Le Fils, Philipp Meyer

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C’est bientôt Noël, et il est sorti en poche : l’occasion idéale d’évoquer Le fils, de Philipp Meyer, improbable homonyme américain de l’animateur de feu « La prochaine fois je vous le chanterai » sur France Inter. Passons.

The Lone Star State

On peut d’emblée mettre un bémol au stéréotype du « grand roman américain », si prisé des critiques outre-Atlantique et rappelé sur la jaquette de son édition française, au moment de parler de ce bouquin imposant. Car si elles constituent certainement un grand roman, ses 671 pages sont avant tout un concentré d’identité texane, dont le propos est d’en affirmer la singularité au sein de l’Union, tant vis-à-vis du verdoyant et industrieux Nord-Est que de la féodalité figée des Etats du Sud.

Entre l’enfance d’Eli, patriarche du clan McCullough, né avant que le Texas ne devienne le 28eme des États-Unis d’Amérique, et les derniers jours de son arrière-petite-fille Jeanne-Anne en 2012, on mesure la folle accélération de l’Histoire sur un peu plus d’un siècle et demi. Et il est aisé de comprendre pourquoi les mentalités locales n’ont pas évolué aussi vite que l’environnement économique, sociologique ou politique du « Lone Star State » sur la période.

Little Big Bastard

On voit en effet le Texas fonder sa prospérité naissante sur un élevage de plus en plus intensif, bouleversant ses paysages et transformant en profondeur son écosystème, puis sur le tout-pétrole et ses terribles impacts écologiques. Dans le même temps, les figures emblématiques de l’État, d’abord des colons assez miséreux pour venir se colleter Comanches et Mexicains en l’échange de la promesse de terres, deviennent les dynasties de milliardaires excentriques dépeintes dans Géant puis dans Dallas. Enfin, le Texas émancipé de la tutelle mexicaine acquiert l’indépendance puis rallie les Etats-Unis, soutient le Sud pendant la Guerre de Sécession, puis gagne un poids politique croissant jusqu’à l’accession à la présidence d’un Lyndon B. Johnson porté par les Big Oil… suite à l’assassinat de John F. Kennedy, en visite à Dallas.

La voix d’Eli McCullough est celle qui marquera le plus profondément le lecteur : enlevé à treize ans par une tribu indienne, et confiant ses mémoires à la première personne avant de mourir centenaire, il présente de nombreux points communs avec le Jack Crabb du Little Big Man d’Arthur Penn. Celui qui deviendra fameux sous le surnom de « Colonel » a tiré de ses vies successives d’enfant de colon, guerrier comanche puis Texas Ranger un système de valeurs à géométrie variable, orienté tout entier vers la survie en milieu hostile et la satisfaction des besoins de sa tribu, au prix d’une amoralité assumée.

Blood runs thicker than water

Ce sont les chapitres narrés par le Colonel qui recèlent le plus de descriptions précises du Texas et de ses habitants, avec un grand luxe de détails en ce qui concerne le quotidien – et l’inexorable déclin – des légendaires Comanches. Autre similitude avec Arthur Penn, l’une des grandes forces de Philip Meyer est de donner aux indiens un langage, des postures et un humour modernes, très éloignés des clichés primitifs du genre. Rationnels jusque dans leurs actes les plus cruels, ils ne sont ni meilleurs, ni pires que ceux qui finiront par les priver de leur terre à grands renforts de poudre à canon et de maladies plus ou moins honteuses.

Parmi les descendants du Colonel, Jeanne-Anne incarne la fierté d’appartenance à une famille puissante, et le sentiment que, même si elle est une femme, le pouvoir lui est dû en tant que digne héritière de son mythique arrière-grand-père – ce que les américains définissent comme le « sense of entitlement ». Jeune veuve, elle reprendra énergiquement les rênes de l’entreprise familiale et lui fera changer de dimension avec la mondialisation de l’industrie du pétrole dans les années 80.

A legacy, or a curse ?

En contrepoint des récits d’Eli et de Jeanne-Anne, les entrées du journal intime de Peter, le troisième fils du Colonel, offrent le passionnant témoignage de l’un des (rares) membres de la lignée dotés d’une conscience au sens classique du terme, pour qui cet héritage est surtout un prix à payer. Hanté par un événement fondateur de la bonne fortune des McCullough, secret de famille d’une absolue noirceur évidemment réécrit comme un fait de légitime défense par les intéressés, Peter est « Le fils » qui devra choisir entre fidélité aux siens ou à sa propre humanité.

L’action s’accélère progressivement à mi-parcours, et il faut souligner l’intelligence avec laquelle Philip Meyer sait boucler chacun des trois arcs narratifs avec originalité et sans moralisme superflu, ce qui est loin d’être le cas de bien des sagas familiales rythmées par des vengeances et coups tordus en tous genres. La profondeur psychologique des personnages et la grande richesse de l’arrière-plan de l’intrigue aident à mieux comprendre l’Etat le plus volontiers caricaturé des USA, sans rien sacrifier de la qualité romanesque de l’ensemble.

A great Texan novel

C’est un tour de force, et un grand roman texan… fait d’autant plus remarquable que l’auteur est originaire du Maryland. Son premier opus Un arrière-goût de rouille, qui traite selon les mêmes principes de l’Amérique des friches industrielles si déterminante dans la victoire de Donald Trump, est sans doute un travail tout aussi édifiant. Il est dans ma liste.

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