lui carotte un billet, mais perdit des fortunes en investissements mal avisés. Et, à la manière d’Ali, Marciano pouvait se montrer à la fois grippe-sou et capable d’une grande générosité. La gestion si particulière de son patrimoine se retourna contre ses ayants droit après sa disparition. Incapables de retrouver quantité de planques du défunt, ils virent des amis de Rocky prospérer d’un coup, tandis qu’eux-mêmes rencontaient des difficultés financières…

Exacerbé par son enfance dans un milieu modeste, le goût de l’argent explique en partie le pacte que Rocky tint à signer avec le manager Al Weill. Le roublard Alsacien d’origine incarnait la mainmise de la mafia sur la boxe professionnelle des années 50, lui qui fut l’âme damnée du parrain Frankie Carbo. Avec minutie, Mike Stanton décrit le système tentaculaire monté par Weill, son réseau de promoteurs amis rayonnant jusqu’en Nouvelle-Angeterre, ses liens avec le propriétaire du Madison Square Garden, et le prétendu renoncement à son contrat avec Rocky pour prendre la tête de l’organisme décernant les couronnes mondiales – utilisant son fils comme manager officiel du poids lourd. Weill et ses relations d’affaires jouèrent un rôle décisif dans l’ascension de Marciano, ce dont ce dernier était largement conscient. En contrepartie, le mentor se montrait volontiers humiliant et tyranique vis-à-vis de son poulain, dont il s’employa à retarder sans cesse le mariage puis à éloigner l’épouse, lorsqu’il ne l’arnaquait pas purement et simplement.

Une VF à sous-titrer ?

Ainsi la retraite précoce de Rocky Marciano fut-elle, selon Stanton, largement due à une volonté de rompre ses liens avec son exploiteur. Savoureux paradoxe : s’il finit par abhorrer Al Weill et sa clique, le champion noua par la suite quantité de relations avec des affranchis, dont il louait le sens de l’amitié et de la famille. C’est d’ailleurs pour rendre service à un gangster de Chicago – apparaître à l’inauguration d’un restaurant – que Rocky décida au dernier moment de prendre le funeste Cesna piloté par un novice, la veille de son 46eme anniversaire… Il n’aura profité que 13 ans de sa retraite dorée. Mike Stanton ne manque d’ailleurs pas de souligner la quantité de destins tragiques dans l’entourage du champion : Allie Colombo, Al Weill et Charley Goldman moururent tous à une date voisine de celle de son décès, son épouse s’éteignit à peine cinq ans plus tard, et leur fille Mary Ann n’atteignit pas la soixantaine. Comme si les 49 victoires de Marciano avaient coûté bien plus qu’elles auront rapporté.

Publier en Français la biographie d’un tel personnage honore Ring, tant son parcours mérite d’être connu du plus grand nombre. Reste que la faiblesse principale d’Invaincu réside dans sa traduction. Classiques dans un pavé aussi épais (574 pages hors annexes), certains pains indiffèrent (« Rocky les tenaient », « Massachusset », « 51% du stock » plutôt que « des actions ») ou sonnent juste mal (on ne « reste » pas au Waldorf Astoria, « as good as » ne se traduit pas toujours par « comparable avec », etc.) D’autres intriguent : viennent-ils de l’auteur ou du traducteur ? Ainsi, Walcott n’a jamais mis Joe Louis KO, et Rocky n’a pas pris 30 mais 20 kilos pour monter de 85 à 105… Plus gênantes, des erreurs sur les termes pugilistiques agaceront le puriste : « light heavyweight » se traduit par « mi-lourd » et pas « lourd-léger » (c’est une autre catégorie), un arbitre de boxe ne peut pas interdire les coups au foie (et pourquoi pas à la tête ?), l’arbitre n’attribue pas un « tour » mais un « round », « dos enroulé » est une étrange traduction de « crouch » (on pourrait dire « tête basse », « courbé » ou « penché »), et « drop du droit » n’existe pas, mais correspond vraisemblablement à « cross du droit », « direct du droit » ou « droite plongeante ».

Parler des boxeurs, c’est raconter l’Amérique

Enfin, et c’est sans doute le principal reproche à faire au texte français, l’usage fréquent du passé composé au lieu du simple pour traduire (semble-t-il) le prétérit donne l’impression de naviguer dans les pages les plus lénifiantes du dernier Christine Angot. Sans doute les torts sont-ils partagés entre éditeur et traducteur ; quoi qu’il en soit, au moins un lecteur de ma connaissance aura grincé des dents. Et pas qu’une fois. Il demeure néanmoins très heureux du voyage, et curieux de savoir si d’autres ouvrages du genre suivont. Les vies en clair-obscur des Rocky Marciano, Joe Louis ou Muhammad Ali disent tant des États-Unis eux-mêmes qu’on y apprend autant que dans les livres d’Histoire. Et la somme de biographies des grands pugilistes américains est pratiquement inépuisable…

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