Un barrage contre l’Atlantique, Frédéric Beigbeder

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Lire un livre tout entier en un après-midi apaise le chroniqueur qui se croit surmené.

Dès la deuxième page, Beigbeder s’assume ici en phraseur indécrottable.

Rien de plus retors qu’un critique littéraire, il anticipe chaque coup de raquette de ses homologues.

Que l’auteur ait intitulé sa première partie « Phrases » eût certes pu nous mettre sur la voie encore plus tôt ; que lesdites « Unités grammaticales composées d’éléments ordonnés, capables de porter l’énoncé complet d’une proposition », selon le Larousse, composent un propos discontinu et soient espacées d’un double interligne accentue l’effet produit.

Beigbeder se désespère à l’idée d’échouer si ses phrases n’accrochent pas son lecteur, et d’entrée, elles accrochent peu.

Comme la foule d’écrivains auxquels le double réel d’Octave Parango emprunte leurs procédés, Édouard Levé est invoqué, lui et son autoprtrait épousant la forme d’une mosaïque de phrases.

Chevillard aussi, dont Beigbeder reconnaît la supériorité – à raison.

« Je ne cite personne sauf Marc Aurèle » est suivi, comme de juste, d’une flopée d’autres citations, le zozo dont il est question peut bien se transgresser lui-même, l’effet produit demeure malgré tout qu’on se sent un peu bas du front si l’on peine à le suivre, tout ça fleure bon la rouerie.

Avec ses juxtapositions aérées, Beigbeder affirme s’interroger sur la littérature à l’heure de Twitter, depuis que les écrivains ont perdu le monopole de la phrase bricolée puis publiée.

L’impression qui prédomine est qu’il tente surtout de rester inspiré en étant Frédéric Beigbeder, donc revenu de pas mal de choses, y compris et surtout de Frédéric Beigbeder.

On s’intéresse tout de même au personnage (réel) de Benoît Bartherotte, bâtisseur inlassable d’une digue pour défendre la langue de terre aquitaine qu’on appelle le Cap Ferret.

Ah oui, se rappelle-t-on, avant qu’il soit question de Beigbeder et de ses phrases, le tome 2 d’Un roman français s’ouvrait sur le probable complot de la nature pour éradiquer ce parasite qu’on nomme « l’humanité ».

C’est dramatique, on en conviendra, toutefois le phraseur affirme très vite que son lecteur s’emmerde à nul doute autant que lui. 

Certaines phrases tombent à plat, fracassent des portes ouvertes, clichetonnent comme pas permis, et puis quand Beigbeder se rêve en « dealer de phrases » il surprend un poil moins son monde que ne l’aurait fait Jean d’Ormesson.

Même lorsqu’il aborde son évidente dépression, le parapluie de l’autodérision est grand ouvert, on assiste ainsi à une manière de championnat du monde de chat perché dont il lâche l’air de rien que c’est « terriblement exigeant ».

Surexposer une phrase peut nuire à sa légèreté ; le joli parallèle entre Bartherotte qui jette ses gros cailloux dans l’océan comme lui jette ses mots sur la page blanche prend hélas un peu du bide et du cul.

Mon exemplaire est franchement crade, les pages sont tachées, on est chez Grasset, zut, quoi.

Beigbeder écrit « rab » avec un -e final, ce qu’autorise le Larousse.

À force de phraser, on finit par triompher : « Quoi qu’il arrive dans la vie, à la fin, Claude Lanzmann meurt. »

Tout ça fait quand même beaucoup d’explications pour un voyage Guéthary-Cap Ferret, soit l’essence même du projet.

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Dans le livre 2 « Sur le bord du monde et de la nuit » qui succède à « Phrases », Beigbeder revient sur ses 20 ans, lorsque la vie l’a séparé du Benoît Bartherotte qui quitta Paris à la même époque.

« Partout dans Paris, des sonneries résonnaient dans des salons vides », il faut avouer qu’on a rarement mieux décrit une jeunesse sans téléphones portables.

Le bouquin gagne en densité lorsqu’il se fixe sur un sujet, comme un putain de livre en somme.

Les fêtes furent pour l’auteur un « subterfuge pour cesser d’être invisible ».

Même les gosses de riches ont leurs insécurités, leur grand frère plus charmant qu’eux, leur père qu’ils admirent sans doute trop, leur mère qui les suffoque à force d’amour vrai, leur manuscrit trash au possible écrit sur des cahiers d’écolier qu’ils proposent à un éditeur pour leurs 14 ans.

On goûte la suavité des premiers émois amoureux de Beigbeder avec les filles à Mamans divorcées, aussi délicieusement amoraux – polyamour en Jacadi – que candides (ah, les « nuits sans pénétration » « enlacés comme des chatons »…).

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On n’était pas censés parler des rochers du Cap Ferret ?

Certes les slows d’antan relevaient d’un possible « rituel de domination masculine », mais leur souvenir chez Beigbeder demeure confit dans le regret de toutes les filles qui ne firent pas le premier pas.

Les souvenirs subséquents de froide notation entre copains des coups qu’on a tirés émeuvent déjà moins, c’est le but, quelque chose s’est perdu.

L’enchaînement du fist-fucking sur l’évocation de Victor Hugo surprend un peu.

L’attrait pour le SM et des lectures licencieuses à 10 ans – « des lectures qui font jouir de honte » –, avoués, sont à moitié pardonnés.

« La rupture de mes parents est l’unique cause de la fin du monde », c’est tellement beau qu’on a dû l’écrire 800 fois.

Beigbeder évite avec grâce les procès en vieuxconnerie en reconnaissant la perversité intrinsèque des années qu’il eût pu ripoliner jusqu’au bout, les limites de la révolution sexuelle qui débrida certains élans coupables.

« Rien ne peut rivaliser avec l’orgasme, le reste a cessé de m’intéresser. » Ainsi soit-il.

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C’est moi ou les phrases se rapprochent d’un livre à l’autre, plus qu’un malheureux demi-interligne dans la partie 3 « Un barrage contre l’Atlantique » ?

Beigbeder narre des réminiscences de son amour torrentiel et cyclonique avec Laura Smet, une inédite tentative de triolisme aussi furieusement people que bandante en prime.

Les découvertes simultanées du Cap Ferret et de Bartherotte datent de Laura.

Pieds nus, son ami règne aujourd’hui en patriarche sur la propriété familiale en équilibre précaire au-dessus des eaux, dans une ambiance « entre la Manson family et la Petite maison dans la prairie ».

Il est rigoureusement impossible d’écrire dix fois « Bartherotte » sans faire au moins sept fautes.

Bartherotte a abandonné une vie accomplie de styliste parisien et se bat contre l’Atlantique, enfin plutôt il affirme en accompagner les caprices alors que l’unique ennemi est la vieillesse.

En comparaison, entre dépression et autres pépins d’une santé qui se fendille, son cadet Beigbeder sombre assez facilement.

On peut payer 300 balles par mois pour l’idée de conserver des affaires de sa fille dans un lointain garde-meubles, longtemps après qu’elle est partie ; pour son bien à elle, cela va autant de soi que le déchirement d’un papa réduit à ce genre d’extrêmités.

Beigbeder eut très jeune ses entrées chez le président Mitterrand, dont il a contribué en talent précoce à la réélection avec la rédaction de Globe

Vu de 2022, alors qu’il participe très officiellement au quota de vieux droitards qui parlent sur les radios publiques, sa trajectoire a de quoi amuser.

Le défi sublime de Bartherotte en a fait un formidable personnage de roman à défaut d’être voué à autre chose que l’échec. 

Comme l’humanité face à la nature qui la hait.
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La partie 4 « Échec à la solitude » n’est plus qu’un dense paragraphe écrit depuis la cabane louée à Bartherotte. 

D’un coup très « littéraire », l’auteur commence par surécrire ses descriptions, puis trouve une manière d’équilibre en détaillant un soir d’automne au Cap Ferret.

Tous les soirs y sont différents depuis 40 ans, selon Bartherotte.

« Prenez un nightclubber, fermez les discothèques : vous obtiendrez un ornithologue. »

Beigbeder contemple l’automne naissant de sa vie, sa finitude à lui agrémentée d’un diabète, celle autrement plus imminente de son père solitaire aux prises avec Parkinson.

Il a l’âge de pardonner à ses parents, voire d’enfin les féliciter pour leur « divorce impeccable ».

Le grand enfant redoute leur mort qui vient, comme la fin du monde aussi inexorable que celle du Cap Ferret, et se félicite de n’avoir pas fait le vide autour de lui.

Lire un livre tout entier en un après-midi apaise le chroniqueur qui se croit surmené.

Un commentaire sur “Un barrage contre l’Atlantique, Frédéric Beigbeder

  1. C’est donc le roman de la descente, après plusieurs bouquins où le cynisme pseudo hard sous acide faisait recette. Houellebecq a sifflé la fin… avant tout le monde , comme d’habitude.
    Qui vivra … suivra ?

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