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Solitude et maladie ont marqué l’œuvre et l’existence du valétudinaire Paul Gadenne, qui mourut familier des sanatoriums, et cet isolement aura sans doute contribué à son anonymat d’aujourd’hui, au point d’être considéré comme un secret trop bien gardé par des voix dignes d’être écoutées. Je dois ma découverte de l’auteur au blog de Juan Asensio , aux tweets enfiévrés d’Éric Naulleau ainsi qu’à la table sur laquelle un libraire de renom exposa La Plage de Scheveningen, peut-être son roman le plus fameux – donc parfaitement confidentiel vu de 2022 malgré tout. Qu’il soit publié à l’Imaginaire donne une indication fiable sur son statut (du moins aux yeux d’Antoine Gallimard) et son degré d’exigence, raisonnablement élevés tous les deux. On n’aborde ces lectures-là qu’avec un certain respect mêlé de la crainte légitime de passer à côté… voire en dessous. Qu’en fut-il donc ici ?
« Cette époque où chacun faisait son salut sur le dos des autres »
En trois paragraphes cinglants, l’auteur pose d’entrée le décor d’une France de 1944 ni complètement victime, ni tout à fait bourreau, émergeant de quatre années d’une angoisse somme toute assez molle où l’héroïsme s’avérait une notion relative. Correspondant aux armées, Guillaume Arnoult veut prendre part à la fin de la guerre. Pour ce faire, il rallie Paris au début de l’hiver. Tout y a changé, de manière radicale ou imperceptible. « Chacun avait reconquis une seule chose, sa solitude ». Arpentant la ville libérée, Arnoult pense aux disparus mais aussi à son camarade Hersent, à la plume si flamboyante, devenu collaborateur. « Nous avons tous laissé s’accomplir le mal » : l’évocation d’Hersent lui suggère une responsabilité collective, l’absence d’authentiques innocents dans ce que fut le pays occupé. Arnoult s’en applique le principe. Il imagine que seul le bonheur l’arrachera à la culpabilité : avant de partir rejoindre les forces françaises en Allemagne, il projette ainsi de revoir son ex-compagne Irène, auprès de laquelle il connut pareil sentiment, et demande après elle à ses connaissances de la capitale. En même temps qu’il cherche Irène, dans un Paris qui manque de tout et où rien n’est plus pareil, ses rencontres – une mondaine, un artiste, un banquier – qui ont vieilli le renvoient à l’Occupation, à son ami Hersent si doué pour la vie et à la peine de mort que Guillaume ne parvient pas à lui souhaiter en dépit de la réalité de ses crimes. Peut-on vraiment « supprimer le problème en supprimant l’homme » en même temps que « Profiter de cette époque où chacun faisait son salut sur le dos des autres » ?
Incipit
La ville, après un été orageux, était revenue à une espèce de calme. Elle avait assisté à leur départ avec enthousiasme, un enthousiasme prudent, qui n’avait fait de victime que parmi les enfants et les ivrognes. L’automne nous avait installés non dans la paix mais dans une attente ardente. Tandis que toute une part de nous-mêmes retombait à sa passivité, notre imagination restait brûlante, et chaque jour nous faisait descendre un degré de plus dans l’horreur. Nous étions des hommes, et nous découvrions qu’être des hommes, c’était répondre au même nom que nos bourreaux. L’honneur des hommes, notre honneur, était entaché.
Il y avait de temps à autre un incident, comme un convoi d’Allemands blessés que la foule, debout devant la gare, attendant les siens, recevait à coups de pelles et de bâtons, et achevait d’estropier. Une heure après l’incident, Arnoult, dans la campagne ensoleillée, avait rencontré le convoi, en route pour le camp : des faces bleues, tuméfiées, n’exprimant rien d’autre qu’une indifférence ahurie, une stupeur intense : le masque du martyre. Ceux-là justement n’avaient rien à avouer ; la justice se trompait de porte. La ville se vengeait aussi de cinq ans d’inaction, de sourires, de complicités, de flirts, d’un enrichissement trop subit, qui allait bientôt acculer au luxe les moins favorisés. Il fallait bien vivre.
Arnoult avait remisé sa bicyclette sous l’escalier, ou plutôt elle s’y était remisée elle-même, un soir d’août, lui refusant tout service. Il garda longtemps comme une relique cette carcasse, vite mangée de rouille. Elle portait encore la trace d’une éraflure faite par une balle, – mais naturellement ce n’était pas lui qui était dessus ce jour-là, quelle malchance. Il avait couché pendant plusieurs semaines sur un matelas contenant des documents, paraît-il, explosifs, mais rien n’avait jamais éclaté, et il ne se trouvait pas très glorieux. Son voisin, qui s’occupait seulement de revendre des espadrilles, avait été perquisitionné un jour, à sa grande surprise. On avait trouvé dans un coin de son grenier un paquet de tracts amenés là il ne savait comment. Vengeance de femme ? Une confusion est tôt faite, quand on a tant besoin d’hommes. Le malheureux avait été vite expédié. Ce n’est pas très glorieux non plus. Beaucoup de gens, dans cette guerre, étaient morts sans gloire, par procuration, ou par erreur.
Enfin retrouvée, Irène a changé, telle Paris, mais pour le mieux. Elle est ravie de le revoir. Ils se remémorent La plage de Scheveningen, tableau d’un petit maître flamand dont la contemplation avait marqué leur vie d’amants. Ils conviennent, sur une impulsion semblable à celles d’antan, d’aller passer trois jours à Scheveningen avant l’incorporation d’Arnoult. Pendant qu’ils traversent en voiture un pays deux fois mort, de l’hiver et de la guerre, Guillaume cherche à s’expliquer leur séparation, advenue sans qu’il l’ait bien comprise. Irène était partie sans rien dire, aujourd’hui il veut enfin lui en parler. Ils font halte dans un hôtel et s’efforcent, à grand peine, d’aborder la question. Lui plaide pour la compréhension, elle pour l’oubli. Il se rappelle avec toujours plus de netteté un incident qui précéda la rupture, alors qu’il l’observait marchant, convalescente, croyant ne pas être vue. Tous deux apprennent, via la rumeur nocturne d’une radio qui filtre par le plancher, qu’Hersent est condamné à mort.
Quand Guillaume « désarme le Sphinx »
La nouvelle provoque une sorte d’inversion des attitudes de victime et d’accusé entre les anciens amants, Guillaume éprouvant une amitié étrangement rehaussée pour Hersent à l’annonce de la sentence. D’un coup l’érosion progressive de l’affection qu’il vouait à Hersent le révolte autant que celle de l’amour d’Irène pour lui. Guillaume croit en la rédemption des couples qui ont échoué, comme il croit en celle d’Hersent, et certainement pas en la nécessité de le tuer en vertu d’un jugement définitif à un instant donné. Irène reste évasive sur elle-même, parle surtout de son amie Françoise avec qui elle cacha des Juifs en France libre. Tous deux évoquent le sort d’Hersent et à travers lui le leur, la possibilité de distinguer l’homme de ses actes – ce que Guillaume estime possible. Au fil des heures passées dans la chambre d’hôtel, entre conscience et assoupissement, Guillaume explore les motifs profonds du drame que fut pour lui la rupture, et qui ont à voir avec le choix d’agir, de s’inscrire dans l’Histoire plus que la subir. Dans la discussion, Hersent rejoint Caïn, dont le point de vue nous est narré d’une manière saisissante, par opposition à ce que fut Guillaume au temps de sa vie avec Irène. La discussion dérive vers la Bible, qui a tout dit avant eux. Ils sortent se promener sur la plage voisine. Puis se révèle l’inavouable vérité, lorsque les deux arcs se rejoignent et que Guillaume « désarme le Sphinx ». Dans l’amour comme dans la guerre, le courage est affaire d’une poignée de secondes.
Cette sortie avait été pour elle l’occasion d’enfiler un pantalon tiré il ne savait d’où, et elle était charmante dans sa minceur, petite silhouette faussement masculine que dévorait un flot de cheveux. Une pente se dessinait, bien nette, devant la maison, et la moindre brindille griffait de son ombre cette surface lumineuse et mate, cette matière enchantée où les paquets de neige amoncelés sous les arbres brillaient d’un éclat plus cru, comme un rappel un peu triste. (…)
Il regardait la lumière éparse sur cette pente lumineuse, cette lumière sans source visible. Ils n’étaient pas seuls en cet endroit, car ils étaient au centre du rêve humain. L’horreur a beau être ; l’homme écoute toujours ces deux chants alternés, que murmure la béatitude et que clame la violence. Leurs échos depuis des siècles les accompagnaient tous deux à travers cette marche dans la nuit la plus transparente de l’année. Il n’imaginait pas au monde un être qui ne fût sensible à cet enchantement si secret, et qui n’en eût le cœur déchiré. En même temps il était étonné de ce qui, tout à coup, ressemblait à une réussite : cette pente sous leurs pieds, – si pareille à ce qu’ils avaient entrevu quelques jours auparavant, en un éclair, dans la boutique du marchand d’images. Cette « Plage de Scheveningen », ils ne la verraient peut-être jamais, mais la même lueur devait l’emporter ainsi cette nuit-même et la lune devait luire exactement ainsi, et à la crête des vagues silencieuses, luire la lune dans la même absence de vent… Guillaume entendit la voix d’Irène.
– Ce n’est pas le jour, dit-elle, ce n’est pas la nuit, c’est un jour plus pur, décanté.
Il s’arrêta, singulièrement frappé.
– M’avez-vous déjà dit cela aujourd’hui ?… demanda-t-il.
– Mais non. Pourquoi ?
– Quelqu’un a déjà dit cela, a rassemblé ces mots.
– Vraiment ?…
– Oui, les mêmes. Un poète étranger, – tenez-vous bien, quelqu’un comme Milton ou Shakespeare… Vraiment, vous ne reconnaissez pas ?
– Excusez-moi, dit-elle en riant.
– Mais au contraire !…
Il aurait voulu lui avouer le plaisir qu’il avait à retrouver ce qu’il avait toujours admiré chez elle, cet accord entre son instinct et le monde, si complet qu’il lui faisait perpétuellement redécouvrir tout ce qui avait été dit. Mais c’était bien impossible à exprimer.
Il faut bien sûr se garder de lire dans La Plage de Scheveningen une réhabilitation de Robert Brasillach, dont est directement inspiré le personnage d’Hersant ; il fut le condisciple de l’auteur en hypokhâgne à Louis-le-Grand. Gadenne n’est d’ailleurs pas ambigu dans sa condamnation de l’Allemagne nazie, au contraire, mais brocarde la civilisation chrétienne livrée aux matérialistes bien-pensants qui s’est effondrée face à elle. Selon lui, l’Amérique auréolée de son nouveau statut ne vaut guère mieux : « Sans doute les Américains étaient-ils habiles à mettre en boîte tous les produits imaginables et les autres, et sans doute parviendraient-ils bientôt à mettre en boîte Dieu lui-même, entre deux tranches de ‘pork and beef’ (Registd.), mais un temps ne viendrait-il pas où la planète aurait assez de ce boeuf écrasé et désirerait d’autres nourritures ? » « Tout ça pour ça » semble dire l’auteur, capable d’une violence insoupçonnée pour qualifier les Français de l’après-guerre, obnubilés par leur devenir individuel sans plus se soucier de transcendance, « ces gens, cette vie végétative, puissante et morne, cette insouciance animale (était-ce là ce qui avait été sauvé à si grand prix ?) ». Un Houellebecq ne qualifie pas très différemment ses propres contemporains et leur attachement à la social-démocratie – il semble d’ailleurs de plus en plus suivi dans son mépris de cette dernière.
La promesse d’un apaisement malgré tout
Hersent, au fond, fit des choix désastreux pour avoir honni une République tiède dont Guillaume trouve les défauts également haïssables. À une époque si empressée de le juger, il en résulte qu’Arnoult s’en garde, voire s’y refuse. Quand ses compatriotes veulent déjà solder les comptes de la guerre pour mieux retourner à leur apathie autocentrée, il veut lui-même s’y investir en marchant sur l’Allemagne alors que rien ne l’y oblige plus. Ce qui singularise le héros de La Plage de Scheveningen est finalement son exigence en tout, une qualité dont on devine la rareté aux yeux de l’auteur. Exigence vis-à-vis de lui-même et de son engagement dans l’Histoire en s’enrôlant dans l’armée, vis-à-vis d’Irène en cherchant toujours plus loin la vérité de leur idylle morte, vis-à-vis du langage en tirant la quintessence de ses moindres conversations, comme celle qu’il se remémore d’avant la guerre, à Bayonne, lorsqu’Hersent lui laisse entendre les choix irréversibles qu’il est en passe de faire. Pour Gadenne, cette dernière aspiration ne saurait se passer de métaphysique, tant s’épuisent vite les questions morales lorsqu’elles s’en trouvent privées. Le roman fait écho à l’exigence en toute chose de son protagoniste. D’une force admirable, son style requiert quantité de relectures, non seulement parce bien des phrases le méritent – Paul Gadenne fut un admirateur de Proust – mais aussi pour saisir la profondeur et les nuances de la pensée de Guillaume.
– Tu m’excuseras, dit Arnoult, mais même si tu me prouvais en ce moment que l’homme est seul… Oui, néant pour néant, je préfère le néant complet… Si je ne puis compter sur une pensée juste, aimante, connaissant la raison intime de mes faits et gestes, en somme sur la mémoire de Dieu, eh bien, je préfère ne compter sur rien, j’abandonne à l’instant toute prétention, je ne veux pas être autre chose qu’une poussière à la surface d’une poussière, – cette poussière d’astres que du moins j’aurai passionnément aimée. Si ces hommes devant nous n’ont pu compter au moment de mourir sur la mémoire de Dieu, ces noms et ces dates sur leurs tombes sont de trop, ils nous mentent, ils troublent inutilement notre néant. Et ces tombes elles-mêmes sont de trop ! Si le monde continue à être ce qu’il est, Hersent, nous n’aurons plus besoin de cimetières, plus besoin d’aligner des tombes. Nous referons des charniers. (…)
– Solitude pour solitude, reprit-il devant le silence d’Hersent, celle de l’humanité entière prise dans le cours de son histoire ne vaut pas mieux que celle d’un homme pris en particulier. Accepterais-tu de passer ta vie dans une prison ? De passer ta vie sans témoin ?… Sans l’espoir d’un témoin, d’un regard sur toi, tu meurs ; et tous les gestes, les pensées de ce prisonnier qu’est chacun de nous ne vont qu’à invoquer, à susciter un témoin hors des murs entre lesquels nous vivons, et quelquefois hors de notre époque. Sans quoi on ne s’apercevrait même plus qu’on est en prison, hein, et il n’y aurait pas de différence entre la vie et la mort. Le bourreau qui viendrait nous appeler au petit matin, qu’est-ce qu’il changerait à notre sort ? Rien. Absolument rien. Une fourmi écrasée, voilà ce que ce serait. Quelque chose de si accablant, de si inexistant qu’il n’y aurait même pas de quoi crier. Si l’humanité sait qu’elle vit sans témoin, elle est à elle-même sa prison. Nous sommes tous prisonniers, Hersent, dans ta perspective. Si Dieu n’existe pas, comprends donc, il faut le faire exister.
C’est bien à ses dialogues, souvenirs et monologues intérieurs que l’essentiel du texte est consacré, mais les très belles descriptions des hivers parisien et flandrien frappent aussi par leur résonnance avec le propos, l’impermanence des sentiments, l’irrémédiable fin de l’insouciance venue avec le conflit, l’insignifiance des choix personnels au regard de l’Histoire, ou plutôt du libre arbitre, donc de la responsabilité. Et pourtant Guillaume est rasséréné par le spectacle qui s’offre à lui à la toute fin, promesse d’un apaisement malgré sa conscience jamais plus aiguë des tares de son siècle. La Plage de Scheveningen est un roman français qu’on ne saurait imaginer écrit aujourd’hui ; il ne s’agit pas, en l’affirmant, de céder au déclinisme (ledit déclin peut toujours être discuté en dépit du faisceau d’indices concordants) mais de mesurer ce qui sépare l’essentiel des romanciers de notre temps de ceux qui ont connu la guerre. D’un point de vue romanesque et philosophique, ce matériau-là est particulier. Le jour où l’on entendra mugir à nouveau ces féroces soldats, au moins pourrons-nous attendre la rentrée littéraire avec un intérêt renouvelé. Ce papier-là méritait bien un semblant de légèreté.
N.B. : Une grosse coquille p.38 (« Vous n’avez donc pas pu donné vos cuivres ? ») fait sacrément tache dans un texte et une collection pareils.