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La science ayant fixé à 25 ans le seuil au-delà duquel n’évoluent plus guère les goûts musicaux, mes chances de convertir le lectorat du présent blog au heavy metal sont modérées à faibles. Mais me croire dissuadé d’une quelconque entreprise au seul prétexte qu’elle est sans espoir reviendrait à me connaître mal. Toujours en redescente du Hellfest, et à force de bâfrer ce qui fit l’essentiel du contenu de mes minicassettes d’antan, il m’apparaît plus urgent qu’à l’accoutumée d’expliquer pourquoi ce penchant peu consensuel, tels les abats ou l’oeuvre du tennisman Ivan Lendl, ne me quittera sans doute jamais. Qui sait, d’ailleurs, si la redécouverte d’un ou deux des titres qui suivent ne révèlera pas à eux-mêmes quelques Mesdames ou Messieurs Jourdain, amateurs d’un vieux riff ou d’une antique mélodie sans savoir qu’ils les doivent à un bon vieux groupe de hardos ?
Car il ne sera pas question ici de death metal, black metal ou metalcore, les rejetons les moins fréquentables de la grande famille du heavy metal, à écouter entre initiés au fond d’une crypte, d’une forêt lapone ou d’un complexe de traitement de déchets nucléaires. Promis, on trouvera sans peine dans la composition de ces fameuses pépites de bons gros morceaux du rock n’roll d’antan, certes amplifié, distordu ou accéléré à la diable. Être fan de ces groupes-là ne relevait pas – seulement – du voeu pieux de viriliser son image à peu de frais. C’était aussi, à supposer que l’on appréciât pour lui-même le son intense d’une corde tendue puis grattée sur un appareil électrique, kiffer une putain de musique jouissive et puissante à t’en faire valser les grelots. Loin, très loin de l’eau de vaisselle à peine trouble si prisée par les petits clous du Top 50.
Voici donc une sélection de 10 tubes et autant de groupes mythiques, plus une manière de bonus track. Que de la très bonne bonne came, garantie (presque) audible aux tympans délicats. Et que du live, parce que c’est mieux ainsi. De quoi expliquer simplement pourquoi eux, pourquoi moi – et peut-être vous.
1/ Paranoid, de Black Sabbath
Au commencent était Black Sabbath. Un groupe de lads de Birmingham qui, constatant la popularité croissante des films d’épouvante à la fin des 60s, se rebaptisèrent du nom d’un rite impie pour jouer ce qui serait une musique à faire peur. Un groupe horrifique au son lourd et inquiétant, dont la chanson éponyme du premier album Black Sabbath fait office de véritable générique d’ouverture de l’oeuvre. Un groupe qui, parmi d’autres influences issues du rock et du blues, fournit la première grammaire complète et robuste d’un genre musical nouveau. Plus d’aimables bluettes sur des mélodies gentilles, mais un chant glapi sur des thèmes sombres, accompagné d’accords et de frappes martelés avec détermination.
Black Sabbath, c’est aussi des figures, dont émergèrent au fil de leurs allées et venues dans le lineup le frontman grandiloquant Ozzy Osbourne – tellement meilleur sur scène qu’en gargouille officielle de télé réalité -, l’inoxydable roc du riff Tony Iommi, dont les prothèses à deux doigts n’entamèrent jamais la précision du jeu, et le taiseux et métronomique Geezer Butler à la basse – le batteur Bill Ward et la défunte doublure d’Ozzy Ronnie James Dio méritent aussi une mention.
Paranoid a donné son nom au deuxième – et peut-être meilleur – album de ces grands anciens. Quantité de leurs successeurs prestigieux – dont Megadeth – ont repris ce qui fut à la base un titre enregistré à l’arrache pour remplacer War pigs, jugé trop sulfureux. Des riffs essentiels et pesants sur un rythme infernal, au service du sujet glauque entre tous de la maladie mentale : un must absolu du genre. Inestimable, la version qui suit n’est rien de moins que la dernière chanson jamais jouée par le groupe, à l’issue de son ultime concert de 2017 à Birmingham.
2/ Ace of spades, de Motörhead
Lemmy Kilmister l’a dit en ouverture de leurs 2598 concerts : « We are Motörhead, and we play rock n’roll ». Le reste, il s’en foutait. Complètement.
Que des poireaux dégueulasses donnent un vilain relief à son visage déjà hideux,
Que sa musique, mélange de punk et de hard rock joué à toute berzingue, ne rentre pas dans les cases convenues, à l’époque où les deux se vouaient une franche détestation,
Que son jeu de basse à base de riffs brutaux défie les usages ronds et basiques de l’instrument,
Que son pur chant de gorge dans un micro réglé trop haut soit foutrement disharmonieux,
Que son goût pour la vulgarité la plus crasse, les fringues de confédéré et les croix de fer choquent les yeux sensibles,
Que son amour obsessionnel des Beatles ait pu amuser ceux qui connaissaient sa musique,
Qu’il ait fini sa vie seul, dans un deux pièces de Los Angeles, loin de la démesure de son personnage,
Il s’en foutait. Complètement. Il était juste là pour jouer du rock n’roll.
Lemmy Kilmister incarnait l’authentique « I don’t give a fuck » attitude que désespèrent d’inspirer tant de prima donnas du genre, et personne n’aurait songé à remettre en cause sa sincérité. D’où la statue monumentale, le représentant en gardien des enfers, érigée en amont de la Warzone du Hellfest après sa mort fin 2015. La statue le définit parfaitement, si l’on passe à l’artiste qui la réalisa le choix discutable de lui faire mimer les cornes du diable de sa main libre, alors qu’un majeur érigé avec conviction eût mieux correspondu à ses habitudes.
Ce qui le définit mieux encore est le single Ace of spades, de l’album du même nom. Plus qu’un single gorgé du speed qu’il s’envoyait comme des dragibus : un manifeste.
You know I’m born to lose, and gambling’s for fools
But that’s the way I like it baby
I don’t wanna live for ever
Quelqu’un pour ajouter quoi que ce soit ? Personne ? Bien.
3/ Breaking the law, de Judas Priest
En 1974, un ex-groupe de blues converti au heavy metal empile poussivement les premières parties autour de Birmingham, jusqu’au jour où la copine du bassiste et fondateur Ian Hill lui suggère de recruter son frangin au chant. L’intéressé sévissait alors dans un ensemble poétiquement baptisé Hiroshima, dont on comprend très vite qu’il constituait l’élément détonnant. Avec le recrutement de Rob Halford, puis celui du second lead guitar Glen Tipton, Judas Priest tient sa formation historique, ainsi que l’un des plus extraordinaires frontmen de l’histoire du heavy metal.
Emballé sous vide dans du cuir clouté, Halford peaufine une scénographie délirante marquée par son arrivée en grosse moto sur fond de pyrotechnie pré-rammsteinienne, et pousse au micro des notes insensées de harpie où perce toujours un inimitable accent british. Le coming-out de cette icône biker-sado-maso ne s’avère pas exactement un tremblement de terre, et les fans s’en tamponnent pas mal. Derrière lui, les quatuors successifs assurent grave, tout en sauvagerie contrôlée et parfois à une vitesse folle (cf. le Painkiller de 1991). Au fil des décennies, Judas Priest survit à plusieurs ruptures et mutations : tentatives approximatives de glam – sur Turbo – et d’opera-metal – avec Nostradamus -, ventes sinusoïdales, absence prolongée de Halford, retraite du co-fondateur K.K. Downing, maladie de Tipton ou multiples tournées d’adieux. Firepower, leur dernière galette, date de 2018.
À 67 ans, Rob Halford se cramponne désormais à son micro des deux mains, et sa voix tient du chef d’oeuvre en péril. Mais entre deux selfies à base de cuir, clous et chatons postés sur Instagram, il chante encore, notamment le titre le plus joué sur scène de l’histoire de Judas Priest : Breaking the law, issue du monumental British Steel de 1980. De cet hymne à la jeunesse perdue du début des années Thatcher, il faut retenir l’épure sidérante d’efficacité, ainsi que le degré d’urgence et de menace qu’un simple riff peut inspirer.
4/ Riff raff, d’ACDC
Oui, j’ai bien dit « Partie 1 : la Grande-Bretagne », et non, ACDC n’est pas qu’un groupe australien. Il fut fondé à Sydney par des frangins nés en Écosse, comme l’était leur premier hurleur emblématique Bon Scott, a compté un bassiste et un frontman anglais pendant plus de 35 ans, et seul le batteur Phil Rudd, parmi ses figures les plus marquantes, est un kangourou pur jus. Ajoutons que ça équilibre le présent papier. Là, voilà.
D’ailleurs, il ne s’agit même pas du débat le plus épineux concernant ACDC. Le vrai malentendu réside ailleurs : le plus gros vendeur de disques de l’histoire du métal n’est peut-être pas un groupe de métal. Étonnant, non ? Examinons les preuves à disposition. On est clairement en présence d’une bande de sacripans qui pousse à fond ses amplis et assourdit quiconque assiste à ses concerts en salle. Le son primal – d’une qualité variable au fil des albums – est métallique à souhait, et les riffs comptent parmi les plus reconnaissables qui soient. D’une période à l’autre, le chant demeure couiné. Et puis ils parlent de Satan, leurs fans portent des cornes qui clignotent, et tout et tout. Quoi, ça suffit pas ?
Bah non, pas vraiment. Quand ils évoquent l’enfer, c’est surtout comme allégorie des galères ou de la teuf’. Le rock n’roll, quoi. Leur seule vraie passion, avec le cul joyeux et les calembours atterrants, loin du sillon lugubre tracé par Black Sabbath. La musique elle-même s’apparente à un extrait de jus de blues rock et de boogie sans cesse revisité, au risque d’en lasser certains – vos gueules -, sans rien céder à la course à l’armement d’un genre toujours plus rapide, complexe, lourd et guttural. Car le grand-oeuvre d’ACDC consiste en une disolution de la conscience de l’auditeur dans le sacro-saint rythme binaire d’autrefois. Ni plus, ni moins.
Alors, métal ou pas métal ? Mais oui, voyons : ils sont sur ma veste à patches. Je vous ferai grâce ici de leurs tubes entendus mille fois des boîtes de Forbach aux campings de Palavas, pour proposer un titre plus confidentiel et complètement dans l’esprit « classique revisité ». C’est l’imposant Riff raff, issu de l’album Powerage, que les fans avertis – je parle de moi – considèrent comme le plus abouti de l’histoire d’ACDC, à défaut d’en être le mieux connu. L’époque de l’enregistrement est celle de Bon Scott et du cartable qui assortissait encore la tenue d’écolier d’Angus Young. Avouez que la chanson colle un fameux feu au derche.
5/ Powerslave, d’Iron Maiden
À ce stade, définir Iron Maiden n’est pas bien compliqué : ils n’ont à peu près rien de commun avec leurs contemporains d’ACDC – sauf bien sûr l’origine géographique, huhuhu. Ceux-là n’ont guère eu droit aux radios mainstream, montrent un net penchant pour la richesse du metal progressif, fonctionnent à deux – puis trois – guitares lead aux jeux complémentaires, et alternent gestes historiques et brûlots contemporains ou d’anticipation. La basse galopante du patron Steve Harris et le chant presque lyrique de Bruce Dickinson confèrent à l’ensemble un souffle épique introuvable ailleurs.
Le grand public, qui ne connaît du groupe que son iconographie fantastique construite autour du zombie Eddie, imagine un sextuor de demeurés bruyants. Ceux qui savent, eux, saluent une ambition et une intégrité jamais démenties depuis les premiers albums aux accents punks, portés par la voix rageuse de l’incontrôlable Paul DiAnno. Si Iron Maiden n’égalera sans doute jamais les sommets artistiques de sa période 82-88 – de la boîte à bijoux The Number of the beast au conceptuel Seventh son of a seventh son – il faut reconnaître que les mecs ont toujours bossé avec sérieux – y compris pendant la délicate période de retrait de Dickinson et du guitariste Adrian Smith.
Cette application se retrouve en live, dans la qualité de leurs prestations comme le soin apporté à la scénographie. Sur ce dernier point, il faut replacer le morceau qui suit dans le contexte de l’année 1985, où le spandex était souverain dans le monde du rock chevelu. Il est issu des mythiques concerts de Long Beach, dont fut extrait le grandiose Live after death. Bien que ce petit monde s’éclate sans retenue, le titre Powerslave aborde le thème pas franchement rigolo d’un fantôme piégé dans une momie pour l’éternité. À la fois sinistre, orientalisant et sacrément pêchu, le riff plonge illico dans l’ambiance qu’évoque le décor. Et l’apparition spectaculaire d’un Dickinson coiffé d’un masque funéraire, comme son interprétation habitée, ajoutent encore à la tension dramatique du récit. Arrive le break et le sublime solo atmosphérique de Dave Murray, avant qu’Eddie fasse son habituelle irruption sur scène, couvert de bandelettes de circonstance. Lorsque le riff repart plein pot, préparez-vous à l’ultime phrase chantée : sur Powerslave, la descente vaut toujours son pesant de steak & kidney pie.