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À dix ans, on gamberge, et le narrateur de Tigres à la dérive sans doute un peu plus que les autres. Son père, patron d’un dojo zen installé sur les bords de Loire, est décédé d’un cancer foudroyant. Sa mère Véra l’entraîne dans le Buenos Aires de ce début d’années 90 afin d’y retrouver Eduardo, son nouveau compagnon, un fameux numéro porté sur la poudre d’escampette, toujours à la poursuite de « femmes, maîtres zen ou les deux ». Ancien disciple du père du gamin, cet Eduardo qualifie le travail de préoccupation bourgeoise ; c’est le cas d’à peu près tout ce qui le contrarie. Pour survivre à ses angoisses, Véra s’accroche à lui comme à la philosophie bouddhiste, avec un discernement approximatif d’adorable paumée, mais reste férocement déterminée à assurer le bien-être de son gamin. Il est hélàs difficile de s’établir durablement à la capitale aux prémices d’une crise économique qui suit la chute de la dictature militaire : Véra et son fils iront poursuivre leur cure d’Argentine dans la douce Rosario chez la soeur d’Eduardo.
Parmi les chés, quelques boludos
Tigres à la dérive aurait tout du plaisant mais convenu catalogue d’impressions touristiques sur le pays du tango et des empañadas s’il n’était porté par une voix bien particulière, celle du môme jamais nommé. Bien qu’il réfléchisse constamment à la mort, hanté par le fantôme paternel, il amuse par son rapport intellectualisé et distancié aux choses, fruit d’une double nécessité de surpenser le monde qui l’entoure : parce que l’Argentine n’est pas la France, et parce que la grande faucheuse y rôde de l’exacte même façon. Il est touchant, ce gamin grave et précis, comme souvent ceux qui durent grandir un peu trop vite. Le style fluide d’un récit au présent lui colle parfaitement, parfois entrecoupé des mots et expressions locaux qu’il s’emploie à expliciter avec son sérieux habituel – ainsi, le boludo ou crétin indigène, voire le ché, le mec, le type, le gars, une dénomination dont Ernesto Guevara usait sans modération.
Après avoir expédié son paquet de petits gâteaux préférés agrémenté d’un maté – cette espèce d’infusion aux herbes locales qui se boit brûlante à l’aide d’une paille en inox -, il commence notre discussion par une question. En réalité, il en connaît déjà les tenants et les aboutissants mais il aime bien rebondir sur mes maladroites tentatives de réponse pour dérouler sa science. C’est son côté ancien prof.
– Qu’est-ce que tu penses des Argentins ?
– Je les aime bien mais pourquoi tout le monde me pose la même question ?
– C’est un problème d’identité. On ne sait pas qui on est. C’est peut-être ça, d’ailleurs, être argentin : se demander qui on est.
Puis Andres a lu un poème de Juan Cortazár qui se termine par « Être argentin, c’est être triste, être argentin, c’est être loin. »
– Je ne vous trouve pas si malheureux.
– Nous sommes d’excellents acteurs.
Au travers du regard de ce jeune protagoniste, une ribambelle de personnages secondaires se trouvent joliment croqués : un boxeur devenu camionneur – l’auteur nourrit une passion pour le pugilisme, sport populaire chez les gauchos –, un prof d’espagnol de Buenos Aires pour qui l’idiome du cru s’apprend via les gros mots et une compréhension adéquate de la suavité de bife, le pendant local de « steak », un artiste contrarié devenu chauffeur de taxi et cossard comme pas permis, un matou dévoreur de foie de veau puis semeur de fientes en altitude ou un retraité qui enseigna la littérature et révère F. Scott Fitzgerald. À propos de l’auteur de Gatsby le magnifique, Nicolas Zeisler glisse parmi les nombreuses découvertes de l’enfant celles de références qu’on imagine chères à ses yeux, tel Jim Harrison et son rapport au temps si argentin, Jacques Brel ou l’Italien Emilio Salgari, auteur des aventures du pirate Sandokan.
Un mélange paradoxal de fatalisme et d’insouciance
Le gros de l’apprentissage du gamin a bien sûr trait à la culture et la géographie de sa terre d’adoption, cette Argentine qu’on a pu dire bénie des dieux, eldorado des migrants européens au début du siècle dernier dont le bel élan se grippe peu à peu. C’est le temps des mandats présidentiels de Carlos Menem, des privatisations tous azimuts et de la « dolarisation » de l’économie locale. Le lecteur peut douter du succès des rationalisations évoquées en arrière-plan à mesure qu’il se familiarise avec l’âme argentine, son mélange paradoxal de fatalisme et d’insouciance, son élégance particulière tout en langueur et bavardages, son goût des longues heures que l’on savoure à la terrasse des cafés à l’ancienne.
Pendant qu’Eduardo ronfle à l’arrière, Luis nous raconte comment il est arrivé à Rosario. Il est né à Comodoro Rivadavia, Patagonie, une ville pétrolière située mille six cents kilomètres plus au sud. Des hommes en grande majorité, des bordels et un vent qui rend fou. À dix-huit ans, il noircissait carnet sur carnet en se promenant dans les rues de sa ville natale. Des dessins joyeux qui ne recueillaient que des froncements de sourcils. Sa bonne humeur faisait tache dans le décor. Parfois, il gobait une pastille qui lui faisait voir la vie de toutes les couleurs, le temps d’un week-end. Ce samedi-là, son fournisseur avait sans doute trop forcé sur la dose. Luis a retrouvé ses esprits quelques jours plus tard à Rosario. Et il est resté.
– On n’y est pas plus mal qu’ailleurs.
Puis il est monté dans son taxi parce qu’il faut bien vivre. Voilà pour son histoire.
Ici, on s’autorise la sieste, on s’obsède pour le vocaliste et Toulousain de naissance Carlos Gardel, on engloutit la viande saignante au kilo et le football s’avère bien plus qu’une affaire de vie ou de mort, s’il était vraiment permis de paraphraser ainsi l’ex-manager du FC Liverpool Bill Shankly alors que l’Argentine se remet à peine de la déroute des Malouines, fatale au régime du général Videla. Dans Tigres à la dérive, on ne s’attarde pas exagérément sur la fétichisation du Pibe de oro, le dieu Diego Maradona : l’installation de la famille recomposée à Rosario est plutôt l’occasion de revenir sur les premiers exploits du coach Marcelo Bielsa si cher au coeur des Marseillais, comme de rappeler qu’une fameuse recrue argentine récente du PSG y fit ses premiers pas de footballeur…
Le vrai bois dont les adultes sont faits
Il sera aussi question des mille et un éléments signifiants à décrypter dans le rituel du maté, et d’une foultitude d’autres choses encore. Dans cette Argentine où l’on tient toujours le pays de Giscard et Mitterrand en haute estime, comme le reflète le lycée français ou le protagoniste croise les rejetons de la bonne société buenos-airienne, l’intégration des nouveaux arrivants étonne par sa rapidité : du fait de sa jeunesse, le pays appartient autant aux ouvriers de la onzième heure qu’à ceux de la première. Notre héros fait l’apprentissage de l’insaisissable identité argentine en même temps qu’il entraperçoit le vrai bois dont les adultes sont faits. Lui qui doit désormais vivre en connaissant la finitude de l’existence constate de quelle manière les grands s’en accommodent : ils choisissent souvent, de manière résolue, l’authentique absence de sagesse qui permettra de l’oublier.
L’été dernier, Luis est parti en vacances en Uruguay et il a été bouleversé par le papier d’un journaliste local. Celui-ci considère que Diego porte une croix, celle d’être Maradona. Une croix qui en fait la star de toutes les fêtes, le bébé de tous les baptêmes, le macchabée de tous les enterrements. Il décrit Diego comme un Dieu débraillé. Un Dieu trop humain qui incarne toutes les faiblesses des hommes. Un Dieu coureur, menteur, fourbe, alcoolo et drogué. Un Dieu invraisemblable mais un Dieu quand même.
– Ça fait beaucoup pour un seul homme, j’ai dit.
– Trop, a répondu Luis. On lui demande de combler nos vies à moitié vides et il a la délicatesse de tomber régulièrement de son piédestal. On devrait lui être reconnaissant de ménager ainsi notre orgueil.
L’Argentine en équilibre précaire de Tigres à la dérive n’est pas un paradis, mais un refuge où la contemplation permet de trouver dans l’instant présent les remèdes que croyances et idéologies échouent à prodiguer aux âmes contusionnées. De tels abris se font rares ailleurs que dans les livres. C’est dire s’il faut faire connaître et savourer les premiers romans qui perpétuent ce genre de bienfaits.