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Compilation de billets plus brefs qu’à l’accoutumée initialement publiés sur Instagram, le pot-(pas)pourri de 130livres.com a déjà connu des versions estivale et hivernale. C’est le printemps et nulle rentrée ne viendra nous ensevelir avant des mois, aussi une troisième mouture s’avère-t-elle opportune. Ici, pas de fil rouge autre que mon plaisir de lecteur : les géants Jack London et Jim Thompson côtoient deux talentueuses copines à moi, l’Australie rejoint une France et des États-Unis dont il est fort souvent question dans ces pages, on cause boxe, passion irrésistible, amour filial et chasse au gibier bipède à pouces opposables, les éditeurs installés se mêlent aux nouveaux arrivants, l’autofiction cohabite avec le noir, la nouvelle aux accents naturalistes et l’inclassable complet. Rien d’autre que du recommandable, donc du recommandé, présenté ici dans un ordre complètement aléatoire :

  • La cabane du métayer, Jim Thompson
  • La mère à côté, Thael Boost
  • La chasse, Gabriel Bergmoser
  • Un steak, Jack London
  • Mira Ceti, Sébastien Doubinsky
  • L’homme que je ne devait pas aimer, Agathe Ruga

La cabane du métayer, Jim Thompson

Pour simplifier, on peut classer les auteurs en deux catégories : Jim Thompson d’un côté, et ceux qui racontent moins bien les histoires de l’autre. Celle de Tommy Carver en est un nouvel exemple. Il faut très, très peu de mots à ce maître du roman noir pour planter le décor particulier de l’Oklahoma rural des années 50 et semer les graines du drame à venir. À 19 ans, Tommy est un gamin doué à l’école et file un parfait amour clandestin sur banquettes arrières avec Donna, la fille splendide et fantasque du plus gros propriétaire terrien de la région.

Tommy est aussi le fils adoptif de l’un des métayers du bonhomme, un veuf aux principes et manières rudes à qui des prospecteurs de pétrole font miroiter une somme astronomique pour exploiter son lopin de terre. Le hic, c’est que ledit lopin est inaccessible sans traverser la propriété du patron, et que celui-ci refuse que les derricks corrompent ses terres. L’autre hic, parce qu’on est chez Jim Thompson, c’est que Mary, la grande sœur – adoptive elle aussi – de Tommy lui fait carrément du rentre-dedans. Autant dire qu’une tragédie est vouée à fracasser les espérances du gamin, et devinez quoi ? Elle se produit.

Après la formidable ouverture, tout en économie de mots et tension déjà irrespirable, la seconde partie s’avère plus introspective : Jim Thompson nous fait naviguer dans les méandres des pensées de Tommy alors qu’il doit supporter des catastrophes en chaîne. On s’attache bien sûr à ce pauvre bougre au destin d’une cruauté raffinée : c’est précisément lorsqu’il décide enfin de devenir maître de son existence qu’un piano – voire une moissonneuse-batteuse – lui tombe sur la tête. Dès lors, la seule issue qu’il envisage obstinément implique l’usage d’une hache et du crâne d’autrui. Une autre est-elle possible ?

Jusqu’au dénouement d’un lyrisme inattendu, Thompson joue avec son lecteur, qu’il fait aller et venir de l’espoir au désarroi en passant par le rire nerveux, tout en lui apprenant beaucoup sur ce coin de la Bible Belt. Encore une complète réussite.

La mère à côté, Thael Boost

Ceci n’est pas le simple récit des visites d’une femme au chevet de sa mère Rosy, pensionnaire d’Ehpad atteinte de la maladie d’Alzheimer. Il s’agit plutôt d’une course-poursuite haletante, un entrechoquement de chapitres courts rassemblés dans l’urgence du plus implacable des comptes à rebours. Depuis son enfance de petite dernière qui raffolait des crêpes de sa maman jusqu’à l’âge où elle-même accorde une attention toute maternelle à sa Rosy nonagénaire, en passant par un apprentissage de sa propre féminité qui l’interrogea sur celle de sa daronne, Thael Boost s’est évertuée à tenter de la comprendre. Or voici venu le temps de l’absence de réponses, sauf à les chercher en elle-même.

On voit émerger de ce puzzle en 77 pièces une Rosy bien dans les canons de ces dames d’un autrefois pas si lointain, épouse élégante à l’épanouissement conjugal incertain, maman aussi douce qu’intransigeante sur les principes, une figure classique en somme, mais pas tant que cela, si attachée à ce que sa fille s’affranchisse de toute férule, et puis il faut ajouter ce trait de fantaisie toujours bien présent, aussi résiliant que son accent d’Outre-Rhin alors qu’elle peine chaque jour un peu plus à nommer les choses.

« Je n’ai pas peur que Maman meure, j’ai peur qu’elle vive mal. Je ne veux pas lui offrir une mort retardée mais la plus belle vie possible. » Thael raconte un entre-deux qui n’en finit pas, car Rosy ne la quittera que lorsqu’elle l’aura décidé. Elle survit au temps, au veuvage, à une meute de crabes virulents, à l’effacement de sa féminité et à l’érosion quotidienne de son monde. Sa fille ne nous en épargne rien, sans complaisance ni affectation, comme pour se guérir de la réserve d’une mère qui se sera finalement livrée si peu. Ce témoignage est empreint de la révolte douce-amère des enfants aimés comme il faut, condamnés à ne connaître que par bribes celles qui savent tant d’eux. Et désormais avide du moindre signe, l’autrice saisit une vérité qui bouleverse : on peut encore chaparder du bonheur en fragments une fois rendu tout au bord du néant.

La chasse, Gabriel Bergmoser

Frank tient une station-service perdue dans le bush australien. Rompu à la solitude, il s’accommode plus ou moins de la présence d’Allie, son ado à problèmes de petite-fille. Débarque Maggie, frêle et jolie jeune femme au volant d’un break fatigué. Elle traîne une jambe salement amochée et des secrets à la pelle… dont le moindre n’est pas celui qui attire dans son sillage toute une tribu de péquenauds armés jusqu’aux dents, bien décidés à en découdre. Entre eux et la poignée d’individus qu’ils assiègent, le combat s’annonce déséquilibré. À moins que Maggie et Frank, chacun à sa façon, n’aient rien de proies ordinaires…

Toi qui cherches originalité et vraisemblance dans cet enfer-là, abandonne ici toute espérance : sur un rythme frénétique, La Chasse enchaîne les rebondissements aussi convenus qu’abracadabrantesques que l’amateur de romans noirs aura vus venir depuis Canberra. Pourtant, par la grâce du don de conteur de Gabriel Bergmoser, le livre se dévore sans le moindre soupir blasé. Tout dans ce premier roman s’avère utile au développement de l’intrigue, de la montée d’une tension suffocante à l’explosion d’une violence crue comme il faut – on pense au Cul-de-sac de Douglas Kennedy ou aux horrifiques scènes de sièges réalisées par John Carpenter. L’auteur alterne avec fluidité les points de vue des protagonistes réputés « gentils » pour narrer en parallèle ce Fort Alamo du bout du monde et les événements tout aussi dramatiques qui l’ont précédé.

L’autre talent de Bergmoser consiste à savoir introduire sans lourdeur une série de réflexions sur l’identité profonde d’un pays-continent où les frontières semblent à la fois omniprésentes et ténues, qu’elles séparent la mondialisation et l’ère des colons sans foi ni loi, les villes civilisées et l’archaïsme du bush, les humains « alpha » et « beta » – prédateurs et gibier de circonstance – ou les parts d’ombre claire et foncée (peu de lumière, ici) en lutte pour l’âme de chacun. Sur ce dernier point, l’exposition progressive des motifs qui guident les personnages principaux est un modèle du genre.

Un steak, Jack London

À la fois pratiquant acharné et spectateur enthousiaste, Jack London s’y entendait en noble art, au point qu’il consacra à la boxe quantité d’articles de presse ainsi que quatre nouvelles aujourd’hui éditées chez Libertalia. Un steak, aussi caractérisée par son titre étrangement polémique vu de 2022, est considérée par l’auteur de la préface Loïc Wacquant comme la meilleure car la plus proche de la réalité si particulière de ce sport, sans artifice narratif qui vienne en exacerber la cruauté ordinaire.

C’est que celle-ci se suffit à elle-même. La boxe, martèle London à raison, est la mise en scène d’un irrésistible cycle de dévoration de l’expérience par la jeunesse. Un talent prometteur n’obtient la consécration qu’en triomphant de vétérans au corps usé, dont le si précieux savoir accumulé ne s’avère hélas plus d’aucun recours. Eux-mêmes s’assurèrent une gloire fugace et les cachets à l’avenant en vainquant leurs aînés sans pitié particulière.

Tom King ne boxe plus pour le prestige depuis longtemps. Quadragénaire fourbu, il a signé un dernier engagement pour payer son loyer et remplir le garde-manger… à l’heure d’affronter le jeune Sandel, avoir dîné d’un bon steak n’aurait d’ailleurs pas été de trop, songe-t-il en finissant sa soupe claire et le dernier quignon de pain. Il embrasse sa femme et arpente les rues de Sydney jusqu’à l’arène. En chemin, il se remémore sa carrière et ses victoires passées, avant que « gonflent ses veines, s’abîment ses jointures et s’épuisent ses os« . Brillera-t-il de ses derniers feux, ou bien pleurera-t-il une fois retourné au vestiaire, comme le vieux Stowsher Bill après qu’il l’eut défait ?

La nouvelle elle-même tient en 38 pages dans sa traduction française, mais on peut saluer le traitement qui lui est ici réservé, l’édition comprenant la préface susmentionnée, la version d’origine du texte et une dizaine de pages d’illustrations. Le tout pour 5 euros, le prix d’un (petit) steak.

Mira Ceti, Sébastien Doubinsky

En escale à Tanger, un intriguant marin d’origine suisse monologue. Il se nomme Alex Szénas et livre des diamants de contrebande pour le compte d’un mystérieux poète. Quelques mois auparavant, il vivait à Stockholm en tant qu’artiste peintre auprès de la sublime May. Puis il a causé sa mort, perdu toute inspiration et s’est embarqué au hasard comme plongeur sur un cargo.

Lors d’une virée dans un bordel tangérois, son collègue inuit Niels est poignardé à mort ; Alex est assommé en venant à son aide. Niels lui apparaît en songe, demandant qu’il rapporte un artefact à sa famille restée au Groenland. Mais Alex porte désormais le mauvais œil : son équipage l’abandonne sur place. Il ira de port en port, chargé de nouvelles commissions occultes, toujours pour le même commanditaire.

Avant Thulé, sa destination finale, il enchaîne ainsi des étapes à Madrid, Dunkerque ou New York, en hybride d’Ulysse et d’Orphée. Ses rencontres inopinées l’exposent aux séductions et aux limites de l’art, du crime, de l’ésotérisme ou de l’engagement politique.

Sébastien Doubinsky propose ici une littérature de l’introspection et des sensations, un verbe protéiforme intégrant volontiers l’ellipse, parfois de la pure poésie en prose. Les références picturales abondent. Le périple d’Alex avance au gré de coïncidences et correspondances, l’auteur s’appropriant les standards du roman noir, du récit de voyage et de l’épopée mythologique. Alex, lui, poursuit sa mutation en même temps qu’un vertigineux travail de deuil. Jusqu’où ?

Ce court roman au nom d’étoile que l’on traverse comme un songe est une réédition, l’un des premiers textes publiés aux éditions Abstractions, une maison qui revendique son goût de la singularité. On saluera autant la sélection d’une œuvre déroutante et inclassable que l’objet lui-même, à l’esthétique travaillée et la manipulation agréable. De quoi attendre les prochains titres avec curiosité.

L’homme que je ne devais pas aimer, Agathe Ruga

« La maman-qui-a-tout-et-attrape-pourtant-le-jeune-barman-barbu-et-tatoué » sonnait comme le pitch d’un livre que je ne devais pas aimer. C’était sans compter sur la sincérité de son autrice, comme sur ses choix avisés de ton, d’angle et de construction. Ce qui importe ici est moins la résolution d’un drame bourgeois que son « pourquoi », et la principale intéressée attribue cette attirance fulgurante au fait que Sandro soit un concentré des hommes de sa vie.

Sa grossesse à peine passée au moment de leur rencontre réveille le souvenir de l’amant beatnik de sa mère toujours enceinte d’elle, la différence d’âge celui d’un autre beau-père, taiseux baraqué à la peau laiteuse. L’alcool que Sandro s’administre en continu lui rappelle son grand-père exubérant et irascible, ses liasses de billets son père commerçant, sa violence à fleur de peau son grand frère gominé. Tous ces portraits tendres et vivants – comme ceux, en miroir, de la fille, sœur et petite-fille qu’elle fut – recèlent des vérités intemporelles sur les hommes et les femmes. Et l’autrice ne nie pas apprécier la masculinité qui tache un peu à défaut d’intoxiquer, elle qui voit plutôt le verre de rouge à moitié plein.

C’est plus cette virilité à l’ancienne qu’un physique avantageux qui l’attire vers Sandro : entre autres qualités, le mari présente mieux. Mais l’amour qui la transperce est d’une violente étrangeté. Elle estime n’avoir pas le choix quand elle se sent aimer, et fuit ceux qui ont compté après les avoir rendus pères. Là où les récits d’adultères promettent des passages à la diable, Agathe Ruga choisit d’offrir son regard sur la paternité, les fratries, tout ce qui l’attire chez les hommes et qui n’est pas du sexe. Et quand il est question de bête à deux dos, la chair n’est pas d’une gaité folle. Elle est manque, culpabilité, violence ou défaite.

Une lecture très incarnée – où l’on vomit avec des boules Quiès, fait copuler des escargots et devient allergique aux yaourts à l’ananas – qui réjouit ma part de boomer tout en laissant le gentil mari un peu inquiet

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