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Il y a deux ans, je participai à une rencontre en ligne avec un éditeur que j’estime, l’Arbre vengeur, ou plutôt le monsieur caché derrière le vindicatif feuillu. La séance fut d’autant plus réussie qu’il proposa aux participants de leur adresser un texte cher à ses yeux, publié dans la collection poche si justement nommée L’arbuste véhément. Comme Victor Bâton, le protagoniste de Mes amis, je suis parfois sujet à des pudeurs inexpliquées, au point de ne pas m’être inscrit sur la liste des destinataires en dépit d’une franche curiosité. J’hésitai ensuite à acheter ce bouquin à chaque fois que je l’aperçus dans une (bonne) librairie. Ce n’était jamais le bon moment, et puis ma pile à lire occupe littéralement toute une bibliothèque. Il aura fallu que je finisse par en attraper un exemplaire d’occasion sur un coup de tête là où j’allai m’acheter de vieux CDs de heavy metal. Bien m’en a pris : rarement les paradoxes de l’étrange animal social qu’est l’être humain auront mieux été exposées en à peine 200 courtes pages.
La langue et l’oeil d’un grand
On est après la Grande Guerre. Victor Bâton, le narrateur, vit seul dans une chambre minable sise sous un toit de Montrouge, entouré de voisins qu’il n’apprécie guère. Ancien combattant, il vit d’une maigre pension de semi-invalide. Il se lève tard, faute d’un emploi régulier dont il ne veut pas, mais finit tout de même par s’extraire de son lit pour s’adonner à sa marotte : partir en quête d’amis. Après qu’on a vécu à ses côtés l’une des matinées de notre héros, le roman se subdivise en autant de parties que d’amis à lui, enfin que des rares rencontres qui jalonnent sa vie solitaire. Lucie, la plantureuse bistrotière qui le nourrit à prix compréhensif et fut une fois sa maîtresse. Billiard, le profiteur auquel Victor fait vaguement pitié, et qu’il rencontra devant le spectacle peu banal d’un nain en plein coma éthylique gisant dans un caniveau. Neveu, marinier authentiquement suicidaire croisé un jour où Victor feignait de l’être afin d’attirer l’attention. Lacaze, industriel gras qui s’intéresse au bien-être des pauvres pour peu qu’ils ne soient pas vénaux. Blanche, chanteuse de cabaret que Victor protège d’un vieux pervers. Dans une nouvelle issue d’un autre recueil et ajoutée à la présente édition, Boudier-Martel, vieux philanthrope ému par Victor un jour qu’il donne du pain aux pigeons du Parc Montsouris.
Je préfère le petit débit de vin de la rue de Seine, où l’on me connaît. La patronne s’appelle Lucie Dunois. Son nom, en majuscules d’émail, est cimenté au vitrage de la devanture. Il manque trois lettres.
Lucie a l’embonpoint d’un buveur de bière. Une bague d’aluminium – souvenir de son mari mort au front – orne l’index de sa main gauche. Ses oreilles sont molles. Ses souliers n’ont point de talon. À tout moment, elle souffle sur les cheveux échappés de son chignon. Quand elle se baisse, sa jupe se fend au derrière, comme un marron. Les pupilles ne sont pas au milieu des yeux : elles sont trop hautes, comme chez les alcooliques.
La salle sent le fût vide, les rats, la rinçure. Au-dessus du manchon à gaz, une hélice d’amiante ne tourne pas. À la nuit, le bec éclaire jusque sous les tables. Une affiche – Loi sur la répression de l’ivresse – est clouée au mur, bien en vue. Quelques pages dépassent la tranche imprimée d’un Bottin. Une glace tachée, grattée au verso, décore une paroi.
Je déjeune à une heure : l’après-midi me semble moins longue.
Deux maçons en blouse blanche, les joues tachetées de plâtre, boivent un café qui, par contraste, paraît bien noir.
Je m’installe dans un coin, le plus loin possible de l’entrée : je déteste m’asseoir près d’une porte. Des ouvriers ont mangé à ma place. Le papier d’un petit-suisse, des œufs vides salissent la table.
Lucie est gentille avec moi. Elle me sert une soupe qui fume de partout, du pain frais qui fait des miettes, une assiette de légumes, parfois un morceau de viande.
Le repas terminé, la graisse fige sur mes lèvres.
Tous les trois mois, je touche ma pension, je donne cent francs à Lucie. Elle ne doit pas gagner beaucoup sur moi.
Qu’on me pardonne le divulgâchage suivant : chacune à sa façon, les « amitiés » tournent court. Ce qui importe à Emmanuel Bove est de nous expliquer pourquoi, par la voix candide de son déroutant personnage. L’auteur fut un curieux sujet lui-même, vagabond après avoir fait l’École Alsacienne puis auteur prolifique et reconnu jusqu’à l’Occupation, où il cessa de publier, tenta de rejoindre Londres et s’enfuit à Alger. Mort d’une pleurésie en 1945 sans avoir atteint le demi-siècle, il tomba pratiquement dans l’oubli, après quoi on hasardera l’hypothèse qu’avoir plutôt choisi la collaboration lui eût garanti une entrée plus facile dans la postérité. Je rigole, mais pas que : sa langue et son œil sont ici ceux d’un tout grand. Il faut d’abord admirer la richesse et la précision de son vocabulaire, qu’il s’applique au morne dénuement de la condition de traîne-savate de Victor ou au luxe dont il rêve. La syntaxe, elle, est toujours élégante sans jamais verser dans la phrase à tiroirs. Bove a un pêché mignon : l’imparfait du subjonctif, en tant que tel ou comme support du conditionnel passé. Dénué de lourdeur, son emploi récurrent donne au texte une jolie patine, qui sied parfaitement à la reconstitution méticuleuse des rues du Paris canaille des années 20 (Gare de Lyon, quais de Seine, Gaité) ou de ses beaux quartiers (Madeleine, Étoile).
L’inconfort savoureux des belles lectures
La virtuosité documentaire d’Emmanuel Bove n’est pourtant pas ce qui laisse ici le souvenir le plus prégnant. L’enjeu premier de Mes amis réside tout entier dans la boîte crânienne de Victor Bâton, dont l’errance annonce la solitude citadine disséquée par les éminents sociologues français du XXe siècle que furent Alain Souchon et Michel Sardou. Si ledit Victor est pathétique, veule, « sentimental et indolent » d’après ses propres mots, il demeure touchant jusqu’au bout car absolument sincère dans son besoin d’affection. Ses innombrables aphorismes candides sur les rapports humains révèlent une inadaptation pathologique plutôt que la moindre espèce de lucidité. Bien qu’en pleine misère sociale, le bougre se sent fondé à accumuler les exigences farfelues : ses amis se doivent d’être malheureux, donc ne pas vivre en couple, ou du moins ne pas avoir de jolie compagne. Plus pauvre que lui est tenu de ne point se montrer trop familier à son endroit. Une maîtresse a l’obligation être charmante dans son sommeil. Un riche doit l’avoir lui pour unique ami pauvre. Entre codes sociaux illisibles et attentes démesurées, Victor est voué à multiplier déceptions, incompréhensions et moments de gêne intense.
Fuir eût été lâche. Ma conscience me l’aurait reproché toute ma vie. On ne doit pas laisser mourir quelqu’un. Mon devoir était de sauver cet homme. Mais, en restant là, il s’imaginait que je voulais me noyer, et si, au dernier moment, je refusais, il était capable de m’y contraindre. Les mariniers ont l’habitude de tirer des péniches au bout d’un câble. Pour eux, tirer un homme par le bras droit doit être très facile.
– Il vaut mieux rentrer, mon ami.
Le désespéré leva la tête. Il portait une tunique de soldat anglais sans boutons. Il les avait sans doute donnés. Sous cette tunique, un chandail au col détendu faisait des bourrelets sur le ventre. À la place d’une dent, il en avait deux. Des poils, que l’on eût pu compter, pointaient hors de ses oreilles. Un litre, avec un bouchon neuf, sortait à demi de l’une de ses poches.
Il me prit par le bras et m’entraîna vers un petit escalier. En baissant les yeux, je vis la berge, entre les marches de fer.
Je descendis lentement, posant les deux pieds sur une marche avant d’avancer, comme quelqu’un qui a une jambe de bois.
Je tenais la rampe plate, mince et, pour retarder le suicide, je faisais semblant de craindre une chute.
Les doigts du marinier s’enfonçaient entre mon biceps et l’os. De temps en temps, pour me dégager, je levais le bras : c’était inutile.
Sur la berge, il y avait un tas de sable pointu, des outils de la ville de Paris, une guérite et une brouette enchaînée. Je vis le dessous obscur d’un pont et le toit des autobus qui passaient sur le quai. Des courants d’air me poussaient dans le dos.
– On meurt plus facilement à deux, observa mon voisin.
Sans aucun doute ce marinier avait décidé de se noyer. Il pensait que je le suivrais. J’aurais voulu qu’il continuât de le croire. On n’aime pas que les gens vous soupçonnent d’avoir peur de la mort.
D’autant que ses propres états d’âme ne sont guère aidants : un simple nuage le fait changer d’humeur. Il tire des plans sur la comète à partir de la plus insignifiante interaction vécue. Partant, son érotomanie ne fait guère de doute. Pire encore, rendu dans l’enveloppe protectrice de ses draps sales, il s’avoue rassuré par le repli en lui-même que lui permet sa solitude. À force de bizarreries étonnamment faciles à comprendre, Victor Bâton nous renvoie ainsi à nos propres névroses et attentes inavouables, aussi paradoxales que déraisonnables, à l’égard d’autrui. On ne s’aperçoit que trop tard du piège à ours tendu dès la première page par cet aimable hurluberlu, et l’auteur derrière lui. Que ce texte-là soit jugé emblématique d’un catalogue invite à explorer celui-ci avec soin, pour peu que l’on cherche dans la lecture l’inconfort le plus savoureux.
Merci Antoine !
Ça donne envie et ta prose est déjà une pause littéraire.
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Merci J-B, c’est bien aimable !
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