La mule, Clint Eastwood

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Clint Eastwood met en scène son propre crépuscule depuis l’année de mon baccalauréat. On peut aussi dater de 1992 l’admiration inconditionnelle que je lui voue. Parce qu’Impitoyable devint alors mon film préféré. Parce que certains de ses autres opus sont merveilleux, et que beaucoup sont passionnants. Mais surtout parce qu’il était évident pour moi que le plus fort de tous, c’était lui. Au point qu’il put sereinement s’employer à dévoiler une à une ses faiblesses, sans que l’exercice eût jamais entamé cette force. Dit autrement : le Clint vieillissant était un fucking badass, un putain de bonhomme, un motherfucker dénué de la moindre chose à prouver.

Pourquoi La mule ?

Un peu comme les boxeurs qui font constater leur retraite plus qu’ils ne l’annoncent officiellement, Eastwood avait déserté le champ de sa propre caméra depuis 2008 et Grand Torino, à l’exception d’une apparition à la Hitchcock dans American sniper, pour ne rien dire du dispensable Une nouvelle chance de 2012, puisqu’il fut réalisé par Robert Lorenz. On pouvait bien se faire une raison : la mort spectaculaire choisie par l’irascible Walt Kowalski de Grand Torino faisait une sortie pleine de panache pour un acteur alors âgé de 78 ans.

Pourquoi faire La Mule, 10 ans plus tard, après deux réalisations qui n’ajoutèrent guère à son prestige de ce côté de l’Atlantique, où sa reconnaissance en tant que metteur en scène excède encore celle accordée par ses compatriotes (on parle d’American Sniper, un succès idéologiquement ambigu, et de l’embarrassant 15h17 pour Paris) ? À plus forte raison en repassant aussi devant la caméra, en désormais quasi nonagénaire ?

Clint, Earl, mêmes combats

Parce qu’une vie de travail leur a apporté le statut auquel ils aspiraient, certains n’accepteront jamais l’idée de la retraite. C’est le cas de Clint Eastwood, acteur-réalisateur-producteur mythique entre tous,  comme celui de Earl Stone, horticulteur dans l’Illinois et héros de La Mule. Tous deux sont aimés et respectés partout où ils ont traîné leurs guêtres, leur sourire canaille et leur aura d’immense professionel, à la notable exception de leur propre foyer. Le parallèle explique la nécessité de La Mule, renforcé encore par Alison Eastwood, fille de Clint incarnant celle de Earl à l’écran.

Aucun biographe sérieux n’a jamais prétendu que le double lauréat des Oscars du meilleur film et du meilleur réalisateur aurait aussi pu être sacré père ou mari de l’année. La voilà, la raison du dernier tour de piste. Il fallait aussi évoquer cette faille-là. Eastwood aime adapter des histoires vraies : celle d’un octogénaire devenu passeur de drogue pour un cartel mexicain, dévoilée par le New York Times, fit donc l’affaire.

Sobre et beau à la fois

Earl Stone aime se sentir utile et respecté, même arrivé au bout de son déclin. L’argent permet au patron ruiné de se remettre à flots, l’incorrigible jouisseur se fait plaisir comme rarement, mais l’éternel absent tente surtout de racheter, plus ou moins adroitement, l’estime de son ex-femme et de sa fille, alors que sa petite-fille le soutient contre vents et marées. Bien que traqué par les stups et menacé par ses terrifiants associés de circonstance, le temps sera, à l’évidence, son pire adversaire.

Jamais Clint Eastwood ne fut le réalisateur de l’esbrouffe ou de la surenchère, et l’âge a encore accentué cette économie de moyens. Tout, dans La mule, jusqu’à l’utilisation d’un hélicoptère, aspire à la sobriété. Rien n’est superflu dans une mise en scène fluide à l’extrême. L’image a été plus léchée chez Eastwood, cela dit certains plans sur le paysage qui défile autour du pickup de Earl sont de toute beauté.

Et la fête se finit

Visiblement heureux d’être là, Bradley Cooper et Lawrence Fishburne n’en rajoutent pas en tant qu’agents de la DEA, Andy Garcia non plus en parrain de cartel. Ignacio Serrichio campe un intéressant lieutenant mafieux dont la relation à Earl aurait pu cesser moins brutalement. Les femmes du clan Stone, l’épouse Dianne West, la fille Alison et la petit-fille Taissa Farmiga tirent le maximum de leurs scènes pour atteindre le spectateur comme elles font – enfin – grandir leur patriarche.

Ce sacré vieux Earl. Il nous met d’abord dans sa poche sans la moindre espèce de difficulté, comme les flics, les truands et tous ceux qu’il n’a jamais déçus. Sa candeur feinte de papy technophobe à qui l’on passe les blagounettes racistes, son charme de ruffian, sa solide intelligence situationnelle et ses conseils de vieux sage font mouche à chaque fois. Et c’est lorsque l’on en vient presque à accepter qu’Eastwood se donne le beau rôle à ce point – 89 ans, tout de même – que la fête se finit.

Le plus fort, c’était lui

Le masque d’Earl Stone reflète alors le poids de tout ce qu’il a choisi d’assumer sur le tard. Toujours debout. Pas de grand final pétaradant à la Walt Kowalski : il disparaît du champ, minuscule, de son pas de vieillard, sur un air de country. Ce n’est pas la fin d’un immense film, quand bien même La mule est voué à devenir une valeur sûre du copieux répertoire de Clint Eastwood. Mais c’est une fin qui sied à très grand artiste, tranquillement parvenu au bout de son crépuscule d’acteur. Le plus fort de tous, c’était bien lui.

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