David, André Dhôtel

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D’un strict point de vue littéraire, les Ardennes françaises sont fameuses pour avoir donné au jeune Arthur Rimbaud l’envie irrépressible de les fuir à tire-d’aile, et guère plus. Né cent-vingt plus tard et y ayant travaillé ainsi que fleuri un caveau à la Toussaint, lorsque Charleville ou Revin ne sont pas vraiment à leur avantage, je ne peux qu’opiner. L’amoureux de la nature fasciné par l’observation des champignons et des hiboux y trouve pourtant son compte. Certains méandres encaissés de la Meuse rappelleraient presque ceux du Colorado. Côté belge, la région est considérée comme la Riviera locale et l’on trouve quantité de Flamands disposés à venir se mêler à la population du cru, soit-elle francophone, à la belle saison. Las, par chez nous la désindustrialisation a laissé des traces : le département numéroté 08 est désormais au coude-à-coude avec son voisin l’Aisne quand il est demandé à nos compatriotes de désigner là où ils voudraient vivre le moins. Il s’avère tout aussi oublié dans les arts que dans les rêves des Français. Et même lorsque les lecteurs hexagonaux s’intéressèrent de nouveau au réalisme social pour comprendre la colère qui fleurissait sur les ronds-points, c’est dans une ville fictive de Moselle plutôt que dans les Ardennes que se déroulait l’action du prix Goncourt 2018.

L’enfant au cœur insensible

Si André Dhôtel n’a jamais remporté la plus prestigieuse de nos récompenses littéraires, son œuvre abondante s’avère imprégnée d’un amour et d’une nostalgie inextinguibles pour un terroir ardennais dont il exalta la beauté et les secrets, très sensibles dans Le pays où l’on arrive jamais qui lui valut le Prix Fémina 1955. Exhumer l’un de ses premiers romans en 2023 est une initiative aussi originale qu’inspirée. David fut publié une première fois en 1948 aux Éditions de Minuit mais fut probablement écrit dans les années 30, alors que le professeur de lettres peinait à percer en tant que poète et romancier tout en enchaînant les affectations dans des coins de France qu’il prisait moins que Paris ou sa terre natale. L’auteur constitue ainsi un rare cas d’individu que l’éloignement des Ardennes aura contribué à rendre dépressif. Quel que fût l’état d’esprit d’André Dhôtel lorsqu’il l’écrivit, David est un texte qui échappe largement, tel son protagoniste éponyme, à la joie autant qu’à la tristesse, offrant à son lecteur d’accéder à un état bien particulier de la conscience et des humeurs de notre espèce.

Le Val Blanc était un polygone de mille hectares, entièrement couvert de cultures, et limité par des retranchements abrupts. Vers le sud, sur des pentes âpres, affleuraient des roches. Vers l’est, les arbres de la forêt du Raulois descendaient jusqu’aux blés de la plaine. Partout ailleurs s’élevaient des côteaux en friche, ornés de quelques vergers. Le village de Bermont était bâti en terrasses sur la colline du nord, plus haute, mais d’une inclinaison plus douce. L’ensemble du Val Blanc formait comme le fond d’un ancien lac. Il y subsistait quelques mares, cachées au milieu des céréales, et qu’on voyait briller du haut des ruelles du village. Les hauteurs qui encerclaient cette plaine n’étaient pas assez considérables pour l’isoler tout à fait des plateaux voisins, et, à quelque endroit qu’on se trouvât, on apercevait les forêts éloignées de l’Argonne. Une rivière, le Varoux, pénétrait dans le Val et en sortait par des défilés où la ligne des côtes était rompue.

Dans un Val Blanc qu’on devine niché quelque part au centre des Ardennes, le narrateur relate des événements survenus après 1918 à Bermont, localité isolée formée d’une rue haute et une basse où réside la tante à qui il fut confié. Il fait partie d’une bande de gamins qui observe avec curiosité l’arrivée chez la mère Filasse d’un orphelin prénommé David, « l’enfant au coeur insensible ». Dérouillé cruellement par le grand fils Filasse, Nestor, l’enfant ne se plaint pas. Les adultes de Bermont n’en conçoivent aucune pitié ; pire, ils le haïssent, voyant en lui « la crasse du vert-de-gris » peu de temps après le retrait des troupes allemandes. Le narrateur et son ami Barnabé l’invitent à venir jouer dans la campagne alentour. Bien vite il dirige naturellement leur petite troupe sans montrer pourtant aucune empathie, mais en respectant infiniment plantes, insectes et animaux. Il ne fait pas preuve de plus de reconnaissance pour la mère Filasse qui le gâte. Au village, pour passer le temps, il tape seul sur un chaudron avec une tige de fer. On ne lui devine pas d’émotions quand meurt celle qui l’adopta. Les tempêtes et la foudre ne l’effraient jamais, il les contemple des heures durant.

Libre de gâcher sa vie

Le narrateur quitte le village, puis y revient quinze ans plus tard pour affaires. Barnabé est devenu berger, attifé comme un vagabond. Il lui donne des nouvelles. Un riche excentrique nommé Robier s’est établi à Bermont puis a acquis quantité de terres alentour. Il se montra fasciné par David, qui s’occupait toujours des vaches de Nestor, les emmenant paître dans un pré dominé par la maison de Robier – il demeurait « absolument inactif » la plupart du temps. Aucun stratagème visant à faire de David son héritier ne reteint l’intérêt de ce dernier. Un jour que l’orphelin eut été battu plus durement encore que d’habitude par Nestor puis qu’il erra, sanguinolent, dans la campagne, la vieille Laure Mataud lui apparut. Ennemie déclarée de Robier, elle le soigna et alla prévenir Nestor ; devenue nouvelle mère adoptive de David, elle l’envoya en pension pour contrarier le millionnaire. Ce dernier échoua à convaincre David qu’elle lui offrait un destin étriqué et indigne de lui.

Nous le vîmes assis à côté de Nestor, sur la charrette. Une pélerine l’enveloppait, mais il n’avait pas de coiffure malgré le vent froid. Ses cheveux étaient châtains, ses yeux noirs. La beauté de son visage ne le distinguait pas du commun des enfants campagnards. Le hâle et la crasse le maintenaient dans la médiocrité d’apparence, qui était notre partage.

Comme nous l’apprîmes le lendemain par des rumeurs, il était né à Béthune, et s’appelait David Joachim Charlet. Son père et sa mère furent jadis tués dans un même accident. Il avait douze ans. Nestor étudia sans succès les papiers officiels, pour découvrir un mystère dans l’histoire de l’orphelin. Un espoir secret l’avait fait se soumettre à la volonté de la vieille. Quand il comprit sa sottise, il eut une colère violente.

Toutefois, grâce à la mère Filasse, David fut considéré comme le fils de la maison.

Notre curiosité n’était pas satisfaite. Nous demandions tous les jours des renseignements à la petite Nelly, la demi-fille de Nestor, qui vivait avec David. L’un de nous, Barnabé, le neveu de la Toune, pauvre type recueilli par cette marchande de pissenlits, se livrait à des espionnages qui ne lui apprirent rien. Dès que l’orphelin fréquenta l’école, et qu’il fut resté au milieu de nous pendant deux semaines, il fallut admettre que notre nouveau camarade ne différait en rien de la plupart d’entre nous. Il avait un léger accent du Nord et mêlait à son langage des expressions issues des corons. Il répondait sans embarras à toutes les questions que nous lui posions sur sa famille et sur sa vie à l’hospice.

Je me rappelle son front carré, ses cheveux courts. Il y avait une certaine raideur dans tous ses gestes, et cela donnait à ses attitudes cette grâce imparfaite qui se dégage des sculptures archaïques. Dans les jeux ses muscles se détendaient avec une extraordinaire rapidité.

Ni bon ni mauvais élève, l’adolescent reste indifférent à tout. La discipline ne le révolte pas mais, facilement oublieux des règles, il est souvent puni. Barnabé l’incite à accepter la générosité de Robier mais il refuse, affirmant qu’il « ne peut pas (s)’expliquer » et qu’il est « libre de gâcher (sa) vie ». Robier lui envoie un luxueux stylographe mais David se borne toujours à n’écrire qu’à la Mataud des lettres très convenues. Barnabé et David obtiennent le bac sans qu’on les en félicite. Rentré à Bermont, David en goûte l’ennui tandis que Barnabé le subit. La belle-fille de Nestor, Nelly, se donne à lui sans cour superflue. Barnabé leur obtient deux postes de maîtres d’études dans un collège parisien. Nelly se découvre enceinte alors qu’ils sont partis. Mataud vient à Paris informer David de sa paternité. Celui-ci a quitté Sainte-Barbe ; arpentant la capitale, elle l’aperçoit une fois de loin en tenue de mécanicien. Nelly s’installe à Charleville et devient ouvrière.

Un désintérêt chimiquement pur pour les affaires humaines

À Paris, Mataud perd sa trace. Il fut rondement remercié de Sainte-Barbe pour avoir contrevenu aux règles de l’établissement. Il apprit la mécanique, acquit force compétences, continuant à rêvasser quand il ne travaillait pas avec application. Il alterna vie d’employé modèle et mois entiers à vivre en vagabond, partit pour le service militaire à Beyrouth, se fit même une jolie situation dans une usine d’automobiles (« conséquence assez générale de cette loi qui finit par classer chaque homme à son rang ») mais repartit sur un coup de tête à Charleville réparer des vélos et des motos. Là, il revit Nelly et découvrit son fils Jean-René. Il emménagea avec eux, se maria vite mais l’argent manqua d’emblée. Le couple ne s’en souciait guère. Ils décidèrent un jour de revoir Bermont, où l’exploitation d’argile de Robier s’était étendue. Le village était désert, abandonné à la flore. Les travaux avaient nivelé le Val Blanc ; seule y persistait une végétation de ballast alors qu’en son milieu trônait toujours la maison de Robier.

En mai, lorsque l’herbe fut assez haute, David conduisit les vaches, comme l’année précédente, dans le pré de Nestor, entre le Varoux et ce retranchement où Robier avait sa maison. De grand matin, il passait le gué avec ses bêtes et ne revenait qu’au crépuscule.

Dans ce pré, que les eaux envahissaient aux premières pluies d’automne, les remous des inondations avaient tracé des vallonnements où les plantes puisaient une sève énergique. Les salicaires rouges atteignaient une hauteur de deux mètres. Il s’y mêlait des asters et des bardanes, liés entre eux par des milliers de liserons. Au fond des végétaux, des arbres morts s’étaient échoués. Les graminées se propageaient parmi les espaces libres sur des tapis de trèfles nains. Quoique ce fourrage ne valût rien, le pré avait une étendue assez grande pour permettre aux bêtes d’y choisir toute l’année leur pâture. Un bouquet de saules abritait le troupeau.

C’est là que David vint chaque jour s’établir. Il y demeurait sans s’occuper des bêtes, que le Varoux et les marais contenaient dans leur pacage. À de certaines heures, il allait pêcher sur une grève de la rivière, mais la plupart du temps il demeurait absolument inactif. Vers midi, il construisait un feu où il faisait cuire des pommes de terre. Il l’entretenait jusqu’au repas du soir. Cette année-là le ciel devait demeurer extrêmement pur pendant plusieurs mois.

La première originalité de David réside dans le désintérêt chimiquement pur de son protagoniste pour les affaires humaines. Il contraste avec la mesquinerie et l’égoïsme des villageois friands de rumeurs et de querelles insignifiantes. Deux individus emblématiques entre tous se disputent l’âme du garçon : l’avidité de Robier affronte la mesquinerie de Mataud. Il faut reconnaître à David son honnêteté : son indifférence est parfaitement sincère quand l’attitude d’autrui s’avère toujours chargée d’arrière-pensées. Robier se perd dans des projets pharaoniques et vains en espérant que David se ravise, sans aucun égard pour l’environnement du Val Blanc ; symbole de la superbe et des valeurs matérialistes du vieil homme, son logis aux allures de donjon féodal se dégrade peu à peu. Mataud, elle, ne montre aucune tendresse véritable pour son fils adopté par pur calcul. Il est pour elle, en premier lieu, une prise de guerre. Barnabé, lui, se montre capable d’empathie vis-à-vis de son camarade. C’est en se référant à sa propre perception des choses qu’il presse David d’accepter l’offre de Robier : tout lui semble préférable à l’ennui absolu d’une existence à Bermont. Il échoue cependant à comprendre un psychisme fondamentalement différent du sien, pour qui cet ennui-là n’existe pas. Très jeune déjà, le narrateur n’en était pas plus capable que Barnabé : « Lorsque j’étais dans les rues, j’avais hâte de fuir vers les champs, et, dès que nous nous étendions au fond d’un fossé, je voulais fuir au village. »

Les secret d’une langue à la fois fluide et pleine de style

David pointe les limites de l’universalité des émotions et révèle combien la vie en société nivelle artificiellement leur expression. Son héros affirme sa différence avec un calme désarmant, jamais démonstratif ou prosélyte mais finissant pourtant par attirer à ses côtes ceux qui partagent ses aspirations. Il porte un étendard qui n’attire pas l’œil ni ne claque dans le vent, celui de l’épanouissement dans la contemplation, qu’il s’agisse de lecture pour la seule beauté des mots, de jeux d’enfants ou de travaux répétitifs d’adulte, une vie sans grand dessein ni interactions sociales dispensables. David n’existe que dans le présent, il incarne l’acceptation d’une intériorité dénuée de projection que la vie moderne contrariait déjà au temps d’André Dhôtel. Pour subsister, il mise sur un utilitarisme minimaliste qui n’a cependant rien à voir avec un laisser-aller. Toute en frugalité, sa propre routine n’est simplement pas celle des autres. Vu d’aujourd’hui, la placidité subversive de David a des allures de solution aux désastres qui viennent plus encore que de défi à l’ordre économique et social établi… notre drame étant que les David forment une part ridiculement réduite de la population et que ce qui s’avère une authentique sagesse demeure inaccessible pour l’écrasante majorité que représente le narrateur. « Je ne sais rien de plus sur le Val Blanc » conclut-il, aussi fasciné que laissé coi par ce dont il fut témoin. « On nait David, on ne le devient pas » semble nous dire l’auteur. Tant pis pour nous.

Je n’ai pas dû faire de longues recherches pour découvrir quelques témoignages sur cette période de la vie de David Charlet. Cela me passionna de rencontrer des hommes faits qui autrefois furent gamins de garage, petites graines de mécaniciens, au temps où David poursuivait son apprentissage. Nos vies paraissent chaque année se perdre dans la beauté singulière de ce qui reste irrémédiablement ignoré et sans valeur : attitudes anonymes, dans un monde où la morale, l’histoire, les religions, les littératures ne pénètrent pas comme on le croit. En assemblant ces souvenirs qui concernaient David, il me semblait reconstituer l’impossible, comme si j’avais eu le pouvoir de ressusciter des végétaux anciens, par exemple sur un quelconque talus de chemin de fer.

David avait éprouvé, comme tout le monde, la dent du mauvais sort.

Après avoir quitté le garage de la porte d’Orléans, il fut employé chez un mécanicien de Bourg-la-Reine. On le paya largement, mais on exigea de lui une somme de travail qui eût épuisé un autre corps que le sien. La multiplicité de ses besognes ne lui laissaient aucune liberté – lavage, graissage, démontage des pneus de six heures du matin à dix heures du soir ; courir aux pompes, ouvrir les portes à toutes les heures de la nuit. David mettait tout son cœur à l’ouvrage, et sa santé prospérait malgré cette anormale fatigue. Avide de s’instruire, il trouvait le temps d’aider les autres ouvriers. Les aperçus fragmentaires, que le hasard lui livraient, ne devaient pas avant longtemps lui permettre de comprendre la mécanique. Pendant des mois il recueillit patiemment des lambeaux de connaissances. Il fortifiait ses observations par la lecture d’un livre technique.

Un an plus tard il en savait assez pour refuser les besognes secondaires. Il lâcha son patron. Mais cette fois il demeura longtemps sans travail. Il vendit des journaux, creva de faim, s’endormit dans les salles d’attente de la gare de Lyon, où un balayeur le secourut. Des ses yeux brûlés par la fièvre il regarda à loisir les affiches colorées sur les murs. Il disait au balayeur : « Je sais que la chance reviendra. » Au mois de mars de l’année suivante, il fut engagé dans un garage de Boulogne.

L’autre grâce particulière de David est son écriture. Le lecteur avisé aura appris à se méfier des styles dits « fluides » à force de pages, chapitres et bouquins entiers où ladite fluidité s’avérait synonyme d’absence complète de style. Ici la langue d’André Dhôtel coule sans aspérités, remarquable de souplesse, sans jamais perdre en élégance ni en précision. Le vocabulaire est riche, en particulier lorsqu’il nourrit les descriptions des paysages du Val Blanc, mais il s’intègre sans effort dans des phrases rythmées à la structure simple. Si les 234 courtes pages de David se finissent plus tard qu’attendu, c’est qu’on en aura fréquemment relu des passages en se demandant comment l’auteur parvient à combiner ainsi légèreté, beauté et pouvoir d’évocation. « Les giboulées criblaient les ardoises et s’éloignaient vers la Belgique, laissant entre elles les intervalles d’une nuit claire. » J’adore cette phrase sans bien savoir dire pourquoi. Comme dans l’attitude de David face à l’existence, il demeure dans la langue d’André Dhôtel un mystère impossible à percer tout à fait. Le rétablir dans la stature d’auteur important qu’il mérite rendrait justice à une région dont on se rit facilement sans en connaître les trésors, moi le premier, et qu’il évoquait avec un incomparable talent.

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