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La culture américaine de la démesure ne concerne pas seulement les voitures, les immeubles et les gobelets de boissons sucrées. Résoudre les grands problèmes du monde contemporain à coups de parpaings fictionnels de 1000 pages et plus est aussi une spécialité locale. De quoi effrayer les lecteurs à l’appétit d’oiseau, mais aussi ceux qui fuient les pensums où le roman n’est que prétexte au martelage d’un message politique pas toujours très subtil. C’est parce que j’ai lu et aimé L’arbre monde de Richard Powers que j’ai osé m’aventurer dans Le temps où nous chantions, du même auteur. Le premier, récompensé par le Prix Pulitzer 2019, traitait la question légere entre toutes de la catastrophe écologique en cours, tandis que le second abordait en 2003 le sujet tout aussi frivole de la race aux États-Unis. Il y a moins glissant.
Simplement devenir eux-mêmes
Décembre 1961. Dans l’auditorium d’une grande université de Caroline du Nord, accompagné au piano par son frère, Jonah Strom remporte un prestigieux concours de chant lyrique. Le public est aussi sidéré par la sublime voix de ténor du jeune homme que par sa couleur de peau indéfinissable. Il la doit à ses parents Delia et David. Elle est la fille d’un médecin noir de Philadelphie. Éduquée dans la certitude de pouvoir faire et assumer ses propres choix de vie, Delia voulait devenir cantatrice. Professeur de mathématiques ayant fui le nazisme, lui avait dû abandonner sa famille juive allemande. Partageant un même amour de la musique, ils s’étaient croisés en 1939 à Washington, lors du concert de la diva afro-américaine Marian Anderson, alors contrainte de se produire en plein air. Installés à Harlem et devenus parents de Jonah, Joey et Ruth, ils avaient alors décidé que leurs enfants ne seraient élevés ni en Noirs, ni en Juifs, mais simplement pour devenir eux-mêmes.
« Nous devrions être paralysés par le trac. Les coulisses sont une plaie à vif. Des musiciens qui ont consacré toute leur enfance à s’exercer en vue de ce moment s’apprêtent à consacrer le reste de leur vie à expliquer pourquoi cela ne s’est pas passé comme prévu. La salle s’emplit de venin et de jalousie, des familles qui ont parcouru des centaines de kilomètres pour voir leur fière progéniture reléguée au second plan. Seul mon frère n’a pas peur. Lui, il a déjà payé. Ce concours public n’a rien à voir avec la musique. La musique, ce sont les années passées à harmoniser ensemble dans le cocon de notre famille, avant que ce cocon n’explose et ne brûle. Jonah traverse les coulisses rongées par le trac, les loges où sévit une nausée distinguée ; il est sur un nuage, comme à la répétition générale d’une représentation déjà annulée. Sur scène, en contraste avec cet océan de panique, son calme a un effet galvanisant. Cette manière qu’il a de poser sa main sur le laqué noir du piano ravit ses auditeurs, c’est l’essence de son style, avant même qu’il produise un son. »
Deux récits s’entrecroisent : celui de la rencontre de Delia et David, puis de l’éducation de la fratrie Strom, et celui de l’ascension de Jonah jusqu’au firmament de son art, flanqué de son frangin et pianiste Joey, le narrateur de l’histoire. Dans le premier, on découvre peu à peu, au delà du havre dédidé à la musique qu’est le foyer des Strom, l’exorbitant tribut acquitté par la Noire Delia et le Juif David aux préjugés et codes sociaux de l’Amérique des années 40 et 50. Avec le second, on suit l’émancipation de leurs trois enfants métis, embrassant chacun une définition bien particulière de leur identité mixte.
Musique et mathématiques s’invitent au casting
Individualiste forcené à la personnalité flamboyante, Jonah récuse toute appartenance communautaire et souhaite être reconnu pour son seul talent. Alors que s’exacerbent les tensions raciales des sixties, Ruth la révoltée remet en question le modèle de ses parents et rejoint la cause des Black Panthers. Observateur dénué d’ego, Joey se borne à satisfaire les exigences de son tyrannique frangin, maintenir un semblant d’unité dans sa famille, et causer le moins de dégâts possible autour de lui. Le programme s’avère ambitieux. Sans toujours échapper au caractère prévisible des archétypes en littérature, les cinq Strom, auxquels on peut ajouter le Dr Daley, père de Delia, suscitent une profonde empathie à mesure qu’ils se débattent dans les contraintes et paradoxes où les ont plongés le choix de « l’oiseau et du poisson » – pour reprendre un dicton juif – de tomber amoureux.
« Ils avaient dû penser que nous scolariser à la maison serait notre première et meilleure forteresse, que ce serait la préparation idéale. Mais déjà, à New York, avant même que Jonah s’en aille, nous avions commencé à repérer des fissures dans leur enseignement. À six rues de notre maison d’Hamilton Heights, le moindre exercice pratique dans le quartier contredisait les leçons apprises à la maison. Le monde n’était pas un madrigal. Le monde était un hurlement. Mais, depuis tout petits, Jonah et moi dissimulions nos ecchymoses. Nous nous gardions bien de faire part à nos parents de nos examens extrascolaires, et nous chantions comme si la musique constituait la seule armure dont nous aurions jamais besoin ».
Dans L’arbre-monde, la flore et la botanique complètent le casting principal, alors que dans Le temps où nous chantions musique et mathématiques sont des personnages à part entière. Richard Powers s’est fondé sur un travail de recherche considérable pour rendre la formidable complexité de l’art lyrique et de son évolution au fil des siècles, à mesure que Jonah en fait l’apprentissage, en quête d’un registre affranchi de toute identité ethnique. La musique elle-même est le ciment fragile de la famille Strom. Elle est aussi le vecteur des communautarismes blanc et noir, mais finit par se métisser imperceptiblement, sans doute en avance sur la société américaine.
Au delà de l’utopie contrariée, des motifs d’espoir
Presque poétiquement, dans la bouche de l’homme de science fantasque qu’est David Strom, les mathématiques et la rationnalité fondamentale qu’elles déclinent représentent l’espoir d’une victoire sur les préjugés – lorsqu’elles ne sont pas utilisées à mauvais escient, comme pour concevoir la bombe H. La façon dont elles permettent de penser le monde atténuent ses imperfections. Puisque présent, passé et futur coexistent, ils rapprochent les morts et les vivants, tandis que l’idée même du temps qui s’écoule et mélange les gènes rend caduque la notion figée de race… Même si elle reste, en pratique, un repère indépassable pour l’essentiel du genre humain.
« Naguère, elle avait estimé que le fanatisme était une aberration. Maintenant qu’elle a uni sa vie à celle d’un Blanc, elle se rend compte que c’est le fondement même de l’espèce. Toute haine revient à protéger les valeurs de la propriété. Une goutte de sang, et la propriété est garantie. La possession : c’est les neuf dixièmes de la loi. »
Ce dernier constat est au coeur de la réflexion livrée par l’auteur, qui a l’intelligence de montrer à la fois l’assymétrie fondamentale entre identités blanche et noire en Amérique, depuis les évidentes inégalités sociales jusque dans leur définition même – la négritude se définit par la « non-blancheur » -, et les impasses auxquelles conduisent toutes les pensées communautaristes. La fragmentation raciale de la société américaine présentée ici n’est pas plus souhaitable que la destruction de la biodiversité dépeinte dans L’arbre-monde. Des mécanismes puissants sont à l’oeuvre pour les conduire à leur terme, mais la vision des deux phénomènes proposée par Richard Powers n’est pas désespérée. Dans Le temps où nous chantions, le métissage et la science portent les germes de l’espoir en un progrès sociétal, tandis qu’un compromis entre identités ethnique et nationale, pour difficile qu’il soit, demeure possible. On ne retiendra pas qu’une somme d’échecs de l’utopie contrariée des Strom. Pour le lecteur d’ici, la transposition de leur histoire à la France, dans un contexte historique et culturel certes différent, est passionnante, quoique non exempte d’inconfort.
Pour estomacs confirmés
Comme tout bon roman-fleuve américain, Le temps où nous chantions offre une relecture très complète de l’histoire de son pays, n’omettant aucun épisode marquant des conflits raciaux de la seconde moitié du vingtième siècle. De ce point de vue, il constitue un intéressant complément au récent 4321 de Paul Auster, qui décrit le chaos des années 60 du point de vue des intellectuels et universitaires. C’est aussi l’une de ses limites : en ajoutant la densité historique à sa richesse musicale et scientifique, ainsi qu’en se répétant parfois – épisodes de la vie de famille des Strom, performances scéniques de Jonah – Le temps où nous chantions se mastique avec discipline, ou se savoure en un temps certain. Au moins Richard Powers a-t-il le bon goût d’éviter de surcharger ses phrases.
« Nous rentrâmes ensemble à Atlantic City, obéissant à une force qui se trouve un cran en dessous du choix. Nous reprîmes la vie en commun, en une sorte de mouvement en suspens entre gens déjà morts. Nous n’abordâmes plus jamais le sujet du mariage, hormis en pensée, à chaque minute où nous étions en présence l’un de l’autre.
(…)
Soudain, la conviction entra en elle, le feu authentique de la performance. Elle se précipita vers l’étagère où se trouvaient ses centaines de disques et, avec cette force inouïe des mères qui soulèvent une voiture pour sauver leur enfant coincé dessous, arracha l’étagère du mur, et remplit la pièce qui avait été la nôtre d’un fatras de chansons. »
Je recommande un minimum d’expérience en parpaings américains de 1000 pages avant de se lancer dans la dévoration de celui-ci. Ceux qui ont le CV requis s’en féliciteront : aborder un sujet à ce point délicat avec autant de finesse et de sensibilité est la marque d’un grand romancier. Sorti en 2019, peut-être cette histoire des enfants d’un Juif et d’une Noire par un auteur blanc aurait-elle été taxé d’appropriation culturelle, une imbécilité qui en aurait hélas beaucoup dit sur l’époque. Si L’arbre-monde est le chef d’oeuvre de Richard Powers, Le temps où nous chantions présente quantité de points communs avec ce roman majuscule. Et les quelques larmes que son magnifique final, à la croisée de la science et de l’onirisme, fera perler chez beaucoup, seront la bien jolie récompense de leur effort.