Éden, Éden, Éden, Pierre Guyotat

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C’est arrivé page 72 : j’ai abandonné. Ça ne me ressemble pas. En tant que lecteur, s’entend. La carte postale épinglée au-dessus de mon lit d’enfant l’attestait ; en latin, le prénom Antonius signifie « celui qui fait face », quant à ses porteurs, « grâce à leur persévérance, la réussite est avec eux ». Une fois décidés, des chiens de la casse, des vrais. Comptez sur eux pour finir leurs choux de Bruxelles bouillis s’ils le veulent vraiment.

Or, j’étais résolu à lire Éden, Éden, Éden, de Pierre Guyotat. Appâté en premier lieu par la révérence dont jouit toujours cet écrivain auprès de critiques dignes de foi. Mais aussi, naturellement, par la puissante flaveur à dominante soufrée qui fait la réputation de l’ouvrage, interdit dès sa publication en 1970, et jusqu’en 1981. On ne me la ferait pas, à moi : l’an passé, j’avais lu Lykaia – dont l’auteur mentionnait d’ailleurs Guyotat en interview pour expliquer l’intérêt de la littérature BDSM – sans rendre mon quatre heures, et je n’avais pas non plus molli des genoux, il y a vingt ans, à l’heure d’entamer Les cent vingt journées de Sodome. Plus que mon indécrottable conscience petite-bourgeoise, c’est l’ennui qui me l’avait fait tomber des mains.

Dernière motivation, et pas la moindre : l’envie de défier le complexe de l’imposteur, inévitable effet collatéral de l’ambition de causer littérature, et, surtout, de recommander des lectures. Pour qui s’en pique, autant s’avérer capable de défricher plus épineux que Oui-oui et la voiture jaune. Or l’adjectif « épineux » s’applique bien à la collection L’imaginaire de Gallimard. Des bouquins qui se s’offrent pas au premier venu. M’étant régalé l’an dernier d’Au coeur des ténèbres, lecture grandiose mais exigeante, je me sentais paré sur ce dernier front.

C’est confiant en l’avenir que j’abordais les préfaces prestigieuses de l’édition originale, présentées à la fin du texte. Elle sont de Michel Leiris, Roland Barthes et Philippe Sollers, tout de même. Je ne pige rien. Pas de panique néanmoins : une préface obscurcit parfois plus le propos à venir qu’elle ne l’éclaire vraiment. Il ressort juste de l’ensemble qu’Éden, Éden, Éden relève d’une liberté d’écriture extraordinaire, jamais lue depuis Sade, et que son auteur n’a rien de moins qu’inventé un langage neuf. Avouons que ça titille la curiosité.

Et patatras. À peine rendu à la page 72, j’ai donc lâché la rampe. Le texte consiste en une unique phrase, écrite au présent. L’expérience commence dans un camp militaire au milieu des oueds, avant d’investir deux bordels qui se jouxtent et communiquent : l’un de femmes, l’autre de garçons. Le rythme des propositions, de point-virgule en point-virgule, est lancinant ; leur ensemble ne constitue pas une histoire à proprement parler, plutôt une succession de tableaux, où il est uniquement question de sexe, quels que soient les individus – ou animaux – qui s’y croisent, et leur nombre.

Du cul assez typé, certes, débordant de foutre et de merde, plus souvent dégradant que tendre ou joyeux. Bien qu’il s’agisse de baise tout du long, l’intention n’est clairement pas de faire monter la bébête. D’aucuns trouveront peut-être une étrange poésie là-dedans. Pour moi, c’est plus délicat. Les pages se succèdent, me laissant également désemparé. Tout juste souris-je à chaque répétition de la locution « boules secrétives » ou de l’adjectif « excrémentiel », fort prisés de l’auteur. A titre d’illustration, voici la page 60 :

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Ça s’embougre à toutes les pages, mais je crois que c’est l’arrivée de ce slip de laine kaki qui m’aura le plus perturbé. Je pourrais certes ricaner longtemps de toutes les extravagances lues en un petit tiers de bouquin. Reste que la dérision systématique, face à ce que l’on comprend mal, est une arme de faible. Je me suis donc efforcé de chercher un mode d’emploi, au-delà de mes intuitions de lecteur perplexe. Dans les propos de l’auteur lui-même, donnés en interview, l’affaire est un peu plus limpide qu’escompté. D’emblée, sa charge contre ses détracteurs de l’époque est un régal, parfaitement intelligible au demeurant :

« (…) cette foule interlope de névropathes, ratés du grand journalisme, de l’édition, de la littérature, de la politique, de l’enseignement, de l’administration et de toute église, ratés retraités du trotskysme, ratés retraités du stalinisme, ratés retraités du sionisme : « directeurs » littéraires usurpant le dur travail de lecteurs sous-payés, critiques « favorables » ou non, oubliant tout égard dû à un travail de préparation, de rédaction, de défense qui engage non pas l’ « être » mais le  corps  tout entier en lui portant des coups indélébiles »

C’est qu’il ne fallait pas chercher le monsieur. Lequel fut profondément marqué par ses années de « semi-esclavage » comme conscrit en Algérie, origine de l’environnement choisi pour le récit. Inscrit à l’époque au Parti Communiste, il propose dans Éden, Éden, Éden une lecture marxiste des relations sociales, tout entières réduites à la sexualité. Celle-ci reflète continuellement la violence des rapports entre dominants – soldats, maquerelle, « maître de foutrée » (pardon) – et dominés – prostitués, prisonniers, paysans, serfs, animaux, etc.

Guyotat balaye aussi d’un revers de main le reproche de la monotonie, opposé à Sade comme à lui-même. Il naîtrait d’un « réflexe de représentation et d’analogie qui a longtemps, par exemple, interdit une lecture émancipée, non névrotique » du Divin Marquis. Trop habitué à des formes classiques, le lecteur serait incapable de percevoir les variations subtiles des figures jamais identiques de ce texte ouvertement matérialiste. J’avoue que ce fut hélas mon cas. L’auteur va beaucoup plus loin dans l’explication de son travail, dont il compare la scientificité à celui du chercheur, par exemple sa réflexion  méticuleuse « au niveau du réseau des sens d’un mot, et au niveau du réseau de la phonétique de ce même mot » qui m’avait largement échappé. J’imagine que l’oeuvre eut son importance, à défaut d’acélérer franchement le processus révolutionnaire hexagonal.

Je crois surtout que ce n’est pas ma came et que je vais relire un polar, moi.

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