Le cartographe des Indes boréales, Olivier Truc

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C’est une règle implicite des vacances, sauf à être un Néerlandais à la caravane bourrée de produits de chez lui : consommer local, et s’esbaudir à l’envi sur la qualité de ce que l’on a déniché. Ainsi, au Pays basque, il est de bon ton d’emmagasiner linge de maison et chapelets de piments d’Espelette. Lire local est une démarche un rien plus rare, voire risquée, lorsque l’on ne connaît rien de l’écrivain en question et que le genre concerné vous rebute a priori. Seulement voilà : comme évoqué ici, j’ai grande confiance en la Librairie de la rue en pente, sise à Bayonne, au point de lui avoir acheté un authentique roman d’aventures à héros basque lors de mon dernier passage. La bête pèse 627 pages et s’intitule Le cartographe des Indes boréales, d’Olivier Truc.

Que diable allait-il faire dans ce baleinier ?

Notez que je ne juge pas le roman d’aventures comme de la came pour écolier ou bibliophile encarté chez France Loisirs. Dumas, Twain, Stevenson et Melville sont des géants, et basta. Il en va juste de mon manque d’intérêt pour lui comme des réticences de certains pour le film en costumes : un réflexe qui ne se commande pas. Ne me jugez pas. Que diable allai-je donc faire dans ce baleinier ? Car Izko Detcheverry, protagoniste du roman, se verrait bien devenir harponneur de cétacés, comme son père avant lui. Nous sommes en 1628, et les amitiés de ce même paternel valent à Izko d’être introduit à treize ans à la cour royale de Suède, alliée de la France contre l’ennemi prussien. Il assiste au baptême du formidable Vasa, ainsi qu’à son naufrage immédiat et stupéfiant en rade de Stockholm.

Après avoir observé de loin le meurtre de son mari sur le pont du vaisseau de guerre, Izko sauve une femme étrange de la noyade ; elle est aussi enceinte jusqu’aux dents, et donne naissance à son enfant à peine sortie des eaux, avant de sembler jeter un sort à Izko. Cette malédiction n’est pas la seule à frapper le jeune Basque, puisque de retour à Saint-Jean-de-Luz il tombe sous la coupe d’un sbire de Richelieu, qui dispose de terribles moyens de pression sur ses parents. Loin de ses rêves de Gröenland, Izko est envoyé au Portugal pour y apprendre la cartographie : il sera espion du Royaume de France, chargé de suivre et rapporter les efforts de la Suède pour découvrir et exploiter les richesses de la mystérieuse Laponie.

De culs-de-besse-fosse en amours tortueux

Le périple d’Izko Detcheverry, balotté de viles manigances en incarcérations au gré des  tournants de l’Histoire, s’étalera sur quatre générations. Il chassera – enfin – la baleine, découvrira Lisbonne, Amsterdam, Göteborg, le Spitzberg et les confins des actuelles Norvège et Finlande, habitera quantité de prisons et culs-de-basse-fosse, connaîtra des amours tortueux auprès des deux filles d’un bienfaiteur suédois, survivra à la plupart de ses enfants, et semblera parfois se réapproprier son destin à force de malice et de courage.

Les remous vifs et sombres de la mer gris anthracite semblaient interdire tout espoir au ciel de venir se reposer à la surface des flots. Les ténèbres marines faisaient front face au ciel d’un bleu limpide. Deux blocs parfaits et inébranlables. Entre ces deux mondes que rien ne pouvait unir, les montagnes couvertes de neige et d’ombres offraient à l’oeil un espoir de conciliation.

De la côte de son Pays basque natal, Izko ne connaîssait que l’affrontement de la mer et du ciel, le choc de deux géants de force égale, que seule parfois venait troubler la vague.

Ici, il découvrait une tentative de médiation.

Les montagnes, bloquant parfois de fins nuages gris bleutés, s’élevaient comme des vagues immenses et pétrifiées qui venaient s’interposer entre ces deux ennemis irréconciliables.

Ici, contre toute attente, la nature permettait un espoir.

Mais Izko contemplera surtout, au long de ses incessants voyages, une Europe déchirée par les Guerres de religion, où fanatisme et cynisme politique manipulent et dévoient partout la foi chrétienne, celle des Français catholiques, des Suédois luthériens ou des puissants marchands calvinistes hollandais. Le cas le plus remarquable, véritable fil rouge du roman, en sera l’asservissement du peuple lapon par des Suédois aussi avides des supposées richesses minières de ses montagnes que désireux d’éradiquer ses cultes ancestraux dont certains – horreur suprême – rappellent étrangement la dévotion à Marie de l’Église catholique…

La lente maturation d’un homme fasciné par la foi

Sauf à avoir parfaitement retenu ses cours d’Histoire Géo de collégien, la lecture de ce Cartographe des Indes boréales réapprend quantité de détails captivants sur la façon dont l’Europe du XVIIe siècle façonna le monde entier selon ses besoins et aspirations. L’art de la cartographie y joua un rôle majeur et insoupçonné, d’où l’empressement des puissants à s’assurer les services d’Izko.

Le cartographe invente la terre qu’il découvre en décidant de ses attributs. La vérité utile à l’homme nait sous sa plume. (…) Stockholm affirmera sa position de capitale lorsque les cartes en décideront et que ses cartes circuleront largement afin que chacun s’en persuade. (…) le géographe sera le meilleur allié du roi. Connaître l’apparence et les limites d’un territoire convoité, c’est déjà le posséder un peu. (…) Les espions sont les oreilles du monarque, nous cartographes sommes ses yeux ! (…) Mais des yeux qui choisissent ! Qui écartent un détail ! En magnifient un autre ! On déplace une route, une rivière, et soudain une cité prospère devient un hameau excentré, isolé, prêt à dépérir.

Très sage, l’écriture d’Olivier Truc manque parfois d’aspérités, mais elle a le mérite, outre sa précision, de rendre digeste l’ensemble colossal constitué par les 109 chapitres du roman. Foisonnantes, les descriptions et intrigues s’enchaînent de façon fluide, et le récit d’aventures préserve sa cohérence, que l’on perde parfois son fil ou que l’on y reste bien accroché. Mais le coeur du roman est bien la maturation en tant qu’homme d’Izko Detcheverry, confronté aux pires injustices et manipulations, et passionné par la nature du sentiment mystique à force de voir la religion instrumentalisée par les gens de pouvoir, et si fermement défendue par ceux qu’ils oppriment.

Lisez local, les gars

Lors des bouts d’étapes silencieux, Izko médiait en contemplant les sommets. La ressemblance avec certaines montagnes basques l’avait frappé. Il chercha des parentés entre ce qui défilait sous ses yeux et les reliefs de Pyrénnées. (…) Il apprivoisait la terre. En la nommant, il en prenait le contrôle. N’était-ce pas ça, l’art du cartographe ? Enfermer la nature insondable et grandiose dans un cadre connu, mesurable, contrôlable. Amener la nature aux pieds du souverain. La dompter. Était-ce aussi cela la foi ? Donner un visage rassurant à des abstractions où l’homme ne peut se perdre. Le cartographe de l’âme. Un prêtre n’est peut-être que cela. Ou tout cela.

L’émotion attrape souvent le lecteur dans un dernier tiers sombre et mélancolique, preuve que Le cartographe des Indes boréales est plus qu’une somme alerte et plaisante de rebondissements dépaysants. Ainsi, le moment où Izko dit la messe à un vieil homme contraint sa vie entière de dissimuler sa foi catholique m’a surpris garde basse. Il ne fut pas le seul. Lisez local, les gars. En ce qui me concerne, ça vaut bien trois torchons basques et deux chapelets de piments.

3 commentaires sur “Le cartographe des Indes boréales, Olivier Truc

  1. Bonjour Monsieur,
    Je me rends souvent sur votre blog, sans jamais commenter, mais je tenais à vous remercier pour la qualité de vos critiques et pour votre bon gout littéraire ! Vous me poussez à l’achat (pas sympa compte tenu du fait que j’achète beaucoup plus vite que je n’arrive à lire!!), mais je ne vous en tiens pas rigueur !
    Merci pour vos conseils de lecture (et pour votre intérêt pour les sports de combat, ayant moi-même été longtemps réfractaire en la matière, mon conjoint a fini par me prouver que c’était passionnant à suivre. Je regarde davantage le MMA mais je suis avec plaisir un bon combat de boxe quand je peux !)
    Continuez de poster, je vous lis 🙂

    Aimé par 1 personne

    1. Merci beaucoup, ce genre de messages fait très plaisir ! J’avoue écrire avant tout ces papiers pour moi, parce que j’aime l’exercice et que ça me permet de garder la mémoire de mes lectures, mais se savoir lu est une très belle récompense. J’ai suivi le MMA à ses débuts, mais je suis revenu à la boxe… Je crois que l’Histoire m’intéresse autant que le sport lui-même, et la boxe offre un mélange des deux assez incomparable 🙂 A bientôt !

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