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S’attaquer aux 1016 pages de 4321, de Paul Auster, sans avoir jamais lu la moindre ligne de l’auteur, s’apparente à une ascension du Tourmalet sans bien savoir si l’on aime le vélo. Le fait est que je m’en félicite.
Du New Jersey à Paris, quatre Fergusons en parallèle
Ce beau parpaing raconte l’histoire – ou plutôt les histoires – de Ferguson, descendant d’un ashkénaze d’Europe de l’Est passé par Ellis Island. En faisant varier certains détails de son environnement familial, notamment le destin du couple formé par ses parents Rose et Stanley, qu’ils deviennent riches, déclinent socialement, se séparent ou que l’un décède tôt, Auster crée quatre versions subtilement différentes du même personnage qui évoluent en parallèle, de la naissance à l’entrée dans l’âge adulte.
Selon le contexte, il aimera son père ou se brouillera à mort avec lui, poursuivra ou non au lycée une carrière prometteuse de joueur de basket ou de baseball, perdra sa virginité avec une femme ou un homme, vivra ou non une passion amoureuse avec celle qui deviendra – ou pas – sa belle-sœur, s’installera plus ou moins tôt à New York, étudiera à Columbia ou Princeton, découvrira Paris en touriste ou en exilé, puis s’orientera vers le journalisme, la poésie ou le roman.
Quatre nuances de Paul Auster, dans une Amérique monochrome
Un tour sur la page Wikipédia de l’auteur montre à quel point les quatre Fergusons sont autant d’avatars de Paul Auster. Ils sont juifs et introvertis, nés dans le New Jersey en 1947, à la fois passionnés par le sport, le sexe, le cinéma, la France et les différentes facettes de l’écriture. Auster interroge, comme c’est apparemment son habitude, ce que sont les caractéristiques irréductibles d’un individu et la place du hasard et des contingences dans sa construction.
4321 est aussi un roman historique : chaque Ferguson observe de son point de vue particulier la terrible séquence politique des années 1960 aux Etats-Unis, la pluie d’assassinats, l’enlisement de Johnson puis Nixon au Vietnam, la montée en puissance et la répression sanglante de la contestation étudiante, et les émeutes raciales de Newark. La maturation progressive de.s Ferguson.s est une désillusion, la même qu’a sans doute connue Paul Auster, et qui trouve un écho particulier dans l’ère de Trump : l’Amérique de 4321 est un pays dont l’unité est un leurre, quelles que soient les volontés désireuses d’y aboutir.
D’un ronronnement à Federer
Même intéressé a priori par ces sujets, le lecteur avisé peut légitimement redouter de s’ennuyer ferme. On parle tout de même d’1,2 kg de littérature, livrés dans un format pénible à manipuler, et des confusions régulières entre les Fergusons sont inévitables. Les descriptions de la généalogie puis de l’enfance du personnage ronronnent aimablement, la justesse des sentiments et des questionnements intimes de chaque version du petit garçon aidant à faire glisser l’ensemble. Mais c’est aux prémices de l’adolescence que 4321 prend son envol.
Parfois très longues, les phrases restent digestes car fondées sur la juxtaposition de propositions simples, plutôt que sur l’enchaînement de subordonnées complexes. Elles donnent une cadence remarquable à la lecture, dont s’accommodent bien le bouillonnement et l’incessante collision des émotions des Fergusons. Celui qui sera sensible au style de Paul Auster observera, fasciné, une sorte de Federer qui prend la balle très tôt après le rebond et soumet l’adversaire, sans effort apparent, à un bombardement gracieux sous tous les angles imaginables.
La fin va vous étonner !
Alors que celui qui n’y trouvera pas son compte devra juste prendre garde à ne pas se lâcher le copieux volume sur le nez ou les orteils. Il n’aura sans doute pas la belle récompense qu’offre la conclusion de 4321, un prodige d’humour grinçant, dernière pierre dans le mausolée des espoirs des baby boomers américains qui croyaient au changement. On fait ce qu’on peut pour convaincre de tenir jusqu’au bout.